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2 3 Réciproquement, un processus éthiquement qualifié qui permet de faire du jugement l’argument d’une reconnaissance par ses pairs

6 SVF III, 25.

7 Voir à ce propos J. Mansfeld, « The Stoic cardinal Virtues at Diog. Laert. VII, 92 », Mnemosyne 42, 1989, p. 88-89 qui

signale des lacunes possibles et une dittographie.

8 Pour une analyse spécifique de cette vertu et son rapport avec la conception aristotélicienne, P. Aubenque, La prudence

chez Aristote, Paris, PUF, et tout particulièrement l’appendice 2 intitulé « La ‘phronésis’ chez les stoïciens ». Pour une analyse comparée, D. Lauries, D. Le sens commun et le jugement du phronimos : Aristote et les stoïciens, 1998, Éditions Peeters.

καὶ κακῶν καὶ οὐδετέρων)1, retrouvant la formule qui rendait compte de la division axiologique des

êtres que nous avons envisagée plus haut en commençant ce chapitre. Le fait de savoir sélectionner détermine la qualité de l’individu – sa vertu, le fait pour lui d’atteindre son τέλος – et

réciproquement cette opération sélective relève d’une compétence axiologique plus générale qui

implique la quadripartition qui nous occupe depuis le début de ce chapitre.

Si le jugement est éthiquement qualifié et manifeste une certaine qualité d’âme, réciproquement, celle-ci réside exclusivement dans une activité judicative qui s’exprime dans une pratique qui relève de la sélection, de l’attribution ou dans un comportement qui relève de la passion ou de l’absence de passion. Le jugement assume donc un rôle de signe mais, plus fondamentalement, il joue un rôle constituant pour le personnage éthique de l’individu. L’individu vaut (ἄξιος) « à proportion » des choses qu’il estime importantes. L’individu mesure toutes choses et cette opération d’évaluation apparaît comme la mesure de l’individu. La valeur de l’individu se formule dans les termes du jugement et non dans les termes de la possession ou de l’action. La valeur de l’individu ne dépend pas de ses richesses ou de ses exploits ; elle n’est pas non plus simplement rattachée à la qualité d’une âme juste, vertueuse. Elle dépend du jugement de valeur que l’individu porte sur le monde et sur les choses. En ce sens, nous avons affaire à une rupture conceptuelle manifeste, ou plus sobrement à la radicalisation d’une rupture opérée avec les penseurs classiques. En effet, il ne s’agit plus seulement de dire que la valeur de l’individu ne réside pas dans ses possessions ou dans ses actes

– comme c’est le cas dans les sociétés dites, à juste titre, « de face à face »2, des sociétés archaïques

caractérisées par l’honneur et par la honte3 mais également les sociétés hellénistiques et romaines

caractérisées par la prolifération du luxe et l’usage de la théâtralisation4 – en déplaçant dans l’âme et

1 Chrysippe, d’après Andronicos, Des passions, II, chap. 2, 1, 1-4, (p. 19 Schuchardt) = SVF III, 266. Voir également DL

VII, 92.

2 Nous empruntons l’expression à J.-P. Vernant qui l’utilise notamment dans L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et

l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996.

3 Les travaux de B. Williams Shame and Necessity, édition avec un supplément d’A. A. Long, Berkeley, University Press of

California, 2008 (1993) et d’A. Adkins Merit and Responsability, Oxford, Clarendon Press, 1960 sont à cet égard très importants. Même s’ils s’avèrent parfois un peu éloignés des textes ou datés, ils demeurent extrêmement stimulants.

4 L’expression est généralement réservée aux sociétés archaïques. Mais elle nous semble pouvoir s’appliquer aussi aux

sociétés hellénistiques et romaines dans la mesure où, parallèlement à ce que l’on a appelé un mouvement d’intériorisation et de « souci de soi », on assiste à un développement du luxe et des phénomènes de théâtralisation qui accompagnent une mutation, à l’époque hellénistique, dans le rapport que l’on entretient avec les « œuvres » : elles se détachent très souvent de leur fonction, pratique ou plus généralement religieuse. A propos du luxe, voir Sénèque, Ep. Mor., 115. Tableaux et statues se confondent avec l’art décoratif ou le souci vestimentaire, dans une même recherche exacerbée du luxe. Le fait que certaines œuvres publiques deviennent privées en participe. Voir à ce sujet J. J. Pollitt, Oxford Dictionnary, s. v. « art ». A propos de la théâtralisation, je m’appuie sur la thèse de A. Chianotis, exposée dans l’article « Theatrality Beyond the Theater. Staging Public Life in the Hellenistic World », dans B. Le Guen (éd.), De la

dans sa vertu la qualité de l’individu – ce qui caractérise la rupture classique1 – mais de dire qu’elle

réside dans le jugement de valeur effectif et concret qu’il porte sur le monde à chaque instant. On ne saurait mieux dire la place centrale que les stoïciens accordent au jugement. La qualité de l’individu – qui s’exprime aussi en terme de « valeur » (on parle quelqu’un de τίμιον, d’ἄξιος et surtout de

quelqu’un d’ἄξιος τιμῆς2) – dépend du jugement qu’il porte sur le réel ou plutôt de la manière dont il

évalue le réel3.

L’évaluation que porte chacun est éthiquement qualifiée et cette qualification éthique est sanctionné par autrui dans le cadre de l’éloge et du blâme, en précisant que seul celui qui connaît et respecte les partages du réel, seul celui qui déjà juge correctement est capable de se prononcer sur la correction ou l’incorrection du jugement d’autrui. Encore une fois, ce jugement relève d’un examen de conformité entre deux propositions, celle de celui qui évalue et celle de celui qui est évalué. En d’autres termes, seul le philosophe et celui que les stoïciens appellent le sage sont capables d’évaluer la

correction d’un jugement et par suite la qualité éthique d’un individu – sa valeur4.

De la même manière que seul un petit nombre juge correctement le monde, de même seul un petit nombre est capable de porter un jugement correct sur autrui. Le jugement à propos du monde est une capacité anthropologique fondamentale disponible – et exigible – pour tout homme. L’évaluation d’autrui se trouve aussi réservée en droit à tous, mais on comprend qu’elle implique cette maîtrise préalable des partages du réel, attendue mais rarement mise en œuvre. Cela implique également d’être capable d’évaluer à son juste niveau l’individu, c’est-à-dire en considérant les jugements qui président à ses actes et non les actes eux-mêmes.

scène aux gradins, p. 219-259. Il défend l’idée d’une théâtralisation réelle et omniprésente de la vie publique comme fait caractéristique de l’époque hellénistique et sans précédent avec ce qui avait cours jusqu’alors. Sur l’ensemble de ces aspects, nous nous permettons de renvoyer à notre travail de Master II intitulé « Pour une fiction du sens : éléments d’architecture conceptuelle ».

1 Voir par exemple Platon, Alcibiade, traduit par J.-F. Pradeau, Paris, GF-Flammarion, 2000 (1999), notamment 129b-

130c où Socrate identifie très explicitement l’homme à son âme : « Donc, puisque ni le corps ni l’ensemble (οὔτε σῶμα οὔτε τὸ συναμφότερόν) n’est l’homme (ἐστιν ἄνθρωπος), je crois qu’il reste que l’homme n’est rien ou bien, s’il est quelque chose, il faut reconnaître que ce ne peut être rien d’autre que l’âme (μηδὲν ἄλλο τὸν ἄνθρωπον (…) ἢ ψυχήν) ». Voir à ce propos l’introduction de J.-F. Pradeau ainsi que l’article de J. Brunschwig, « La déconstruction du connais-toi toi-même dans l’Alcibiade majeur », Recherches sur la philosophie et le langage, 18, 1996, p. 61-84.

2 Stobée, Eclog., II, 7. 11i, p. 103, 4-5 W = en partie SVF III, 563 : « Tout fou sans honneur, n’étant ni digne d’honneur

et n’étant pas en honneur » (ἄτιμον εἶναι πάντα φαῦλον, μήτε τιμῆς ἄξιον ὄντα μήτε τίμιον ὑπάρχοντα). Notre traduction à partir de la traduction anglaise d’A. J. Pommeroy.

3 Ce point est remarquablement bien exprimé chez Marc Aurèle, P. VII, 3.

4 Outre l’adjectif ἄξιος, l’usage de la notion d’ἀξία à propos des individus apparaît dans la définition de la justice qui se

définit comme une capacité à considérer, pour chacun ce qui est conforme à son ἀξία. Cf. ci-dessus II, 7. 5b5, t. II, p. 63,

Bien et mal juger assure également la distinction entre deux catégories d’individus1 – le

σπουδαῖος et le φαῦλος. En effet, celui que les stoïciens désignent comme σπουδαῖος2 n’« éprouve rien

de contraire à son désir », ce qui n’est pas le cas du φαῦλος (en latin stultus). Or, le fait d’éprouver

quelque chose de contraire à son désir est précisément l’une des définitions de la passion3. En

d’autres termes, si l’on rapporte encore une fois la passion à l’activité d’évaluation, il est possible de conclure que c’est la correction ou l’incorrection du jugement qui détermine la qualité de l’individu, sa valeur, et assure la distinction entre deux groupes d’individus. Aussi cela nous invite-t-il à adopter

1 Stobée, Eclog., II, 7. 11b, t. II, p. 93, 19 W sq. = SVF III, 564 ; 632 = LS 65 W.

2 Pour une démystification de la figure du sage, cf. V. Laurand, dans la réponse (p. 122-128) à M. Biziou,

« Recommandation et sympathie chez Hume ou le retournement du stoïcisme contre lui-même », dans J. Terrel (éd.), Stoïcisme antique et droit naturel moderne, Lumières, 1er semestre 2003, p. 105-128. Sur le rapport entre σόφος et

σπουδαῖος, cf. A. Schniewind, L’éthique du sage chez Plotin : le paradigme du spoudaios, Paris, Vrin, 2003, notamment dans l’état de la question qu’elle établit à propos du traitement du σπουδαῖος dans l’Antiquité avant Plotin, p. 29-47. Dans l’éthique aristotélicienne, le σπουδαῖος désigne une sagesse essentiellement pratique (qui se distingue dans une certaine mesure de celle du φρόνιμος qui serait plutôt d’essence intellectuelle). Cf. P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 2009 (1963), p. 45-51 et R. Schottlander, « Der aristotelische spoudaios », Zeischrift für Philosophische Forschung 34, 3, 1980, p. 385-395. À la suite de D. Tsekourakis, Studies in the terminology of early Stoic ethics, Wiesbaden, 1974, p. 124-140, dont elle souligne l’intérêt de l’analyse, A. Schniewind rappelle la synonymie du σπουδαῖος et du σόφος dans la pensée stoïcienne, malgré un passé différent (D. Tsékourakis, p. 127 analyse notamment l’origine de la synonymie), une synonymie qui apparaît dans l’usage stoïcien de ces termes. A. Schniewind, p. 40-44, propose en outre une analyse comparée du Περὶ σπουδαῖος dans Stobée (Eclog., II, 7. 10, p. 93-116 W) avec les passages parallèles dans Diogène Laërce qui lui permet d’affirmer que σπουδαῖος est davantage présent et que « le contexte et que le statut du sage dans la société occupe la plus grande place dans la description (…). L’importance que revêt sa fonction par rapport à la société souligne que cet idéal n’est pas transcendant » (p. 44). À cet égard nous parlerions plutôt d’horizon que d’idéal pour éviter toute ambiguïté. La synonymie s’expliquerait par le fait que le sage stoïcien possède une sagesse à la fois théorique et pratique. « La distinction entre σόφος et σπουδαῖος devient donc superflue » (p. 31 et D. Tsékourakis, p. 126). En effet, le sage fait bien tout ce qu’il fait, une caractéristique dont rend généralement compte le terme σπουδαῖος, et il possède l’ἐπιστημή, plutôt associée au σόφος. Dès lors, plutôt que de synonymie, nous dirions plus volontiers que ces termes renvoient à des nuances différentes de la caractérisation du sage, mais que ces aspects sont intrinsèquement associés, ce que vient confirmer nous semble-t-il la traduction par sapiens de l’un et de l’autre terme que souligne D. Tsékourakis, p. 11 qui en fait cependant pour sa part, comme A. Schniewind, un argument en faveur de la synonymie. L’un et l’autre terme renvoient au sage, le sage dispose d’une excellence indissolublement pratique et théorique et cette manière de présenter les choses reste d’ailleurs insatisfaisante. Il est possible d’utiliser indifféremment l’un ou l’autre terme pour désigner le sage (ce dont témoigne A. Schniewind qui donne l’exemple, p. 31, de F. Dirlmeier qui, rapportant les propos d’E. Schwartz à propos du σόφος, emploie le terme σπουδαῖος) et c’est dans la mesure où l’un comme l’autre renvoie à un même personnage, à un même et unique horizon éthique, que le latin emploie un seul terme. La traduction se fonde sur la référence et non sur la spécificité. Quand bien même renvoient-ils à une même personne qui, étant σόφος est nécessairement σπουδαῖος, il nous semble exagéré d’en faire des synonymes. D’autre part, on notera l’intérêt pour l’engagement pratique tout à fait manifeste dans le privilège accordé par Cicéron au uir bonum plutôt qu’au uir sapiens (Cf. P. M. Valente, L’éthique stoïcienne chez Cicéron, Paris-porto Alegre, 1956, 157 sq. ; 317 ; 413). Non seulement les termes grecs ne sont pas exactement synonymes, mais quand le latin a besoin d’insister sur l’une des deux dimensions, il distingue le sapiens – au sens spécifique cette fois – du bonum. Il n’en demeure pas moins que la synonymie que l’on attribue généralement à ces termes, et le fait qu’ils désignent, en dernière instance, le même personnage, explique, en retour, l’absence d’étude consacrée au σπουδαῖος chez les stoïciens alors le σπουδαῖος aristotélicien a fait l’objet d’un intérêt particulier, dans sa distinction justement d’avec le φρόνιμος.

3 Stobée, Eclog., II, 7. 10, t. II, p. 88, 18-21 W = en partie SVF III, 378 : « (Ils disent que) le plaisir et et le chagrin

adviennent pour eux, l’un quand on obtient ce que l’on désirait et quand on réussit à échapper à ce que l’on redoutait, l’autre quand quand on n’obtient pas ce que l’on désirait et que l’on tombe sur ce que l’on redoutait » (Ἐπιγίγνεσθαι δὲ τούτοις ἡδονὴν καὶ λύπην, ἡδονὴν μὲν ὅταν τυγχάνωμεν ὧν ἐπεθυμοῦμεν ἢ ἐκφύγωμεν ἃ ἐφοβούμεθα· λύπην δέ, ὅταν ἀποτυγχάνωμεν ὧν ἐπεθυμοῦμεν ἢ περιπέσωμεν οἷς ἐφοβούμεθα). Notre traduction.

la traduction par « vau-riens » que J. Brunschwig et P. Pellegrin proposent pour φαῦλοι1. Si la valeur

de chacun se conquiert dans son évaluation du réel ne vaut, littéralement, rien ou pas grand chose. On peut d’autre part estimer que la distinction qui repose sur la pratique d’évaluation ne recouvre pas exactement l’opposition des sages (σόφοι) et des « vau-riens » (φαῦλοι) telle qu’elle est généralement présentée. En effet, en toute orthodoxie, le sage est d’une extrême rareté et « tous les non sages sont fous »2. En revanche, ceux qui s’exercent à la philosophie – stoïcienne, s’entend –

s’attachent à considérer autant que possible les choses à leur juste valeur (κατ’ ἀξίαν) – à l’aune des partages et des critères envisagés par les stoïciens. Quand bien même sont-ils encore et toujours

« fous »3, il n’en demeure pas moins que souvent ou la plupart du temps ils considèrent les choses à

leur juste valeur. Du moins savent-ils, théoriquement, quels sont les partages du réel, ce qu’ignorent radicalement ceux qui ne s’adonnent pas à la philosophie. Bien juger, en pleine conscience, implique une connaissance approfondie du monde dont seuls disposent ceux qui pratiquent la philosophie selon la doctrine stoïcienne.

Dans la précédente section, nous montrions que l’évaluation se donnait dans les termes de la correction et de l’incorrection et qu’elle se trouvait caractérisée en termes de fonctionnement – naturel – et de dysfonctionnement – contre nature. La correction du jugement permet de qualifier un comportement de pleinement humain. C’est en évaluant correctement le monde que l’homme se comporte en homme. La présente section nous permet de montrer que la correction ou

l’incorrection de l’évaluation fonde également4 la qualité éthique de l’individu, une qualité éthique

qu’elle réalise et dont elle assure à la fois l’expression. C’est à travers son évaluation du monde que l’homme est pleinement homme, qu’il se réalise éthiquement. La présente section nous a également permis de montrer que cette évaluation ne reste pas d’ordre privé mais qu’elle est offerte à autrui qui consacre, à partir du jugement, la qualité éthique de la personne. Parler du processus d’évaluation comme d’un processus éthiquement qualifié n’est pas extrêmement surprenant quand on a

démontré que cela relevait d’une fonction propre et quand on sait le lien entre nature et moralité5.

Cela n’est cependant pas sans enjeux. En effet, cela implique que le fondement de la vertu n’est pas

1 Voir LS, p. 213, note 1. 2 Voir ci-dessus.

3 Plutarque, De Comm. Not., X, 1063A-B = SVF III, 539 = LS 61T.

4 On ne veut pas dire que l’un et l’autre aspect sont distincts. Ils s’équivalent au contraire, mais la clarté du propos

exigeait que l’on aborde l’un puis l’autre aspect.

l’acte mais le jugement, ou que l’acte par excellence est le jugement. C’est en un autre sens que le jugement est au centre. Non seulement c’est une structure anthropologique fondamentale, mais c’est aussi l’argument de la qualité éthique de l’individu.