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La question de savoir à quelles réalités fait référence la conformité à la constitution appelle deux réponses. Premièrement, les stoïciens fournissent de nombreux exemples typiques, souvent les mêmes, de réalités conformes ou contraires à la nature. Diogène Laërce parle de réalités telles que « la vie (ζωή), la santé (ὑγίεια), le plaisir (ἡδονή)1, la beauté (κάλλος), la force (ἰσχύς), la richesse

(πλοῦτος), la bonne renommée (εὐδοξία)2, la naissance (εὐγένεια) »3 et leurs contraires. Mais cette

liste associe des éléments que les stoïciens ne mettent pas tous et pas toujours sur le même plan. Deux distinctions se font jour, qui reprennent certains des critères de division des biens et des maux : on distingue les « préférables » et les « dépréférables » selon qu’ils selon qu’ils doivent être pris pour eux mêmes (καθ’ αὑτά ou δι’ αὑτὰ /per se), pour autre chose (δι’ ἕτερα ou ποιητικά /aliquid efficiunt), pour eux-mêmes et pour autre chose (δι’ αὑτὰ καὶ δι’ ἕτερα/utrumque) et selon qu’ils se rapportent à l’âme, au corps ou aux réalités extérieures4 – les stoïciens retrouvant là une répartitions classique

devenue un lieu commun5 – comme l’indique le tableau ci-dessous.

type de critè re

Stobée Diogène Laërce Cicéron

dom âme εὐφυίαν, εὐφυΐαν, τέχνην, προκοπὴν καὶ τὰ

1 La présence du plaisir dans cette liste est plus qu’étonnante dans le cadre d’un exposé de la doctrine stoïcienne. Tout

aussi étonnante est donc la précision du paragraphe 104 qui souligne que le plaisir « non plus » n’est pas un bien alors que pour un stoïcien, ce serait la première des choses à ne pas devoir être considéré comme un bien. Une solution consisterait à comprendre que Diogène fait ici référence à cette sorte de plaisir défini en VII, 86 comme ἐπιγένημα et qui concerne aussi la plante, autrement dit un sentiment de plénitude à l’occasion de l’accomplissement d’une fonction propre et non pas un type d’activité caractéristique. A propos du plaisir dans la pensée stoïcienne, voir R. P. Haynes, « The Theory of pleasure in the Old Stoa », American Journal of Philosophy 83, 1962, p. 412-419.

2 Le sens est clair mais εὐδοξία est une correction des éditeurs, notamment H. S. Long, pour δόξα et généralement reprise

ensuite. Εὐδοξία s’opposerait mieux en effet à ἀδοξία dans les lignes qui suivent et Cicéron, De fin., III, xvii, 57 parle de fama en renvoyant expressément à εὐδοξία. On remarquera néanmoins que δόξα est employée dans les listes parallèles en VII, 104 et 106.

3 DL VII, 102 = SVF III, 117. Traduction R. Goulet. Voir également Stobée, Eclog., II, 7. 7a, t. II, p. 79, 20-80, 1 W = en

partie SVF III, 140. Κατὰ φύσιν μὲν οὖν τὰ τοιαῦτα· ὑγίειαν, ἰσχύν, αἰσθητηρίων ἀρτιότητα, καὶ τὰ παραπλήσια τούτοις. Cette liste associe des éléments qui sont distingués plus loin, DL VII, 107, selon qu’ils sont choisis pour eux-mêmes (talent naturel, progrès), pour autre chose (richesse, bonne naissance), pour eux-mêmes et pour autre chose (force, sensibilité, habileté). Voir également Stobée, Eclog., II, 7. 7 e, t. II, p. 82, 21-83, 1 W qui distingue entre des choses qui doivent être prises « pour elles-mêmes » (καθ’ αὑτὰ) et d’autres « pour autre chose » (δι’ ἕτερα, ποητικά), Cicéron ne fait pas une telle distinction au § 20 puisque Caton affirme que les choses conformes à la nature doivent être prises « pour elles-mêmes », mais elle intervient au § 57 dans le cadre de l’évolution du statut de la bonne renommée. Cf. note ci-dessus. Resterait à classer les divers éléments de notre liste dans ces trois catégories.

4 Stobée, Eclog., II, 7, 7b, t. II, p. 80, 22-81, 6 et 7-10 = SVF III, 136 pour les ἀποπροηγμένα ; DL VII, 106 = SVF III, 127. 5 On retrouve cette tripartition qui aura une immense postérité en République, IX, 580c-581e ; dans les Lois, IV, 717b-c,

V, 728a-d et 743d-e. J.-F. Pradeau parle à propos d’Alcibiade 127e-130c, introduction, p. 65-70 d’une « anthropologie triple ». Il souligne le lien entre la distinction tripartite des biens (de l’âme, du corps, extérieurs), qui sont trois domaines des affaires humaines et des techniques distinctes, en se référant notamment à Gorgias, 478a-b. On retrouverait une distinction similaire associée à l’idée de style de vie dans Aristote, EN, I, 3, 1095b15-1096a10.

aine d’ap plica tion προκοπήν, μνήμην, ὀξύτητα διανοίας, ἕξιν καθ’ ἣν ἐπίμονοί εἰσιν ἐπὶ τῶν καθηκόντων καὶ τέχνας ὅσαι δύνανται συνεργεῖν ἐπιπλεῖον πρὸς τὸν κατὰ φύσιν βίον ὅμοια corps ὑγίειαν, εὐαισθησίαν καὶ τὰ παραπλήσια τούτοις ζωήν, ὑγίειαν, ῥώμην, εὐεξίαν, ἀρτιότητα, κάλλος καὶ τὰ παραπλήσια réalités extérieures γονεῖς, τέκνα, κτῆσιν σύμμετρον, ἀποδοχὴν παρὰ ἀνθρώπων πλοῦτον, δόξαν, εὐγένειαν καὶ τὰ ὅμοια différence de formulation τὰ μὲν καθ' αὑτά, τὰ δὲ ποιητικά1· / Τῶν δὲ <κατὰ φύσιν> τὰ μὲν <καθ’ αὑτὰ ληπτὰ> εἶναι, τὰ δὲ <δι’ ἕτερα2. Ἔτι τῶν προηγμένων τὰ μὲν δι’ αὑτὰ προῆκται, τὰ δὲ δι’ ἕτερα, τὰ δὲ καὶ δι’ αὑτὰ καὶ δι’ ἕτερα3

Quae praeposita, partim sunt per se, partim quod aliquid efficiunt, partim utrumque.

préférable pour soi ὑγίειαν, εὐαισθησίαν, ἀπονίαν καὶ κάλλος σώματος

εὐφυΐα, προκοπὴ καὶ τὰ ὅμοια Quidam habitus oris et uultus, status, motus4

préférable pour autre chose

<Ποιητικὰ> <δὲ>, τοις ὅμοια

πλοῦτος, εὐγένεια καὶ τὰ ὅμοια pecunia.

préférable pour soi et pour autre chose

ἰσχύς, εὐαισθησία, ἀρτιότης integri sensus, bona ualetudo.

1 Stobée, Eclog., ΙΙ, 7. 7b, t. II, p. 80, 15-16 W = SVF III, 133

2 Stobée, Eclog., II, 7. 7e, t. II, p. 82, 21-83, 1 W ; DL VII, 107 = en partie SVF III, 135. 3 DL VII, 107 en partie SVF III, 135.

Ces répartitions nous donnent plusieurs renseignements. Premièrement, la conformité à la nature n’implique aucune restriction à des éléments susceptibles d’assurer une survie biologique, comme en témoigne la pertinence de la notion de « préférable » à l’égard d’éléments relatifs à l’âme. Et pour cause puisque la constitution humaine se caractérise par sa raison, ce qui, pour les stoïciens appelle un certain mode de vie, un comportement fondé sur la raison, un comportement social au sens fort du terme qui requiert précisément la raison, celle-ci impliquant, réciproquement, un comportement social. À l’inverse, il n’est pas inutile de rappeler que les stoïciens ne négligent

nullement le corps, pas plus que les avantages extérieurs1. Ensuite, ces répartitions (μέρισμα)

subsidiaires nous permettent cette fois moins d’identifier des types de réalités que de hiérarchiser les réalité identifiées comme « préférables » et « dépréférables ». Les préférables « par soi » sont supérieurs aux autres qui le sont en vue d’autre chose et les préférables relatifs à l’âme sont supérieurs

à ceux relatifs aux corps et aux biens extérieurs2. Les deux divisions se recoupent dans une certaine

mesure puisque les préférables relatifs à l’âme sont toujours considérés comme préférables par eux- mêmes, tandis que ceux relatifs à l’extérieur ne le sont que par rapport à autre chose, les biens du corps, étant considérés par Diogène et par Cicéron comme préférables pour soi et pour autre chose et par Stobée comme à prendre par soi. On retiendra donc une hiérarchie qui place les éléments relatifs à l’âme au sommet et les éléments extérieurs en dernière position et n’étant pas préférables

pour eux-mêmes3.

Dans la liste de Diogène Laërce que nous citions, les cinq premiers items sont des « préférables » relatifs au corps et ils sont préférables « pour soi et pour autre chose » d’après la classification de Diogène et celle de Cicéron, « à prendre pour soi » d’après Stobée. Les trois derniers items sont des avantages extérieurs ; richesse et bonne naissance apparaissent préférables uniquement parce qu’ils peuvent nous procurer autre chose. Autrement dit, ils ont moins de valeur que les cinq premiers items. Le cas de la renommée est intéressant en ce qu’il permet de prendre en compte la labilité, parfois, de cette classification. Si la répartition en fonction des domaines ne pose pas problème, en revanche, le fait de savoir si les éléments extérieurs – et lesquels – doivent être

1 Voir le témoignage de Posidonius, d’après Athénée, Deipnosophistes VI, 233b = SVF I, 239 qui affirme que Zénon

admettait un certain usage de l’argent et de l’or, à condition qu’il soit juste et qu’il n’entraîne pas de fascination. Pour une analyse de ce texte, cf. T. Bénatouïl, Faire usage, op. cit., p. 240-244.

2 Stobée, Eclog., II, 7, 7b, t. II, p. 81, 19-82, 4 = SVF III, 136.

3 Sur la distinction entre deux types de préférables, voir T. Bénatouïl, « La vertu, le bonheur et la nature », Lire les

Stoïciens, 2009, p. 99-114 : « Seule la santé, l’intégrité corporelle, l’absence de douleur et la beauté sont considérées par les stoïciens comme des choses naturelles à sélectionner pour elles-mêmes, les ressources extérieures comme la richesse ou la bonne réputation n’ayant de valeur et n’étant sélectionnées que dans la mesure où elles contribuent à nous faire obtenir les premières » (p. 113).

préférés et doivent l’être pour eux-mêmes ou pas n’est pas aussi évident. D’après Cicéron1, l’εὐδοξία

est considérée au départ par Chrysippe et par Diogène de Babylone comme quelque chose qui ne vaut que par son intérêt, autrement dit pour autre chose qu’elle-même et « qui ne vaudrait pas la

peine que pour elle on n’avançât le petit doigt ». En revanche, en réponse aux objections de

Carnéade, leurs successeurs, notamment Antipater de Tarse, « ont dit que ce que j’ai appelé bonne renommée est une chose qui par elle-même et pour elle-même doit être préférée et adoptée ».

De ces préférables, on rapprocherait volontiers les καθήκοντα au sens strict2, traduit par

officia en latin et qui font référence à des actes conformes à la nature humaine, sans pour autant être des biens ni des maux, des « convenables moyens », convenables au sens strict du terme par distinction d’avec les « actions droites » (κατορθώματα).

Puisque dans ce qui n’est ni parmi les vertus ni parmi les vices, il existe pourtant quelque chose qui peut avoir ses avantages, ce quelque chose ne doit pas être sacrifié. Or du même genre il existe aussi une certaine façon d’agir (actio quaedam), qui est précisément telle que ce soit une des façons d’agir et de faire réclamées par la raison (ut ratio postulet agere aliquid

et facere eorum).Or ce qui a été accompli en vertu de la raison, voilà ce que nous appelons

un devoir (officium)3

Ce sont des actes qui caractérisent un comportement humain. Le convenable au sens strict est cantonné dans une sphère non morale qui n’exclut pourtant pas, bien au contraire, un comportement rationnel et social au sens fort du terme. Diogène Laërce donne comme exemple de

convenable le fait d’honorer ses parents, ses frères, sa patrie4. En témoignent également les extraits

d’un traité de Stobée Sur les convenables (Περὶ τῶν καθήκοντων), qui concerne ce qu’il faut faire

1 Cicéron, De fin., III, xvii, 57. Traductions J. Martha.

2 Cette restriction s’explique dans la mesure où le convenable qui correspond à l’acte approprié à la nature de l’homme va

jusqu’à rejoindre la catégorie du précieux moral. Agir vertueusement est en effet considéré comme un convenable d’une certaine sorte, un convenable parfait, « qu’il convient toujours d’accomplir » (DL VII, 109) et qui équivaudrait à ce que les stoïciens appellent une action droite (κατόρθωμα). Aussi pourrait-on dire que le καθῆκον est, dans une certaine mesure, transversal, au même titre que la notion d’ἀξία puisqu’elle va du non moral au moral, tandis que le préférable est strictement cantonné dans une sphère non morale qui n’exclut pourtant pas un comportement rationnel et social au sens fort du terme, qui implique précisément la raison. Ce sont des convenables « moyens » dont nous aurons à montrer qu’ils ne conviennent pas toujours, de la même manière que les préférables ne doivent pas toujours être sélectionnés.

3 Cicéron, De fin., III, xvii, 58. Quoniamque in iis rebus quae neque in uirtutibus sunt neque in uitiis est tamen quiddam

quod usui possit esse, tollendum id non est. Est autem eius generis actio quoque quaedam, et quidem talis, ut ratio postulet agere aliquid et facere eorum ; quod autem ratione actum est, id officium appellamus. Traduction J. Martha. Le paragraphe 58 qui traite des officia fait suite aux paragraphes qui traitent des préférables et en rend compte dans des termes similaires. Diogène Laërce place également son développement sur les καθήκοντα juste après le traitement des προηγμένα. En revanche, Stobée aborde un autre aspect du convenable. Il s’intéresse moins aux actes qui effectivement conviennent qu’au lien entre impulsion et convenance, ce que nous avons envisagé au cours du premier chapitre.

(χρηστέον) à propos des dieux1, de la patrie2, des parents3, d’autrui en général4, des proches5, ainsi que

des extraits6 Sur le mariage (Περὶ γάμου)7 et Sur l’économique (Οἰκονομικός)8.

Aussi nous semble-t-il possible d’apporter une seconde réponse à la question de savoir à quoi l’on fait référence en parlant de réalités conformes ou contraires à la nature de l’homme. On fait certes référence à des réalités particulières, mais celles-ci dessinent un certain type d’homme. Réciproquement, c’est plus fondamentalement à cette nature humaine que l’on fait référence en se demandant quelles réalités sont « préférables » ou ne le sont pas. La question de la nature à laquelle se mesure la valeur des choses que l’on considère comme préférables ou convenable se trouve illustrée par un certain nombre de réalités, et, réciproquement, fait signe vers une certaine nature humaine dont elle permet d’esquisser le portrait. Il serait possible en effet de développer sur la constitution humaine qui fonctionne comme critère à partir des divers objets déterminés comme préférables/à rejeter et des diverses actions considérées comme « convenables », autrement dit « à accomplir ». La piété filiale, le patriotisme, la conjugalité, la propreté sont des comportements caractéristiques de

l’humain9. Les stoïciens admettent également une anthropologie qui donne sans aucune hésitation la

préséance à l’âme et nous aurons à montrer que les choses sont encore plus radicales.