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3 3 1 Règle de non confusion entre deux états de la valeur

Une première question consiste à montrer en quoi la reformulation problématisée de l’axiologie permet de préciser ce qu’il convient d’entendre par jugement conforme à la valeur. Les stoïciens insistent, nous l’avons dit dans la première section, sur la distinction entre des biens et des « préférables », en précisant que rien n’est bien hormis la vertu et ce qui en relève. Autrement dit, on insiste sur la distinction entre deux types de valeurs : des valeurs morales et des valeurs non morales. De cette formulation, il nous semble possible de déduire une spécification quant à la conformité du jugement à la valeur. Cette conformité prendrait la forme spécifique d’une règle de non confusion entre deux types de précieux, moral et non moral, entre deux types de valeurs, entre des réalités qui relèvent de la vertu et des réalités qui n’en relèvent pas. Il s’agit de ne pas prendre pour des biens, les réalités que sont la vie et la santé – et encore moins la richesse et la bonne renommée. Cela revient à ne pas les considérer comme absolument désirables ou à rejeter et, si l’on

reformule de manière positive, à toujours agir « avec réserve » (μεθ’ ὑπεξαιρέσεως)1 en la matière, une

injonction qui ne prendra sens qu’une fois établie la deuxième règle du jugement. Il s’agit, réciproquement, de ne pas subordonner à quoi que ce soit l’activité vertueuse. Elle seule doit avoir la priorité.

Aussi pourrait-on dire que cette règle de non confusion – qui est la formulation concrète du jugement conforme à la valeur – prend en compte la réalité psychique des agents. Nous envisagions dans la section précédente le caractère paradoxal de cette distinction entre des biens et des « préférables » dans la mesure où cela revient à exclure de la définition du bien et par conséquent de la participation aux conditions du bonheur, des éléments que l’on a toujours considérés comme des

1 Voir à ce sujet l’excellent article de J. Brunschwig, « De la réserve au renversement », dans G. Romeyer-Dherbey et J.-

B. Gourinat, Les stoïciens, Paris, Vrin, 2005, p. 357-380, ainsi que le corpus qu’il établit, en citant entre autre Épictète, Diss. II, 6, 9 (qui renvoie à Chrysippe), Man., 2 ; Marc Aurèle, P. IV, 1 (qui cite Épictète), V, 20 ; VI, 50 ; Sénèque, Benef., IV, 34, DTA., XIII, 2-3 et Stobée, II, 7. 11s, t. II, p. 115, 5-9 W = SVF III, 564.

biens, fussent-ils moindres, et comme associés à la vie heureuse. L’axiologie stoïcienne, quand on en tire les conséquences qui s’imposent, est paradoxale mais, réciproquement, on peut considérer la règle de non confusion comme la prise en compte d’une manière commune et courante de se rapporter au monde, dont il s’agit précisément de se défaire. Restera à savoir pourquoi. La règle du jugement insiste sur le point qui pose problème, sur le point qui n’est précisément pas évident pour la plupart des gens.

Dans cette perspective, on comprend qu’il n’y a pas lieu d’insister sur la distinction qui se fonde sur la polarisation – entre bien et mal, entre « préférables » et « dépréférables ». Personne ne se trompe effet ne se trompe sur la polarité des choses. À propos de la dernière distinction entre

« préférables » et « dépréférables », il n’existe pas de cas où, dans un contexte favorable1, la maladie

est préférée à la santé, où la peine est préférée au plaisir. Si, dans certaines circonstances ces options sont choisies – ce que nous allons préciser par la suite à propos de la seconde règle du jugement que nous envisageons – ce choix est précisément considéré comme contraire à ce que l’on aurait fait « en temps normal » et que l’on fait « la plupart du temps », les choses ainsi sélectionnées ne sont pas des « préférables », même si, de fait, elles se trouvent préférées. D’où l’enjeu d’une traduction de προηγμένα par « préférables » et non par « préférés » comme c’est parfois – et parfois à juste titre –

le cas2. Ce sont des « dépréférables » qui sont exceptionnellement sélectionnés. Diogène Laërce3

évoque en effet le fait de s’estropier soi-même ou de se débarasser de ses richesses, autrement dit, des choses considérées expressément comme « dépréférables », à savoir la maladie ou la faiblesse et la pauvreté puisqu’elles sont contraires à la conservation d’une vie, et notamment d’une vie humaine dans le cas de la richesse. Bien juger consiste moins à éviter la confusion entre des « préférables » et des « dépréférables », qu’à distinguer les biens des « préférables » et, dans une certaine mesure entre les véritables « préférables » et des choses qui sont seulement en rapport avec les « préférables » dans la mesure où elles permettent de les obtenir, par exemple la richesse et la bonne

renommée4. La règle de non confusion ne porte pas sur la polarité, évidente, mais sur la

hiérarchisation du précieux – et par analogie – du vil.

1 Nous allons revenir sur ce point plus bas. 2 Cf. LS p. 416, note 3.

3 DL VII, 109 = SVF III, 496. Précisons néanmoins que le propos de Diogène Laërce porte sur les καθήκοντα et non sur

les προηγμένα, mais nous avons souligné dans le chapitre précédent, le lien entre ces deux notions. Nous revenons en détail sur ce passage dans la section suivante.

De la même manière, que les stoïciens n’insistent pas sur la distinction entre des biens et des maux, pourrait encore une fois s’expliquer par l’évidence de cette distinction pour tous. Ce n’est pas la confusion du bien avec le mal qui cause la passion, mais la confusion du « préférable » avec un bien et du dépréférable avec un mal. On prend à tort certains éléments du réel pour des biens ou pour des maux. La question des biens et des maux est cependant plus complexe. En effet, le bien et le mal relèvent de la vertu et du vice qui se définissent par une capacité à bien sélectionner, qui implique au préalable de ne pas confondre entre deux types de précieux. Autrement dit, il faut comprendre le bien et le mal comme des qualités d’âme qui résultent d’une bonne sélection, laquelle implique, au préalable et entre autres, la non confusion entre deux types de précieux. En effet, le mal, qui n’est autre chose qu’une disposition de l’âme, un défaut dans l’âme qui se déploie sous les espèces de la passion, consisterait précisément à confondre deux types de précieux ou deux types de vil. La distinction entre des biens et des « préférables » est le principal écueil. C’est en cela que consiste le jugement erroné, notamment caractéristique de la passion qui est un véritable mal, autrement dit un

vice1. La distinction entre du bien et du mal est non seulement intuitive au niveau des notions, mais

elle est surtout indisponible comme objet en dehors d’une pratique d’évaluation qui, précisément, sait distinguer entre deux types de précieux. On comprend dès lors que la distinction entre bien et mal ne peut pas être l’objet d’une règle du jugement puisqu’elle résulte précisément de la distinction salutaire entre du moral et du non moral.

À l’axiologie bipartite qui insiste sur la distinction entre des biens et des « préférables »

correspondrait donc une règle de non confusion qui porte sur le statut du précieux2. Les stoïciens

n’insistent pas sur la polarité parce qu’elle est admise et évidente d’une part et, d’autre part, dans le

1 Voir chapitre précédent et la référence à Cicéron, Tusc., IV, xv, 34.

2 Soulignons également la priorité accordée à la branche positive – distinction entre des biens et des « préférables » – et

la branche négative – distinction entre des maux et des « dépréférables ». La distinction entre mal et « dépréférable », est l’exact correspondant négatif de la distinction entre bien et « préférable » mais les exposés relatifs à l’ancien stoïcisme insistent peu sur ce point, cette distinction étant présentée comme l’analogue de la branche positive , exception – notable – faite pour le traitement cicéronien de la douleur et du chagrin aux livres II et III des Tusculanes. Le relatif silence à l’égard de cette branche négative assure un indéniable primat de la branche positive, ce que viendrait renforcer la disproportion, au profit du bien, de l’exposé sur les biens et les maux chez Stobée aussi bien que chez Diogène Laërce. Cette dissymétrie entre la branche positive et la branche négative est propre aux anciens stoïciens et elle mériterait d’être davantage interrogée, mais nous ne nous livrerons pas à un tel examen qui excède les limites de notre recherche. Épictète et Marc Aurèle insistent en revanche sur la confusion entre maux et « dépréférables ». Nombre de diatribes sont consacrées à montrer que « ce n’est pas un mal ». Mieux, les stoïciens romains innovent par rapport aux premiers stoïciens en affirmant que ce que l’on considère à tort comme des maux, non seulement n’en sont pas mais qu’ils peuvent, dans une certaine mesure être considérés comme des biens. Voir par exemple Épictète, Diss., III, 20 et Marc Aurèle, P, XII, 23, 5 et dans une certaine mesure IX, 3, 8. Cf. à ce propos les dernières pages de J. Brunschwig, « De la réserve au renversement », art. cit. Nous y reviendrons dans les chapitres de la deuxième partie consacrée à la réappropriation romaine de l’axiologie de l’ancien stoïcisme.

cas des biens et des maux, parce qu’elle n’est pas un objet disponible immédiatement. L’axiologie stoïcienne est certes paradoxale mais, réciproquement, elle trouve un fondement et une raison au niveau des règles du jugement. Aussi commence-t-on à entrevoir la portée stratégique de l’axiologie stoïcienne, une thèse que nous défendrons au cours du chapitre suivant.

Réciproquement, la reformulation problématisée de l’axiologie nous permet de préciser les modalités d’un jugement κατ’ ἀξίαν. Il s’agit de ne pas confondre entre deux types de précieux. La règle du jugement permet de ne pas prendre des vessies pour des lanternes et d’éviter ainsi de sombrer dans la passion et donc d’« obtenir » ou d’ « atteindre » le seul mal véritable, à savoir le vice. On ne se comportera pas de manière inconditionnelle à l’égard des éléments qui ne ressortissent pas à la vertu et au vice en les recherchant absolument ou en les fuyant absolument. On agira « avec réserve » (μεθ’ ὑπεξαιρέσεως) dans la sélection des « préférables » et dans le rejet des « dépréférables ». En effet, dans la mesure où, nous l’avons rappelé, le seul bien que l’individu peut atteindre, son bien, sa vertu, ne se conquiert que dans l’attitude à l’égard des réalités conforme ou contraires à la nature, l’essentiel est bien de savoir comment se rapporter à ces réalités : en ne confondant pas ces réalités non morales avec des réalités morales d’une part, ce qui implique d’autre par, une manière d’agir conditionnelle. La question serait alors de savoir si cela fonde de manière suffisante un principe d’action. L’attitude conditionnelle répond à la question « comment dois-je agir ? ». La règle de non confusion donne un principe d’action qui concerne les modalités de l’action, mais implique-t-elle un principe d’action ? Autrement dit, de ce que j’identifie telle chose comme « préférable », suis-je fondée à le sélectionner – fût-ce de manière conditionnelle – pour cette seule raison ? Autrement dit, l’axiologie est-elle contraignante et fonde-t-elle, à elle seule, une norme positive d’action ? La règle de non confusion détermine des modalités d’action, elle ne détermine aucun principe positif d’action. Mieux, elle n’est qu’un aspect de la régulation d’une pratique d’évaluation dont nous devons aborder le second aspect.