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réappropriation romaine : le

« dispositif d’évaluation » à

l’épreuve du réel

INTRODUCTION

Les développements précédents nous laissent face à une double conclusion : d’une part un « dispositif d’évaluation » fondé sur une distribution du vil et du précieux pour le moins originale dans sa radicalité et d’autre part une aporie soulevée par Cicéron quant à l’efficacité d’une telle axiologie. Sans doute est-ce la seule cohérente avec la pérennité de la vie heureuse, mais Cicéron montre qu’elle est concrètement nulle et non avenue : l’axiologie ne fait rien à l’affaire. L’invention d’une axiologie n’est, pour Cicéron, qu’un tour de passe-passe qui évite d’affronter la réalité de la douleur physique ou morale. Aussi privilégie-t-il une piste de réflexion qui réduit à rien le rôle et la place de l’axiologie et conduit à affirmer que, quelle que soit la position dogmatique adoptée en

matière de souverain bien1, l’essentiel est surtout de pouvoir affronter concrètement les événements.

Nous entendons à présent analyser la réappropriation que les stoïciens romains proposent du « dispositif d’évaluation » envisagé dans la première partie et dont nous espérons montrer qu’elle

est à la fois un jalon fondamental dans l’élaboration d’un « dispositif d’évaluation » stoïcien et qu’elle est, d’autre part, une manière de répondre, de biais à l’objection cicéronienne. La réappropriation romaine du « dispositif d’évaluation » se caractérise à la fois par des déplacements dans les matériaux du dispositif mais également par un changement de perspective qui nous conduit à parler de reformulation problématisée sur la base d’une attention aux phénomènes de dysfonctionnements. Les stoïciens romains insistent en effet sur les dysfonctionnements du « dispositif d’évaluation » à partir d’une sensibilité toute particulière à l’égard des faits et ils s’attachent à traiter ces dysfonctionnements à partir d’une analyse extrêmement précise de leurs causes. Cette perspective qui s’attache aux dysfonctionnements qui ont effectivement lieu et que l’on pourrait qualifier pour cette raison de « réaliste » est associée à l’émergence de la figure du « progressant »1 et au fait qu’il est, avec le profane, l’objet central du propos qui souvent lui est

directement adressé sous forme d’exhortations, y compris à soi-même chez Marc Aurèle. Cette perspective apparaît également caractéristique de l’intérêt tout particulier que les stoïciens romains portent à la question de la société et de la politique comme l’analyse très justement G. Reydams- Schils2.

1 Voir L. Monteils-Laeng, L’akrasia dans la philosophie ancienne : une étude de la boulèsis et de l’hexis de Platon aux

Stoïciens, thèse de doctorat de l’Université de Caen, sous la direction du professeur J. Laurent, 2010, en entendant pour l’instant cette catégorie dans son sens très large qui comprend aussi bien les mauvais élèves que des gens très avancés. Nous nous en tiendrons dans le chapitre 6 à un progressant fort peu avancé qui commet encore des erreurs de jugement, en réservant pour le chapitre suivant l’analyse du cas du progressant avancé distinct de celui que l’on considèrera comme un élève en progrès.

2 G. Reydams-Schils, The Roman Stoics : Self, Responsibility and Affection, The University of Chicago Press, 2005.

L’auteure insiste très justement, à la suite d’A. Bodson, La morale sociale des derniers stoïciens, Sénèque, Épictète et Marc Aurèle, Paris, Belles Lettres, 1967, sur l’ancrage socio-politique du stoïcisme romain, qui n’exclut nullement le rattachement cosmique bien au contraire. L’originalité de l’ouvrage réside dans la thèse selon laquelle une certaine conception du « moi » ou du « soi » se joue dans cet ancrage : il s’agirait, le titre de l’ouvrage l’indique, de comprendre le soi comme un « médiateur », qui assure la conjugaison entre des valeurs traditionnelles et des valeurs philosophiques. Un autre intérêt de l’ouvrage réside dans l’attention toute particulière aux relations les plus traditionnelles, notamment les rapports de conjugalité et de filiation. Elle refuse notamment de séparer la question de l’engagement politique de question plus privées sur les rapports domestiques. Aussi navigue-t-elle entre deux positions extrêmes (qui néanmoins se rejoignent parfois) dont elle se sépare très explicitement dans l’introduction : ceux qui, comme T. H. Irwin, accusent les stoïciens de désengagement et de retrait, et ceux qui, comme P. Veyne, reconnaissant leur engagement, les accusent de conformisme, faute d’avoir su conserver la portée corrosive de leur doctrine. Nous suivrons l’auteure à propos de l’importance de l’ancrage socio-politique et à propos de la nécessité qu’il y a à comprendre ensemble questions politiques et domestiques. En revanche, contrairement à de nombreux travaux sur l’éthique et sur la politique, nous insisterons au chapitre 6 sur un aspect qui n’est que rarement analysé pour lui-même : les dysfonctionnements socio-politiques intrinsèquement associés au comportement des profanes. Nous nous séparons de l’auteure sur la question du conformisme, pour en réaffirmer l’importance – qui répond à l’injonction de ne pas essayer d’intervenir dans ce qui est nécessaire et ne dépend pas de nous penser le dépassement – avant d’envisager la portée subversive, dans certaines circonstances, de ce conformisme fondamental. Ce sera l’objet du chapitre 9. Contre le détachement du sage dans le premier stoïcisme, cf. M. Graver, Stoicism and Emotion, Chicago, The University of Chicago Press, 2007. Nous remercions T. Bénatouïl pour cette référence.

Nous analyserons tout d’abord les modalités selon lesquelles Épictète et Marc Aurèle se réapproprient les principaux aspects du « dispositif d’évaluation » hérité des premiers stoïciens, en mentionnant la cohérence globale avec Sénèque et Musonius (chapitre 5). Après quoi, nous nous intéresserons au changement de perspective qui caractérise le propos des stoïciens romains et qui permet de parler de reprise critique ou problématisée, à savoir une attention toute particulière au dysfonctionnement du « dispositif » chez les profanes en soulignant notamment sa portée dans le cadre des rapports interindividuels (chapitre 6) avant d’envisager, à partir d’un approfondissement du diagnostic, des stratégies qui essaient de pallier tout ou partie des dysfonctionnements (chapitre 7).

Au cours de cette analyse, Épictète et Marc Aurèle seront très largement au premier plan, ce qui répond à la spécificité de la question que nous posons et que Musonius et Sénèque ne nous permettent pas pleinement de résoudre puisque ni l’un ni l’autre n’insiste sur la question du jugement, quand bien même maintiennent-ils la distribution axiologique stoïcienne et sont-ils en accord avec certains aspects significatifs de la reformulation que nous aurons à analyser chez Épictète et Marc Aurèle. Cela justifie tout à la fois de les intégrer pleinement dans ce développement, mais de leur accorder une place en quelque sorte subordonnée. Musonius et Sénèque seront en effet convoqués ponctuellement, en fonction des besoins de l’enquête qui s’appuie principalement sur les développements d’Épictète et de Marc Aurèle. Si le chapitre 5 ne leur consacre qu’une place très marginale, notamment dans la deuxième section, le chapitre 7 en revanche les convoquera de manière autonome et beaucoup plus significative. À propos d’ Épictète, nous nous sommes appuyée essentiellement sur l’édition d’H. Schenkl. L’éditions de A. S. L. Farquharson a été notre référence de travail pour les Pensées, mais nous avons dû plusieurs fois nous reporter à celle de J. Dalfen et au texte de T. Gataker. Pour Musonius, c’est l’édition de C. E. Lutz qui a été notre référence. L’édition des Belles Lettres, qui donne un apparat critique satisfaisant, nous a servi de base de travail pour Sénèque.

CHAPITRE 5