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Faire-valoir. : essai de reconstruction d'un dispositif d'évaluation stoïcien : caractéristiques, limites, enjeux.

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Academic year: 2021

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HAL Id: tel-00817314

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00817314

Submitted on 24 Apr 2013

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Faire-valoir. : essai de reconstruction d’un dispositif

d’évaluation stoïcien : caractéristiques, limites, enjeux.

Sandrine Alexandre

To cite this version:

Sandrine Alexandre. Faire-valoir. : essai de reconstruction d’un dispositif d’évaluation stoïcien : caractéristiques, limites, enjeux.. Philosophie. Université de Grenoble, 2012. Français. �NNT : 2012GRENP001�. �tel-00817314�

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Université Pierre Mendès France

THÈSE

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE GRENOBLE

Spécialité : philosophie

Arrêté ministériel : 7 août 2006

Présentée par

Sandrine A

LEXANDRE

Thèse dirigée par Marie-Laurence DESCLOS

préparée au sein du Laboratoire « Philosophie, Langage & Cognition » PLC EA 3699

dans l'École Doctorale 487 « Philosophie, Histoire, Représentation, Création »

Faire-valoir.

Essai

de

reconstruction

d’un

« dispositif d’évaluation » stoïcien

Caractéristiques, limites, enjeux

Thèse soutenue publiquement le 28 novembre, devant le jury composé de :

Madame Marie-Laurence, Desclos

Professeur à l’Université de Grenoble II, (Directrice de thèse)

Monsieur Thomas Bénatouïl

Professeur à l’Université de Nancy II (Membre)

Monsieur Francesco Fronterotta

Professeur à l’Université du Salento - Lecce, (Rapporteur)

Monsieur Jean-Baptiste Gourinat

Directeur de recherche au CNRS, UMR 8061 (Rapporteur)

Monsieur Pierre-Marie Morel

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R

EMERCIEMENTS

Je tiens à remercier tout particulièrement ma directrice de thèse Madame le Professeur Marie-Laurence Desclos, tout d’abord pour avoir accepté de diriger mes recherches, mais également pour ses précieux conseils et ses encouragements pendant ces cinq années. Mes remerciements vont conjointement aux membres du jury, Messieurs Thomas Bénatouïl, Francesco Fronterotta, Jean-Baptiste Gourinat, Pierre-Marie-Morel pour avoir accepté de lire et de juger ce travail.

Je suis infiniment reconnaissante aux personnes qui ont bien voulu relire des passages de mon travail, pour leurs remarques et leurs suggestions toujours pertinentes, Mesdames Annick Jaulin et Christelle Veillard, Messieurs Thomas Bénatouïl, Jean-Baptiste Gourinat, Olivier Renaut, ainsi qu’Olivia Chevalier-Chandeigne, Haud Gueguen et Laetitia Monteils-Laeng. Ce travail doit également beaucoup à celles et ceux qui m’ont permis de soumettre à la critique différentes étapes de ce travail dans leurs séminaires et journées d’études : Marie-Laurence Desclos ; Alexandrine Schniewind et Michael Hertig ; Sophie Aubert-Baillot ; Bernard Besnier, Alain Gigandet, Carlos Lévy et P.-M. Morel ; Jean-Baptiste Gourinat ; Stéphane Pujol ; Olivier Renaut et Alexandra Michalewski ; ainsi que Natalie Depraz.

Je remercie également mon professeur de philosophie, Jean-Luc Clavier, de m’avoir fait découvrir le Manuel et surtout aimer la philosophie et les professeurs qui m’ont enseigné le grec Isabelle Assan-Dhôte, Anne-Laure Brisac, et Catherine Goillandeau.

Ma reconnaissance va aussi à mes parents Anne-Marie et Jean-Paul pour leur soutien indéfectible, à mes ami-e-s – Fanny, Patricia, Sophie, Aurélien Frédéric et Thibaut – ainsi qu’à Sylvie Moizan.

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L

ISTE DES ABRÉVIATIONS

Ac. Post. Cicéron, Seconds Académiques

Ac. Pr. Cicéron, Premiers Académique II = Lucullus

Adv. Math. Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos

Ad. Att. Cicéron. Correspondance, vol. 11 : Lettres à Atticus

Benef. Sénèque, De beneficiis

D. Musonius Rufus, Dissertationum reliquiae

De fin. Cicéron, De finibus bonorum et malorum

De Comm. Not. Plutarque, De communibus notitiis adversus Stoicos

De glor. Ath. Plutarque, De gloria Atheniensium

De Off. Cicéron, De Officiis

De Prov. Sénèque, De Providentia

De Stoic. Rep. Plutarque, De Stoicorum repugnantiis

Diss. Arrien, Dissertationes ab Arriano digestae

DL Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres

DM Y. Bonnefoy (éd.), Dictionnaire des mythologies et des religions

des sociétés traditionnelles et du monde antique

DPhA R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques

DTA Sénèque, De tranquillitate animi

Eclog. Stobée, Eclogae ou Anthologium

EE Aristote, Ethica Eudemia

EK Posidonius i. The Fragments 2, éd. L. Edelstein et I. G. Kidd

El. mor. Hiéroclès, Elementa moralia

EN Aristote, Ethica Nicomachea

Ep. Pline le Jeune, Lettres

Ep. Mor. Sénèque, Epistulae Morales Ad Lucilium

FDS Die Fragmente zur Dialektik der Stoiker, éd. K. Hülser

FGrH Die Fragmente der griechischen Historiker, éd. F. Jacoby

Gnom. Ep. Épictète, Gnomologium Epicteteum (e Stobaei libris 3-4)

HP Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes

In Ar. Top. Alexandre d’Aphrodise, In Aristotelis topicorum libros octo

commentaria

LS A. A. Long et D. N. Sedley, Les philosophes hellénistiques

LSJ H. G. Liddell, R. Scott et H. S. Jones, Greek-English Lexicon

Man. Arrien, Manuel d’ Épictète

Métaph. Aristote, Métaphysique

P Marc Aurèle, Pensées pour moi-même

PA Aristote, De partibus animalium

Quaest. Nat. Sénèque, Questions naturelles

PHP Galien, De Placitis Hippocratis et Platonis

TD Cicéron, Tusculanes

Strom. Clément d’Alexandrie, Stromata

Virt. Mor. Plutarque, De virtute morali

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Introduction

Dans les représentations que l’on se fait aujourd’hui de l’évaluation, nous avons affaire à une double identification entre valeur(s) et principe(s) éthique(s) ou moraux d’un côté, ou bien, à l’autre bout, entre évaluation et capacité anthropologique. Ces deux types de représentations ne sont pas contradictoires mais complémentaires : elles s’accordent pour distinguer valeur et évaluation et se partagent le questionnement. Si la capacité évaluative est d’ordre anthropologique, le philosophe n’a rien à en dire ; en revanche, il lui reste le champ éthique. Le lieu pertinent d’une question sur l’évaluation devient le domaine éthique et moral1, au prix d’un glissement : l’identification entre

valeurs et principes. Jamais l’évaluation en tant que pratique n’est considérée comme problématique. C’est dans l’interstice entre ces deux discours, cognitiviste et éthique, que cette enquête se situe, en prenant le contrepied de la double évidence qui caractérise ces deux manières d’envisager le thème de la valeur : une évidence d’objet – identification entre valeurs et principes qui fonde la pertinence d’une question relative au thème de la valeur – et une évidence quant à l’immutabilité des pratiques d’évaluation, l’évaluation étant assimilée à une capacité caractéristique de l’homme dont il importe sans doute de rendre compte mais qui ne suscite pas un réel problème, au sens philosophique du terme. C’est sur ce double déplacement que la présente enquête se fonde : elle fait l’hypothèse que la naturalisation de la capacité d’évaluation qui implique son anhistoricité n’est pas légitime ; elle fait également l’hypothèse que l’équivalence des principes et des valeurs communément admise par le discours philosophique est illégitime dans la mesure où elle méconnaît ce qu’il en est du fonctionnement réel de ce thème-notion.

Si la valeur se rapporte, comme leur socle, aux questions caractéristiques formulées par des

penseurs que l’on qualifie de « post modernes »2 – la question du sujet, celle du sens –, la question

de la valeur a en effet une actualité, au sens philosophique du terme. Il n’est pas question de recycler une interrogation philosophique dépassée en jouant sur sa prétendue « modernité », ou de formaliser un discours ambiant sur « les valeurs ». C’est l’enjeu du décalage inaperçu entre un

1 Nous employons ces deux termes en les associant pour renvoyer à un type de réflexion qui concerne le comportement

de l’homme dans le monde, qu’il s’agisse d’en rendre compte, de l’expliquer ou l’orienter. Pour une réflexion sur la distinction technique entre ces deux notions, on se reportera notamment à L. Jaffro, « Éthique et morale », dans D. Kambouchner (éd.), Notions de philosophie, III, Paris, Gallimard, 1995, p. 221-303.

2 Citons parmi les principaux représentants G. Deleuze, M. Foucault, J. Derrida. A propos de la « post-modernité »,

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fonctionnement de la valeur et le discours théorique à propos du thème de la valeur qui fait de la mise en question du thème axiologique un « besoin conceptuel ».

On ne peut manquer d’être frappé aujourd’hui, dans les prises de paroles publiques notamment, par l’inflation de la référence à la « valeur » ou aux « valeurs », qu’il s’agisse d’employer le terme ou de faire référence au choix et à la promotion d’une « valeur », d’un système ou d’un ordre de « valeurs ». Le recours à la valeur – au terme aussi bien qu’à la notion – est systématique dans le langage courant aussi bien que dans des discours théoriques et critiques. Le langage courant – qui trouve dans la publicité sa formalisation et son relais – a l’avantage de rendre explicites et lisibles les idées dominantes de l’époque, ce qui nous permet de le considérer comme une sorte d’autodiagnostic social. Outre une inflation de l’usage du terme « valeur », le recours à la valeur joue un rôle bien particulier. Parler d’engagement ou de courage, par exemple, n’est pas la même chose que parler de la « valeur d’engagement » ou de la « valeur de courage » qui devient même souvent la « valeur courage », la « valeur x ». De même quand, au cours d’une conversation, l’interlocuteur A conclut à une divergence d’idées, d’opinions ou même de principes tandis que B parle de différence de « valeurs ». Dans un cas comme dans l’autre, la « valeur » n’est « qu’ »un terme, un mot qui ne dit rien, qui ne fait pas sens mais qui agit1. Dans le premier cas, le terme

« valeur » donne une efficacité au discours, à tel ou tel principe éthique, dans l’autre, l’interlocuteur s’inscrit dans un champ particulier, un territoire particulier, la source à laquelle les principes prennent force mais surtout le type de référence qui fait de celui qui s’y réfère un individu socialement complet : il a et il affirme des « valeurs ». Mettre en œuvre tel système de valeur, s’en réclamer revient en effet à conquérir sa place bien plus sûrement que dans la référence à l’idée ou à l’opinion. La valeur est bien autre chose qu’un principe au nom duquel on agit : elle est un

terme-notion qui a une fonction. (La) « valeur » fonctionne autrement qu’elle n’est pensée et fait

directement référence à un processus que l’on pourrait qualifier de « faire valoir » puisqu’il s’agit à

chaque fois de promouvoir des principes et de donner à cette promotion le statut de garant de soi-même. Or c’est cela qui n’est pas aperçu quand on rattache systématiquement toute question relative à la valeur au domaine éthique, dans l’assimilation évidente entre les principes et les valeurs, dans un type de question qui s’interroge sur une « essence » de la valeur et non pas sur son fonctionnement. En tant que terme, la valeur fonctionne comme embrayeur et assure l’efficacité de principes et d’idées ; elle renvoie également à une notion qui fonctionne comme cadre de référence permettant

1 C’est un tel constat qui conduisait L. Gernet à produire une analyse qui insiste sur l’origine mythique et efficace de la

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d’acquérir une visibilité sociale. Elle fonctionne alors comme marqueur social qui permet d’identifier, de classer, de hiérarchiser les individus et d’en évincer certains. Dans chaque cas, c’est l’efficacité du terme et/ou de la notion qui doit être prise en compte : efficacité d’un terme sans référence dont seule compte la dimension pragmatique, efficacité d’une notion à extension maximale pour une

intension nulle qui fonctionne comme une espèce de mana1 dont on serait bien en peine de rendre

compte, la source à laquelle les principes se trempent pour y prendre leur dimension contraignante. Le terme-notion « valeur » renvoie aujourd’hui à une pratique d’évaluation caractérisée par l’expression personnelle de principes, qu’il s’agisse de rendre compte de ce processus, d’en participer

ou d’y inciter2. « La valeur » apparaît alors comme l’outil stratégique caractéristique de notre

modernité que chacun mobilise à son tour pour défendre les « valeurs » auxquelles il croit, propageant ainsi le réseau efficace de la « valeur » : on s’oppose, dit-on, à certaines « valeurs » (des principes), on défend d’autres « valeurs » (encore des principes) sans se rendre compte que l’on entre dans le jeu de la surenchère.

Le terme-notion « valeur » est l’outil d’une procédure de « faire valoir » qui est la forme

contemporaine que prend la subjectivation3, mais qui fonctionne également et surtout comme un

instrument de pouvoir. La pratique d’évaluation n’a pas – et n’a jamais été – un simple moyen de s’orienter dans le monde, et elle n’est pas seulement l’élément fondamental qui assure la constitution du soi par rapport aux autres. La pratique d’évaluation qui s’exprime dans le jugement de valeur, dans la revendication, dans le choix fonctionnent aujourd’hui sur le mode du bon plaisir et de l’arbitraire, le soi étant à la mesure de ce qu’il défend comme principes et, surtout, dont la visibilité dépend du fait même de prendre position et de promouvoir des valeurs. L’évaluation produit une

constitution politique de l’individu, c’est-à-dire l’élément qui constitue l’individu en individu

1 Sur cette notion, voir M. Mauss, « Essai sur le don, Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques »

(1902-1903), L’Année sociologique (1923-1924), repris dans Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1968. Le « mana » est considéré comme créateur de lien social.

2 Sur cette notion d’incitation, voir M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome I, La volonté de savoir, p. 25-49.

L’« incitation aux discours » est l’un des aspects du « dispositif de sexualité (p. 101-173) dont M. Foucault s’attache à exposer les modalités : « ce qui est propre aux sociétés modernes, ce n’est pas qu’elles aient voué le sexe à rester dans l’ombre, c’est qu’elles se soient vouées à en parler toujours en le faisant valoir comme le secret » (p. 49). Dans le cadre du « dispositif d’évaluation contemporain », on pourrait parler d’un incitation à promouvoir ses choix, ses préférences, ses principes, son système de valeur.

3 Les modalités qui conduisent à et qui caractérisent une certaine manières d’être soi. À strictement parler, la

subjectivation, si elle renvoie au sujet classique qui émerge avec Descartes et Kant, n’est que l’un des modes de constitution du soi. Pour cette notion, nous nous référons notamment à l’article de M. Foucault « Foucault », dans D. Huismans (éd.), Dictionnaire des philosophes, Paris, PUF, 1984, tome 1, p. 942-944, repris dans Dits et Écrits, 1954-1988, Paris, Gallimard, 2001, tome II, texte n°345, p. 1450-1455.

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politique. L’« invention » de la dépression au milieu des années 19601 et son usage contemporain,

autrement dit une stigmatisation et un traitement des intermittences de l’estimation, vient confirmer cette double hypothèse. L’invention de la dépression comme catégorie pathologique participe et

témoigne en effet d’une transformation dans les « institutions du soi »2 d’une part, et souligne

d’autre part qu’un rapport de pouvoir se joue dans l’évaluation que chacun produit. La dépression vient nommer et circonscrire une latence de l’évaluation : telle chose ne vaut pas plus que telle autre, rien ne vaut plus, tout s’équivaut. Maladie de l’âme dans l’Antiquité, ce que l’on appelait alors

melancholia et qui était le domaine réservée du philosophe3, fait aujourd’hui l’objet d’une politique

de santé publique. Autrement dit, il n’est pas indifférent aujourd’hui au politique qu’un individu cesse d’évaluer le monde. L’invention de la dépression est avant tout la détermination d’un problème de gestion des individus. Il n’y va pas tant du « bien être » et du « bonheur » que du bon fonctionnement d’un système – les appels répétés au bonheur relevant sans doute du même principe. Le choix et la promotion axiologique ne sont pas simplement la forme que prend le sujet contemporain. La dépression n’est jamais un problème privé, c’est toujours déjà une question

politique. La forme de subjectivation4 caractérisée par la fonction constitutive de la promotion

axiologique est un élément indispensable à un fonctionnement politique qui ne saurait s’en passer5.

Motif de subjectivation et principe d’assujettissement se recouvrent et c’est en ce sens qu’il nous semble

possible de parler d’un « troisième jalon dans la technologie politique des individus »6. Après la maîtrise

du corps de l’individu puis de sa vie, un pas de plus est franchi. La pratique d’évaluation, qui passe par la promotion de valeurs, assure une constitution politique de l’individu. Elle est l’élément qui constitue l’individu en individu politique. « Faire valoir », choisir, promulguer est une manière de rentrer dans un système et de se signaler sur une mappemonde politique.

Il s’agit certes de souligner le lien entre valeurs et pouvoir, mais avec cette différence que ce lien porte précisément sur la valeur en tant qu’elle se distingue des principes éthiques et de toutes

1 Je m’appuie notamment sur l’ouvrage d’A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob,

1988.

2 J’emprunte la notion d’ « institution » à V. Descombes. Voir Les institutions du sens, Paris, éditions de Minuit, 1996. 3 J. Pigeaud insiste sur cette répartition des tâches entre philosophe et médecin dans l’introduction de La maladie de

l’âme, Paris, PUF, 1981.

4 Voir la définition de ce terme proposée plus haut.

5 Voir l’article de L. Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État », La Pensée, 151, juin 1970, repris dans

Positions (1964-1975), Les Éditions Sociales, 1976, p. 67-125.

6 Sur ces aspects, qui font référence aux notions de « discipline » et de « biopolitique », voir M. Foucault, Surveiller et

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questions associées, tels le progrès ou la dégénérescence1 et dans la mesure où elle renvoie

essentiellement à l’activité d’évaluation. En ce sens, les travaux menés se laissent prendre à ce piège. L’efficacité stratégique de la valeur trouve refuge dans cette confusion, la valeur n’étant jamais remise en question faute d’apercevoir la distinction entre principes et valeurs, entre ce qui est estimé et le fait d’estimer et par suite la liberté de la valeur par rapport au champ de la morale. De nombreux travaux ont certes souligné le lien intrinsèque entre pouvoir et valeurs, mais la notion de valeur y est prise au sérieux, et le double fond des concepts – leur volet pragmatique – n’y est pas pris en compte. La fonction stratégique, ou mieux, la nature essentiellement stratégique de la valeur, n’est jamais prise en compte, pas même par la pensée critique dont Nietzsche peut-être considéré comme le

fondateur2. Il met en exergue le rôle symptomatique de certains principes éthiques, la force

contraignante de certains principes éthiques. Or, on manque dans ce cas-là la couche intermédiaire où la question du thème « valeur » acquiert une réelle pertinence. Nietzsche ne parle pas de la valeur mais de principes éthiques. L’aspect symptomatique ne porte pas sur la valeur mais sur certains principes et sur leur statut de signes. Ce faisant, on est encore en train de prendre la valeur au sérieux, autrement dit de croire que son rôle est bien de faire référence à quelque chose, au lieu de mettre au jour sa puissance stratégique, précisément parce qu’elle ne renvoie à rien, ou, ce qui revient au même, parce qu’elle peut renvoyer à une chose et à son contraire, comme en témoigne d’ailleurs le

« renversement des valeurs » opéré par Nietzsche. Le problème de la valeur n’est pas aperçu, mais

simplement le caractère symptomatique des principes éthiques dont les fondements sont hétérogènes aux principes qu’ils fondent, renvoyant à une plus ou moins grande qualité et force d’âme. Quant aux tentatives pour construire, enfin, à nouveaux frais, un concept viable de valeur qui

inclue la critique nietzschéenne pour la dépasser3, elles tombent plus encore sous le coup des

remarques précédentes. Le seul problème formulé est celui de la pluralité des valeurs et des dangers du relativisme : comment penser la valeur pour que cette coexistence ne soit pas un problème ? Comment réhabiliter la valeur dont nous avons besoin pour organiser notre monde et que le

1 L’idée d’une labilité des valeurs affecte les sociétés sans distinction de culture, de temps et de lieu, que ce

bouleversement prenne la forme d’un mythe de l’âge d’or (Le mythe hésiodique des races en est un exemple. Voir Hésiode, Les travaux et les jours), ou qu’il s’agisse au contraire1 d’une prééminence du présent par rapport à un passé

moins valorisé (On se reportera par exemple à Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, 8. Voir aussi le mythe de Prométhée dans Protagoras de Platon). Cette double polarité peut se comprendre comme une « querelle des Anciens et des Modernes » entendue comme catégorie transhistorique.

2 Pour une interprétation philosophique de la perspective nietzschéenne, voir M. Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx »,

Cahier de Royaumont, tome VI, Paris, Minuit, 1967, Nietzsche, p. 183-200 (Colloque de Royaumont, juillet 1964), repris dans Dits et Écrits, I, texte n°46, p. 592-607.

3 L’ouvrage d’E. Moutsopoulos, L’unité des valeurs, univers de l’homme. Recherches axiologiques, Athènes, Centre de

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pluralisme, le criticisme mettent à mal1 ? Non seulement il n’est pas question de valeur mais de

principes éthiques ; leur relativité n’a donc rien à voir avec l’activité d’évaluation elle-même et le problème de la valeur n’est pas posé. Mais d’autre part, la valeur est loin d’être en danger. C’est au contraire l’individu qui est en grand danger, pris sans s’en rendre compte dans les rets d’une stratégie de pouvoir dans la mesure où le discours critique lui-même ne fait pas porter ses coups au bon endroit. Le fonctionnement stratégique de la valeur à quoi elle s’identifie passe inaperçu, l’interrogation et la critique portant toujours sur ce qui est promu et érigé en critère comme si la manière de faire valoir n’avait aucune importance, qu’elle soit naturalisée en trait anthropologique, qu’elle soit essentialisée comme un concept immuable, qu’elle soit enfin présentée comme un travail en chantier dont la bonne version reste à venir. Mais, on le voit, chacune de ces options identifie la valeur avec un corps de principes, donnant lieu à un questionnement éthique, ou bien opère une naturalisation de la valeur renvoyant à des questions neurobiologiques. Peut-être est-il temps de porter un regard critique sur cette question. Mieux, il est urgent de mettre au jour ce divorce entre un fait et sa conceptualisation, de porter la question au cœur de cette « valeur » qui s’auto-légitime, qui est toujours une réponse toute prête. L’évaluation, qui prend aujourd’hui la forme d’un « faire valoir » nous semble être le lieu pertinent d’une interrogation sur le thème « valeur ». La valeur, le thème valeur fonctionne autrement qu’il est pensé : « valeur » fonctionne comme une stratégie de pouvoir tandis que la « valeur » et les « valeurs » sont pensées comme un corps de principes. Le décalage entre ce fonctionnement et la représentation est à la fois un indice supplémentaire de son fonctionnement stratégique, mais également un des éléments de ce fonctionnement. La manière dont la « valeur » se donne et s’attribue, la manière dont est mise en œuvre la capacité humaine d’évaluation apparaît comme la technique moderne d’assujettissement qui passe par le langage – prolifération du terme – mais qui se fonde également sur une « théorie » de la valeur où l’efficacité de la « valeur » se retourne au détriment de l’agent. Le combat est d’arrière-garde qui porte sur les principes puisque l’assujettissement ne passe nullement par des principes mais précisément par la fécondité du mot-outil « valeur ».

Les conséquences ne sont pas minces. Dans la mesure où le choix et la revendication apparaissent comme les instruments d’assujettissement de notre contemporanéité, toute pratique de résistance et tout contrepouvoir, qui se fondent précisément sur la revendication et sur la promotion d’une axiologie, s’inscrivent d’emblée dans le jeu qu’ils entendent dénoncer. Quelques remarques

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s’imposent pour dégager la spécificité de cette hypothèse et la justifier surtout, en montrant qu’elle

ne s’appuie nullement sur une pensée du pouvoir rétrograde1 comme il pourrait sembler au premier

abord. Bien entendu, l’ambivalence des normes qui à la fois assujettissent et constituent, est quelque chose de bien connu2 et la double acception du sujet est quelque chose de familier. Bien entendu

encore, il n’est pas question de revenir au fantasme stérile d’une résistance qui se situerait à

l’extérieur des rapports de pouvoir3. « Le fait de prendre position » est à la fois le fondement des

procédures actuelles de revendication sous diverses formes, mais également la forme contemporaine des outils assujettissants. Prendre position, choisir, se déterminer, n’est plus seulement une manière, un moyen de s’opposer ; c’est d’abord et avant tout faire allégeance à un certain système que l’on entretient puisqu’on utilise comme arme ce que précisément l’on entend dénoncer. Le choix et la

revendication, par leur structure même, viennent conforter un état des rapports de pouvoir. Plus

encore, c’est la forme de subjectivation – caractérisée par le fait de faire des choix et de promouvoir des « valeur » – qui opère comme instrument de pouvoir de notre actualité. Si les processus de subjectivation ont, bien entendu, toujours été liés à des règles et à des normes à la fois constituantes et assujettissantes, la forme de subjectivation qui se fait jour ici fonde tout à la fois les pratiques de résistances et l’assujettissement. Autrement dit, toute résistance est par avance récupérée. C’est le génie d’une pensée politique d’avoir situé si bas son centre de gravité de sorte que toute forme de résistance est d’emblée frappée d’asthénie. Il ne s’agit pas de constater que les pratiques de résistance ne sont pas extérieures aux rapports de pouvoir et de le regretter éventuellement. Il s’agit de prendre acte d’une évolution des configurations stratégiques telle que cette réciprocité des pratiques de résistance et d’assujettissement, dans la situation actuelle, en fonction de l’instrument d’assujettissement qui se fait jour, conduit à une inefficacité des pratiques de résistance. La résistance ne semble plus pensable, sauf à sombrer dans une dépression caractérisée, sauf à se déprendre d’une posture de choix qui fonde par ailleurs la subjectivité. En plaçant à ce niveau son emprise, c’est la

1 Une pensée qui considèrerait le pouvoir comme quelque chose que l’on a et que l’on exerce et non comme un jeu de

rapports de pouvoir. Les analyses de M. Foucault en la matière nous semblent en effet définitives. Nous parlons de pensée « rétrograde » dans la mesure où cette conception juridique du pouvoir a bel et bien existé mais n’a plus cours. Voir M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », art. cit.

2 Cette question est au cœur des travaux de J. Butler, qui s’inspire très largement de Hegel. Voir par exemple La vie

psychique du pouvoir, Paris, Éditions Leo Scheer : « L’assujettissement désigne à la fois le processus par lequel on devient subordonné à un pouvoir et le processus par lequel on devient sujet » (p. 23). Voir également F. Brugère et G. Le Blanc (éds.), Judith Butler. Trouble dans le sujet, trouble dans les normes, Paris, PUF, 2009 qui analyse cet aspect de la pensée butlerienne.

3 Nous faisons nôtre l’analyse de M. Foucault qui montre que les résistances ne sont pas en dehors des rapports de

pouvoirs mais qu’elles leur sont intrinsèques, ce qui se rattache à une certaine définition du pouvoir comme rapports de pouvoir qui caractérisent toute forme de rapport à autrui. M. Foucault, La volonté de savoir, op. cit., p. 125-26.

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possibilité même des résistances qui se trouve forclose. Dans la mesure où « faire valoir » est à la fois la voie de toute revendication et une manière de se situer et de se signaler dans un espace socio-politique, celle-ci est récupérée. On en déduit une forclusion du champ de lutte doublement indépassable dans la mesure où la posture de lutte qui se fonde sur la critique d’un système et la promotion d’un autre ordre de valeurs est, dans sa structure même, un instrument de pouvoir, et que la promotion axiologique est un principe de constitution de soi auquel il n’est pas possible de renoncer.

Pourtant, cette forclusion se fonde sur une compréhension anhistorique de l’évaluation et de son lien avec la subjectivation. La forclusion réside en effet dans une certaine acception de l’évaluation, de la résistance et du changement. On pose d’emblée un lien d’identité entre subjectivation et évaluation comme si le fait d’évaluer le monde était une condition sine qua non du procès de constitution de soi, et l’on identifie l’évaluation au fait de faire des choix. C’est bien une compréhension anhistorique voire naturaliste de la pratique d’évaluation qui conduit à conclure à la forclusion des rapports de pouvoir. On pose l’évaluation comme une capacité anthropologique, ou, de façon peut-être plus subtile, on identifie la subjectivation – et par suite l’évaluation – au fait de faire des choix ; ou encore, toute pratique de résistance nous semble impensable autrement que par la promotion et la revendication d’autre chose.

Si l’on est en revanche capable de montrer que l’évaluation est toujours une certaine manière d’évaluer ; si l’on montre en outre que cette manière d’évaluer n’a pas toujours fonctionné comme un instrument d’assujettissement, alors une pensée de la résistance redevient envisageable. L’histoire de la philosophie peut jouer un rôle à ce niveau sous la forme du contrepoint dans la mesure où elle peut, grâce à l’analyse d’une pensée singulière, mettre au jour la contingence d’un certain rapport au

monde, de la valeur stratégique de ce rapport au monde et nous permettre de « penser autrement »1.

Le rapport d’identité ou de constitution réciproque entre le soi et le jugement n’a pas toujours existé. D’autre part, cette association n’a pas toujours fonctionné comme un instrument de pouvoir, bien au contraire. Cela nous invite non seulement à rompre avec nos évidences, mais surtout à envisager ce qui, dans notre actualité, donne à cette association une telle portée stratégique. Elle nous permet de comprendre dans quelle mesure la pratique du jugement peut servir une libération des individus.

1 Nous empruntons l’expression et l’intention à M. Foucault, L’usage des plaisir, Paris, Gallimard, 1984 : « Il y a des

moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir (…) Qu’est-ce donc que la philosophie aujourd’hui (…) si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ? », p. 15.

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Tel est l’enjeu que l’on assigne à l’analyse du « dispositif d’évaluation » stoïcien qui fait l’objet de cette enquête.

« Dispositif d’évaluation » stoïcien

Cette recherche se propose en effet d’analyser ce que nous appelons un « dispositif d’évaluation stoïcien ». Par « dispositif » nous faisons référence à un ensemble d’éléments qui interagissent entre eux d’une certaine manière, qui répondent à un enjeu et qui entrent en relation et en concurrence avec d’autres formations similaires ou pas. Nous faisons un usage très libre de cette notion empruntée à M. Foucault dans la mesure où ce terme renvoie pour lui à une formation réelle

alors que nous l’employons pour désigner une construction conceptuelle1 – un dispositif élaboré par les

stoïciens. Ce concept nous semble beaucoup plus adapté que celui de « doctrine », de « théorie » ou de « système » dans la mesure où nous insistons sur l’interaction entre des éléments hétérogènes, dans la mesure où la dimension pratique est au cœur du propos, dans la mesure enfin où l’on s’intéresse essentiellement à la portée stratégique de l’invention conceptuelle en jeu.

Parler de « dispositif d’évaluation » renvoie aussi bien à des processus psychiques, qu’aux éventuels critères auxquels satisfait ou doit satisfaire ce processus – une certaine distribution de la valeur – à l’enjeu qui lui est assigné et aux éventuels effets collatéraux. Valeur et jugement de valeur ne sont que les éléments d’un ensemble qui les englobe et se caractérise par les modalités de leur articulation.

Un « dispositif d’évaluation » revient à rendre compte du monde pour l’homme en tant que tel, un monde où il existe du différent dont le critère n’est pas – pas seulement, plus jamais seulement – la « nature » mais toujours une certaine idée ou conception de la nature, une manière de problématiser la nature2. C’est une manière de prendre en compte le caractère humain de la

discrimination. Reconstruire un « dispositif d’évaluation » stoïcien a pour enjeu de rendre compte

1 Pour une définition foucaldienne de la notion, je me réfère à la réponse que M. Foucault donne à A. Grosrichard dans

l’entretien intitulé « Le jeu de Michel Foucault », Ornicar ?, Bulletin périodique du champ freudien, n°10, juillet 1977, p. 62-93 repris dans Dits et Écrits, tome II, op. cit., texte n°206, p. 298-329 : « Par dispositif, j’entend une sorte – disons – de formation, qui, a un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante. Cela a pu être par exemple, la résorption d’une masse de population dans une économie flottante qu’une société de type mercantiliste trouvait encombrante : il y a eu là un impératif stratégique, jouant comme matrice d’un dispositif, qui est devenu peu à peu le dispositif de contrôle-assujettissement de la folie, de la maladie mentale, de la névrose » (p. 299).

2 Y compris pour les stoïciens. Voir à cet égard l’article de T. Bénatouïl, « Le stoïcisme : pour un naturalisme sans

naturalisation », dans S. Haber et A. Macé (éds.), Anciens et Modernes par-delà nature et société, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2012, p. 103-121, sur lequel nous reviendrons dans la première partie.

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de la manière dont les stoïciens conçoivent la discrimination « naturelle » de son environnement par le vivant humain et la portée de ce processus. Et par « naturelle », on comprendra « optimale » et « correcte » et non pas factuelle. Le dispositif d’évaluation doit en effet être compris comme l’expression du développement naturel, c’est à dire optimal et non pas effectif, de la pratique d’évaluation telle que les stoïciens la conçoivent, ce qui implique de ne pas confondre naturel et habituel, naturel et effectif. On voit d’emblée que la possibilité d’un dysfonctionnement n’est pas exclue. Réciproquement, nous aurons à montrer que le « dispositif d’évaluation » n’émerge au sens strict que dans la reformulation prescriptive d’une pratique d’évaluation optimale. Mieux, le « dispositif d’évaluation » c’est à la fois un schéma d’explication de l’action naturelle, c’est-à-dire optimale, du vivant rationnel et un ensemble de règles fondées sur une distribution de la valeur.

Il est important de préciser que ce « dispositif d’évaluation » doit être compris comme la reconstruction d’une pensée de l’évaluation qui n’est pas expressément thématisée comme telle par les stoïciens. En effet, la distribution de la valeur et la discrimination de son environnement par le vivant, par exemple, relèvent toutes deux de la thématique de l’évaluation mais font généralement

l’objet de traitements distincts à l’intérieur du lieu éthique, même si les incursions sont légion1. Ce

que nous appelons « dispositif d’évaluation » est une reconstruction de la pensée stoïcienne de l’évaluation, ce qui peut également être compris comme la reformulation, sous un certain angle, du lieu éthique voire du système stoïcien dans son ensemble, puisqu’une notion aussi importante pour

notre propos que la φαντασία – « représentation » ou « impression »2 qui est la modalité du

rapport que le vivant entretient avec le monde – relève tout autant de la logique, de la physique et de l’éthique3. Nous aurons à montrer qu’un tel angle d’analyse est particulièrement pertinent pour

aborder le système stoïcien.

Cette reconstruction du dispositif d’évaluation stoïcien que nous nous proposons de tenter impliquera notamment d’aborder des éléments aussi différents que des concepts et des pratiques, en nous demandant notamment à quels concepts et à quelles pratiques spécifiquement stoïciens l’on fait ou l’on peut faire référence en parlant d’évaluation, ce qui sera l’objet du premier chapitre. Cela impliquera d’articuler des thématiques aussi riches que l’axiologie et la psychologie, la théorie de l’action et la doctrine des passions. Les études relatives à chacun de ces points sont très nombreuses

1 La discrimination de son environnement implique une réflexion sur ce qui diffère, ce qui a une valeur ; réciproquement

l’axiologie apparaît comme la règle d’un jugement de valeur se manifeste dans un comportement de discrimination.

2 Nous reviendrons au premier chapitre sur ce choix de traduction.

3 Sans doute pourrait-on affirmer cela de la plupart des notions fondamentales du système stoïciens qui, traitées dans un

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et nous nous appuierons sur elles. Pourtant, elles ne nous semblent pas épuiser le sujet. En effet,

parler de « dispositif d’évaluation » implique certes de prendre en compte des pratiques de

discrimination – des choses et d’autrui – que la distribution catégorielle de la valeur, dont nous montrerons qu’il s’avère constitutif du soi, mais surtout de penser leur articulation, l’objet du propos consistant en effet en une pratique d’évaluation qui s’avère normée, une norme dont on interroge les fondements, un processus dont on interroge les dysfonctionnements aussi bien que la portée.

Prétendre rendre compte du « dispositif d’évaluation » stoïcien implique enfin de prendre en compte l’ensemble du Portique, autrement dit les stoïciens hellénistiques, de Zénon à Posidonius, aussi bien que les stoïciens romains, Épictète, Marc Aurèle mais également Musonius Rufus et

Sénèque, ainsi que Hiéroclès1. Si l’axiologie est déjà en place dans le stoïcisme hellénistique et que les

stoïciens romains s’appuient sur elle, il n’en demeure pas moins que les infléchissements romains sont essentiels pour caractériser ce que l’on appelle un « dispositif d’évaluation ». Mieux, il nous a semblé indispensable de mettre en valeur cet infléchissement en distinguant une première partie dévolue aux stoïciens hellénistiques et une deuxième partie consacrée aux stoïciens romains, alors que la troisième et dernière partie conduira à prendre en compte la réflexion politique des premiers stoïcien, en regard par rapport aux textes romains, notamment ceux d’Épictète.

Une enquête sur une pratique d’évaluation normée qui ne porte ni sur « les valeurs » ni sur une capacité anthropologique sans histoire

Notre propos aborde manifestement la thématique de la valeur sous un angle particulier, en fonction de ce que nous avons dit plus haut du traitement qui lui est généralement réservé et qui confirme la perspective choisie. La question porte moins, on le voit, sur ce que l’on appelle « les valeurs », autrement dit les principes moraux au nom desquels on agit et juge, que sur les pratiques de discrimination – des choses et d’autrui – et sur la distribution catégorielle de la valeur dont nous montrerons qu’elle détermine la norme d’un jugement qui s’avère constitutif du soi. Autrement dit, cette recherche porte sur la conceptualisation d’une pratique d’évaluation qui s’avère normée. En ce

1 Des précisions sur le corpus et sur les textes et éditions utilisés seront données dans les introductions de la première

(17)

sens, nous nous écartons d’études sur « les valeurs du stoïcisme » et leur permanence1. La question

de la valeur ne se trouve pas cantonnée à une problématique « morale ».

D’autre part, en interrogeant une manière – stoïcienne – de penser l’évaluation, les modalités selon lesquelles le jugement se donne et la place qui lui est accordée, on exclut d’emblée de considérer la discrimination de son environnement par le vivant humain comme une capacité anthropologique sans histoire. « De tout temps les hommes » ont certes porté des jugements de valeur, mais ils ne l’ont pas toujours fait de la même manière. Et surtout, c’est là ce qui nous intéresse, le jugement de valeur n’a pas toujours été thématisé et, quand il l’est, ne l’est pas toujours de la même manière et ne se voit pas accorder la même place. La pratique d’évaluation qui s’exprime dans le jugement de valeur a une histoire et les stoïciens sont un moment crucial de cette histoire puisqu’ils en assurent une problématisation singulière2 : le jugement de valeur devient, avec les stoïciens, un objet pour la

pensée et il se trouve associé, nous le montrerons, à la question de la subjectivation et au problème des rapports de pouvoir selon des modalités qui restent à préciser.

La perspective que nous adoptons revient donc à interroger un certain niveau de réalité différent de celui qui est généralement privilégié et à envisager la notion de valeur autrement qu’on ne tend trop souvent à le faire – à savoir en identifiant ou bien « valeurs » et principes moraux ou bien en considérant la pratique d’évaluation comme une capacité anthropologique de discrimination de son environnement. Notre manière d’aborder la thématique de la valeur se fonde donc sur un double déplacement par rapport aux études traditionnelles sur la ou les valeurs puisque nous nous

situons au niveau des pratiques plutôt que des principes moraux et que nous posons délibérément

l’historicité des pratiques d’évaluation. Notre réflexion s’inscrirait alors davantage dans la perspective

des travaux consacrés à la formation des valeurs, une réflexion chère au pragmatisme américain3 qui

1 Nous pensons par exemple à M. Spanneut, M., Valeurs dans le stoïcisme. Le stoïcisme des Pères de l’Église, Paris, Éditions

du Seuil, 1957 et à M. Soetard, Valeurs dans le stoïcisme, du portique à nos jours, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1993.

2 Par « problématisation », on fait référence à la manière dont un objet entre dans une certaine mesure et d’une certaine

manière dans le champ de la pensée. M. Foucault, « Le souci de la vérité », Entretien avec F. Ewald, Magazine littéraire, n°207, mai 1984, p. 18-23 (Dits et écrits, op. cit., II, texte n°350, p. 1487-1497) : « La notion qui sert de forme commune aux études que j’ai menées depuis l’Histoire de la folie est celle de problématisation. […] Problématisation ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique etc.) ». Voir également Id., « Polémique, politique et problématisation », dans P. Rabinow (éd.), The Foucault Reader, New York, Pantheon Book, 1984, p. 381-390, repris dans Dits et Écrits, tome II, op. cit., texte n°342, p. 1416-1417, qui souligne le lien entre la notion de problématisation et l’histoire de la pensée (par opposition à l’histoire des idées et à l’histoire des mentalités) que M. Foucault s’assigne comme tâche et assigne comme tâche à la philosophie.

3 A partir notamment les travaux de J. Dewey, La formation des valeurs, traduit de l’anglais et présenté par A. Bidet, L.

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prend en compte ce double aspect. Elle s’inscrit en tout cas très explicitement dans la perspective des études contemporaines sur le stoïcisme qui s’intéressent à sa dimension pratique et politique, comme

le font G. Reydams-Schils1 ou V. Laurand2 et aux travaux qui, comme ceux de T. Bénatouïl3,

interrogent la notion même de pratique4, l’évolution du rapport théorie/pratique chez les stoïciens

et à l’intérieur du Portique, notamment à travers la notion d’usage. Notre propos s’en distingue

néanmoins dans la mesure où nous nous intéressons à un type d’usage particulier – le plus

fondamental – ou bien, selon la perspective que l’on adopte, aux conditions de l’usage, à l’acquisition d’une pratique de discrimination préalable à l’usage effectif du monde, d’autrui, de soi.

Questions de méthodes : usages à propos de l’usage des philosophes contemporains M. Foucault et G. Deleuze

En termes de méthodologie, il s’agit, on s’en sera rendu compte, de croiser des approches deleuziennes et foucaldiennes. De G. Deleuze, on emprunte l’idée de singularité – l’idée selon laquelle il est pertinent d’interroger pour elle-même une pensée, une doctrine, l’analyse d’un penseur ou d’un courant de pensée sous un angle caractéristique qui met au jour sa dimension « philosophique ». De M. Foucault, on hérite l’idée de « problématisations » et d’« historicité ». De fait, si l’on s’intéresse, comme a pu le faire G. Deleuze, à un penseur dont on estime qu’il est

singulier, on comprend cette singularité et la pertinence d’une pensée aussi en termes de

problématisations. D’autre part, s’il nous apparaît pertinent d’analyser un auteur ou un courant de pensée pour lui-même, on est conscient qu’il s’agit d’un choix qui a ses limites. Aussi pertinente que soit l’analyse d’un courant de pensée pour le travail conceptuel qu’il nous donne à voir, il n’est pas question de considérer les auteurs comme des niveaux d’analyse pertinents en termes d’histoire de la

1 G. Reydams-Schils, The Roman Stoics : Self, Responsibility and Affection, The University of Chicago Press, 2005. 2 V. Laurand, Stoïcisme et lien social à l’époque impériale ; Enquête autour de l’enseignement de Musonius Rufus, thèse de

doctorat de l’Université Paris XII-Val de Marne, sous la direction du professeur C. Lévy, 2002.

3 Je fais référence ici à la thèse de T. Bénatouï, La pratique du stoïcisme : recherche sur la notion d’usage (khrèsis) de Zénon

à Marc Aurèle, thèse de doctorat de l’Université Paris XII-Val de Marne, sous la direction du professeur C. Lévy, qui a donné lieu à ses deux ouvrages : Faire usage. La pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006 et Les stoïciens III. Musonius, Épictète, Marc Aurèle, Paris, Les Belles Lettres, 2009. Nous nous permettons de renvoyer au compte rendu que nous avons proposé de ce dernier ouvrage http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article190.

4 De manière bien différente des travaux qui « oublient » que « la pratique n’est jamais indépendante de justification ou

d’interprétations théoriques » et « attribuent leur conception de la pratique aux auteurs antique ». (T. Bénatouïl, Les stoïciens III, op. cit., p. 27-28 qui fait en revanche référence aux analyses de A. A. Long, Epictetus, p. 43-66 ; J. Sellars, The art of living. The Stoics on the Nature and function of Philosophy, Aldershot, 2003, p. 107-128, J. Annas, « Marcus Aurelius : Ethics and its Background », Rhizai, n°2, 2004, p. 103-119, J. Cooper, « Moral Theory and Moral Improvment : Marcus Aurelius », Knowledge, Nature and the Good, Princeton University Press, 2004, p. 335-368, Id., « The Rlelvance of Moral Theory to Moral Improvment », dans T. Scaltsas et A. Mason, The Philosophy of Epictetus, Oxford, Oxford UP, 2007, p. 9-19.

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pensée. Dans cette perspective, ils sont un aspect parmi d’autres et c’est moins leur singularité que ce qui est commun aux auteurs d’une « époque » qui importe – ici une certaine problématisation de l’évaluation à l’époque hellénistique et romaine. Le « dispositif d’évaluation » stoïcien relève de l’invention conceptuelle tout autant qu’il s’inscrit dans un mouvement de problématisation qu’il contribue à faire évoluer et réciproquement. Enfin, la référence à M. Foucault n’implique nullement de lire les anciens « à travers » le prisme des lectures qu’a pu en proposer M. Foucault. Ces lectures

en effet s’inscrivent dans un projet particulier et le traitement des textes est adapté à ces projets1 ; ils

ne sont pas nôtres. L’usage des textes foucaldiens sera méthodologique, ce qui ne signifie pas non plus que nous empruntons à M. Foucault une méthode pour l’appliquer aux textes anciens. Cette méthode n’existe pas et réduire les textes foucaldiens à des recettes de lecture serait absurde. Nous faisons un usage personnel de certains concepts que nous utilisons comme des outils d’analyse ; nous en sélectionnons certains et pas d’autres et nous les utilisons en proposant une définition relativement étroite qui ne prend pas en compte la richesse et l’évolution de ce qui, chez M. Foucault, est alors beaucoup plus qu’un outil ou une méthode. Ces concepts devenus outils permettent d’interroger les textes et l’histoire de la pensée. Ils permettent d’interroger certains aspects qui jusqu’alors ne l’étaient pas. Cela ne conduit à aucun anachronisme puisque ces outils sont précisément destinés à comprendre et à étudier au plus près l’historicité des pratiques.

Parcours

L’enquête comporte trois étapes. La première intitulée « Caractéristiques et limites du ‘dispositif d’évaluation’ dans le stoïcisme hellénistique » (chapitres 1 à 4) est consacrée à l’élucidation des principaux aspects de ce que nous appelons un « dispositif d’évaluation », ses

matériaux, son enjeu, dans le stoïcisme hellénistique – de Zénon à Posidonius. Elle s’intéressera

essentiellement à l’articulation entre attribution et distribution de la valeur. Le premier chapitre propose une élucidation des divers éléments à quoi l’on fait ou peut faire référence en parlant d’évaluation et/ou de jugement de valeur à propos du système stoïcien (un vocabulaire, un processus psychique, des pratiques), ce qui donne la matrice des deux chapitres suivants qui s’intéressent respectivement à la division onto-axiologique qui sert de critère au processus d’évaluation (chapitre 2) et à la norme du jugement qui se fonde sur cette distribution axiologique sans pour autant la

1 À ce propos, voir T. Bénatouïl, « Deleuze, Foucault : deux usages du stoïcisme » dans F. Gros et C. Lévy (éds.), Michel

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recouvrir (chapitre 3), réservant pour le quatrième chapitre consacré au bonheur, la question de la fondation de cette norme et par suite de la distribution onto-axiologique. Ce quatrième chapitre nous permettra en outre de souligner les limites de ce dispositif, des limites que la seconde partie reprend pour envisager leur traitement.

La deuxième partie, « Modalités et enjeux de la réappropriation romaine : le ‘dispositif’ à l’épreuve du réel », (chapitres 5 à 7) s’intéresse à la réappropriation que les stoïciens romains – Musonius, Sénèque, Épictète, Marc Aurèle – opèrent du « dispositif » identifié chez les stoïciens hellénistiques, à savoir une manière de juger qui se caractérise par le respect d’une norme fondée en nature, mais intrinsèquement associée, en dernier ressort, à la vie heureuse. Nous insisterons à la fois sur les déplacements dans les matériaux du dispositif (chapitre 5) et sur le changement de perspective, une perspective qui s’intéresse aux dysfonctionnements du dispositif et à leur portée (chapitre 6). Aussi le septième chapitre, consacré aux solutions envisagées pour traiter ces dysfonctionnements, permettra-t-il de penser ou de repenser l’effectivité du dispositif. L’infléchissement romain participe pleinement du dispositif, un dispositif qui se caractérise autant par ses matériaux que par leur évolution. La deuxième partie de ce travail répond donc à un double critère, à la fois historique et conceptuel, celui-ci donnant à celui-là sa raison d’être. Elle interroge à la fois la réalité du dispositif et l’infléchissement romain ; mieux, elle interroge la mise en œuvre du dispositif à travers l’infléchissement romain. Restera à en évaluer le prix.

La troisième partie enfin (chapitres 8 et 9) s’attache à exploiter deux pistes : le chapitre 8 s’intéresse à la modélisation que propose Épictète du « dispositif d’évaluation » et le chapitre 9 envisage les effets en retour non thématisés comme tels et non voulus mais néanmoins bien réels du « dispositif » ainsi modélisé, autrement dit les implications qu’il est possible d’en tirer. Ces deux perspectives ne sont pourtant pas sans rapport et l’unité de cette partie réside dans la figure de l’acteur ou plutôt dans la performance d’acteur qui apparaît comme une structure de comportement qui réalise l’effectivité du dispositif et dont nous montrerons qu’elle peut être reformulée en termes d’ « allégeance performative ». C’est une telle reformulation qui nous conduit à envisager les implications du dispositif. Modélisation et implications doivent en outre être comprises comme un niveau de description du dispositif et que les implications participent intrinsèquement de ce que nous appelons un « dispositif d’évaluation ».

Ces trois axes de la recherche doivent être compris à la fois comme des étapes dans la

reconstruction de ce que nous appelons un « dispositif d’évaluation » stoïcien et comme des niveaux de description différents de ce dispositif, aussi essentiels l’un que l’autre. Chacune des trois

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parties aborde un aspect caractéristique du dispositif : ses matériaux et son but avéré – l’urgence à laquelle il répond, puis sa mise en œuvre, enfin ses implications. Par ailleurs, nous aurons à montrer que chaque partie répond à un problème envisagé dans la précédente : la deuxième partie répond à l’objection de formalisme et apporte la réalité ; la troisième répond à l’objection de conservatisme qu’elle dépasse. La deuxième et la troisième partie ne sont donc pas des amendements pour un dispositif qui serait pleinement constitué dans la première ; et c’est par abus de langage que l’on y parle déjà de dispositif. Il y manque en effet l’épaisseur du temps, la réalité et les implications qui sont des éléments qui entrent à titre constitutif dans ce que nous appelons un « dispositif ». C’est pourtant par ce premier niveau qu’il nous faut à présent entamer l’enquête proprement dite.

***

Nous indiquerons chaque fois l’origine de la traduction des textes que nous citons. Nous avons souvent repris les traductions françaises des textes quand elles existaient et quand elles nous apparaissaient satisfaisantes, en les modifiant selon que nous le jugions utile. Les traductions de Stobée et d’Andronicos sont généralement nôtres.

Le texte grec ou latin des textes que nous citons a très souvent été conservé dans les notes infra-paginales, quand il s’agit d’un texte difficile, où nous avons adopté une leçon que nous justifions et/ou quand il s’agit d’un texte que nous-mêmes traduisons. Plus généralement, il nous a semblé important de conserver le texte original, au lieu de mentionner simplement les termes grecs ou latins, dans la mesure où la sélection des termes pertinents est le fruit d’une perspective particulière qui prive le lecteur de sa liberté d’interprétation et dans la mesure également où la syntaxe nous semble être un élément essentiel au sens du texte et que ne rend toujours que de façon imparfaite la meilleure des traductions.

La police grecque que nous utilisons ne nous a pas permis de conserver les accents sur les majuscules et nous prions le lecteur de bien vouloir y suppléer.

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Première partie

Caractéristiques et limites du

« dispositif d’évaluation » dans le

stoïcisme hellénistique

I

NTRODUCTION

Le premier moment de notre recherche s’attache à établir avec précision les différentes modalités de ce que nous appelons un « dispositif d’évaluation » stoïcien tel qu’il est possible de le reconstruire à partir des textes et fragments attribués aux premiers scholarques – Zénon, Cléanthe,

Chrysippe – et à leurs successeurs immédiats – Diogène de Babylone, Antipater1, auxquels nous

associons les fragments du stoïcien Hiéroclès. Autrement dit, on essaie d’identifier les concepts spécifiques et les modalités selon lesquelles les stoïciens pensent l’évaluation et en quoi il apparaît légitime de parler de « dispositif ». Cette réflexion est préalable à l’analyse des possibilités de ce

modèle philosophique, qu’il s’agisse de penser sa réalité2 ou sa portée.

1 Les aménagements de Panétius et Posidonius en matière de psychologie ainsi que certaines modifications dans la

distribution axiologique exige nous semble-t-il un traitement spécifique qui n’aurait pas sa place ici. Aussi notre analyse portera-t-elle essentiellement sur les témoignages des penseurs allant de Zénon à Antipater de Tarse et les références à Panétius et à Posidonius seront tout à fait ponctuelles. Un traitement particulier sera cependant réservé plus loin au traitement des personae chez Panétius (cf. chapitre 8).

2 Par « réalité », nous entendons ici la manière dont les stoïciens ont pu envisager sa pertinence, contre les critiques –

celles de Cicéron par exemple – vantant à la fois la cohérence du discours stoïcien et son impossibilité concrète. Nous y reviendrons, mais il demeure important de préciser dès à présent qu’il ne s’agira pas d’envisager le rapport entre ce modèle philosophique et les pratiques concrètes, autrement dit l’« influence » d’une pensée sur les comportements. Ce genre de question est stérile dans la mesure où il repose sur le présupposé d’une causalité simple qui distingue la pensée et les faits. Nous nous intéresserons au contraire à la manière dont les stoïciens ont pensé la pertinence de ce modèle, quels

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Les exposés éthiques relatifs au développement phylogénétique du vivant ou bien au comportement différencié du vivant humain nous présentent en quelque sorte toute armée cette pratique. Il nous faut en détailler les principaux aspects. En d’autres termes, la reconstruction de ce que nous appelons un « dispositif d’évaluation » passe par une déconstruction de certaines thématiques (la question de l’appropriation au carrefour du factuel et du naturel) et par le rapprochement de thématiques abordées séparément (la division onto-axiologique et la réflexion sur l’appropriation du vivant à lui-même). Le « dispositif d’évaluation » émerge pour nous quand on se demande à quoi l’on fait ou peut faire référence en parlant de processus d’évaluation chez les stoïciens. Plusieurs foyers de questionnement se font jour qui seront les axes de réflexion principaux susceptibles de nous permettre de reconstruire une pensée stoïcienne de l’évaluation et de montrer en quoi il est légitime de parler de « dispositif » et à quoi cela correspond.

— A quoi – quelles notions, quelles pratiques, quel type de processus psychique – fait-on référence en parlant d’évaluation à propos de la pensée stoïcienne et quelle place l’évaluation occupe-t-elle dans le système stoïcien ? Nous parlons de « jugement de valeur », mais cela a-t-il un sens chez les stoïciens et quel sens ? Le premier chapitre est consacré à cette indispensable élucidation conceptuelle préalable, mais n’épuise pourtant pas les analyses terminologiques et conceptuelles qui interviendront également au cours des trois autres chapitres qui composent cette partie. Ce premier chapitre permettra tout particulièrement d’identifier le processus psychique auquel nous faisons référence en parlant d’évaluation et sur lequel se fonde le « dispositif d’évaluation ».

— Un second foyer de questionnement concernera le rapport entre les deux pôles selon lesquels se déploie la thématisation de l’évaluation chez les stoïciens : la question de la discrimination de son environnement d’une part et, d’autre part la question de la distribution axiologique. En d’autres termes, nous aurons à interroger le caractère normé du processus d’évaluation, le statut de la norme et son rapport avec la distribution axiologique. On se demandera également si la redescription d’un comportement normé suffit pour parler de « dispositif ».

— Une autre question sera de savoir à quelle urgence répond un tel processus d’attribution

de la valeur fondé sur une distribution préalable qui en produit la norme. Réciproquement, cela nous permettra de déterminer tout à la fois la portée et le fondement ou la raison d’être qui se

concepts stoïciens permettent d’envisager la possibilité concrète d’un tel dispositif. Autrement dit – disons-le d’emblée – il s’agira d’interroger les modalités stoïciennes d’un « perspectivisme » qui n’a rien de nietzschéen.

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détermine, dans les éthiques hellénistiques, comme « fin » (τέλος/finis) 1. Ce sera l’objet du

quatrième chapitre.

Nous allons donc successivement interroger les modalités du processus psychique auquel on fait référence en parlant d’« évaluation » à propos de la pensée stoïcienne (chapitre 1), montrer en quoi l’évaluation est, pour les stoïciens, une pratique normée et quel est le statut de cette norme, ce qui sera susceptible de nous renseigner sur ce qu’il faut entendre par « jugement de valeur » (chapitre 2), avant de nous intéresser aux normes proprement dites que l’on peut attribuer au jugement (chapitre 3) et d’interroger la portée d’un processus d’évaluation ainsi normé (chapitre 4).

Quelques précisions d’usage sur le corpus s’imposent avant de commencer l’analyse

proprement dite. En l’absence des œuvres des stoïciens hellénistiques aujourd’hui perdues, nous nous

appuierons sur ce que l’on appelle des « fragments » – des témoignages et des citations2 – regroupés

dans des anthologies générales dédiées aux stoïciens3, dans des recueils plus spécifiquement consacrés

à tel ou tel stoïcien4, établis à partir d’auteurs souvent bien postérieurs aux scholarques stoïciens –

Alexandre d’Aphrodise, Andronicos de Rhodes, Philon d’Alexandrie, Cicéron, Plutarque, Galien, Sextus Empiricus, Clément d’Alexandrie, Diogène Laërce, Némésius, Stobée entre autres – et qui

prennent en compte, pour les plus récents, les découvertes papyrologiques5.

1 Sur cette équivalence, voir M. O. Liscu, Étude sur la langue de la philosophie morale chez Cicéron, Paris, 1930, p. 28-32. 2 Même si cette notion est plus que problématique dans l’Antiquité. Cf. C. Darbo-Peschansky (éd.), La citation dans

l’Antiquité, Grenoble, J. Millon, 2005. Également R. Goulet, « Les références chez Diogène Laërce, sources ou autorités ? », dans J.-C. Fredouille et alii (éds.), Titres et articulations du texte dans les œuvres antiques, Paris, 1997, p. 149-166.

3 On citera dans l’ordre chronologique H. von Arnim, Stoicorum Veterum Fragmenta, tomes I à IV, Stuttgart, Teubner,

1968 (1903-1924).N.Festa., I fragmenti degli Stoici antichi, ordinati, tradotti e annotati, Hildelsheim-New-York, Georg Olms Verlag, 1971 (1932-1935) ; le premier volume de P.-M. Schuhl, (éd.), Les Stoïciens, textes choisis et traduits par É. Bréhier, Paris, Gallimard, 1962 ; M. Isnardi-Parente, Gli Stoici. Opere e Testimonianze, 2 volumes, Milan, Editori Associati, 1994, A. A. Long et D. N. Sedley, The Hellenistic Philosophers, traduit de l’anglais par J. Brunschwig et P. Pellegrin sous le titre Les philosophes hellénistiques, tome II, Paris, GF-Flammarion, 2001, (1e éd. angl. 1987). B. Inwood,

B. et L. P. Gerson, Hellenitic Philosophy : Introductory Readings, Indianapolis, 1997 ; R.Radice, Stoici Antichi. Tutti i frammenti, Milan, Rusconi, 1998 (réimpr. Milan, Bompiani, 2002) introduction et reproduction des textes d’H. von Arnim avec traduction italienne en regard.

4 Pour Zénon, A. C. Peason The Fragments of Zeno and Cleanthes. With Introduction and explanatory Notes, Londres, C.

J. Clay and Sons, 1891 ; Pour Panétius, F. Alesse, Panezio di Rhodi, Testimonianze, Naples, Bibliopolis, 1997 ; Pour Posidonius, L. Edelstein et I. G. Kidd, Posidonius i. The Fragments 2, Cambridge, Cambridge UP, 1989 (1972). Nous ne citons ici que les recueils qui impliquent des fragments éthiques susceptibles d’intéresser notre question ; c’est pourquoi nous ne mentionnons pas les fragments de Chrysippe édités par R. Dufour dont les deux tomes parus ne concernent pour l’instant que la physique et la logique.

5 Entre autres exemples significatifs de ces découvertes, on mentionnera le traité Ηθικὴ στοιχείωσις (Elementa moralia)

attribué à Hiéroclès, édité par G. Bastianini et A. Long, et utilisé dans l’anthologie de A. A. Long et D. N. Sedley (par ex. 57C ; D), puis traduit en italien tout récemment par I. Ramelli et en anglais par D. Konstan, ou encore des extraits de la Politeia de Zénon à partir du Du Stoicis de Philodème édité par T. Dorandi. Voir également à ce sujet T. Dorandi, « La

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