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3 1 3 Invention d’une catégorie conceptuelle appropriée : le « préférable »

L’usage d’une catégorie particulière, celle de « préférable » est, tout logiquement, le corollaire de la distinction qui vient d’être soulignée au sein du précieux et de la réduction du bien à la vertu. Une catégorie conceptuelle particulière – puisque le terme et la notion de bien sont indisponibles – est destinée à prendre en charge du précieux non moral, le précieux des choses et des situations. Plutôt qu’un terme unique pour rendre compte des réalités précieuses « en général », les stoïciens privilégient une terminologie qui souligne l’hétérogénéité entre deux types de précieux.

La notion aussi bien que l’invention du terme sont attribués à Zénon2. Il se caractérise tout à

la fois par son indifférence et par sa différence, indifférence à l’égard d’un critère moral, différence en fonction d’un autre critère : la nature. Il se caractérise par sa ressemblance et son hétérogénéité par rapport au bien.

L’image d’une cour royale, reprise par Cicéron3 et par Stobée4, où l’on distingue les

dignitaires – qui se qualifient par leur proximité à l’égard du roi – et le roi lui-même – qui ne saurait être qualifié en fonction de son degré de dignité puisqu’il est lui-même le critère de la dignité – peut

être considérée comme une illustration de cette distinction5 : les dignitaires, aussi importants soient-

ils, sont nécessairement à la deuxième place, le roi occupant évidemment la première. Mais cette

1 Cicéron, De fin., III, iv, 12. « Le propre de la vertu étant de faire un choix parmi les choses qui sont selon la nature … »

(uirtutis hoc proprium sit, earum rerum quae secundum naturam sint habere delectum). Traduction J. Martha.

2 Cicéron, De fin., III, xv, 51 ; Stobée, Eclog., II, 7. 7g, t. II, p. 84, 21-23 W = en partie SVF III, 128 = LS 58E. Voir

également Plutarque, De Stoic. Rep., XXX, 1045 E, 3-6.

3 Cicéron, De fin., III, xvi, 52-53. SVF, III, 130 ne reprend que le § 53 qui est la conclusion de la métaphore. 4 Stobée, Eclog., II, 7. 7g, t. II, p. 84, 21-23 W = en partie SVF III, 128 = LS 58E.

référence à la cour est au moins autant une manière de justifier la terminologie employée en dévoilant son origine et ses raisons. Le terme προηγμένον est en effet le participe passé passif du verbe προάγω qui signifie au sens littéral apporter, mener en avant et au figuré faire avancer, promouvoir,

préférer, avec toutes les connotations de dignité que cela comporte1. On élève quelqu’un à la dignité,

quelqu’un ou quelque chose est élevé à la dignité. Autrement dit, il l’est par quelqu’un qui vaut beaucoup plus que lui. La notion de promotion apparaît ainsi différentielle, désignant en-deçà du promu le promoteur. Le verbe est également formé sur le radical ἄγω dont on a vu qu’il signifiait

« peser » et à quoi l’on pouvait rattacher la notion d’ἀξία2. L’image de la cour du roi ne vient donc

vraiment illustrer le concept de προηγμένον. Nous n’avons pas affaire à un concept philosophique

que l’on comparerait à un autre univers employant d’autres termes. Il s’agit d’emprunter un terme d’usage courant pour la fécondité de ses implications : le promu est toujours et par définition

subordonné. C’est bien cela qu’il s’agit de souligner : la dignité d’un élément et sa subordination à

autre chose. A cet égard, on pourrait dire que le roi correspond au bien puisque la vertu consiste dans sa capacité à sélectionner des « préférables », à faire, de ce fait, émerger des « préférés ». L’analogie fonctionne, mais l’image illustre moins le concept qu’elle ne le fonde et ce rapport du roi à ses dignitaires est originaire par rapport à l’usage philosophique qui l’utilise. Nous avons affaire à l’emprunt philosophique d’un terme d’usage courant précisément parce qu’il dit à la fois le poids, la préférence, l’avancement, le degré de dignité et la subordination de ce degré à quelque chose d’autre qui le dépasse est lui est hétérogène. D’autre part, ce terme réussit particulièrement bien sa reconversion philosophique dans la mesure où il est phonétiquement très proche du terme προηγούμενον qui en assure la définition dans l’exposé de Stobée

Προηγμένον δ’ εἶναι λέγουσιν, ὃ ἀδιάφορον <ὂν>3 ἐκλεγόμεθα κατὰ προηγούμενον λόγον.

Ils disent qu’est « préférable » ce qui, alors qu’il est indifférent, nous sélectionnons en fonction d’une raison plus forte4.

Προηγέομαι dont le terme qui nous intéresse est le participe passé passif signifie « marcher en avant », « servir de guide » et en vient par suite à désigner les prémisses et le point principal. On parlerait donc d’une raison qui va en avant, qui guide et qui est plus importante », « plus forte », autrement dit une préférence. Le rapport d’homophonie entre προηγμένον et προηγούμενον n’a rien

1 LSJ s. v. προάγω. 2 Cf. chapitre 2 et annexe.

3 Il s’agit d’une addition de Heeren.

d’une coïncidence ou d’un rapprochement anodin quand on sait l’importance que les stoïciens

accordent aux mots, du fait de l’origine naturelle qu’ils leur attribuent1 et qui fonde en grande partie

leurs analyses étymologiques des poèmes2. Le terme choisi par Zénon signifie donc en fonction du

rapport à son origine non philosophique et par son homophonie. Aussi nous a-t-il semblé judicieux de suivre la proposition de A. A. Long et D. N. Sedley qui traduisent par « préférentielle » pour garder l’homophonie, contrairement à J. Brunschwig et P. Pellegrin qui, tout en soulignant ce point,

proposent « plus forte »3. Le terme rend compte à la fois du statut précieux de ce qu’il désigne, de sa

différence d’avec le bien et de son rapport avec le choix.

Deux aspects, qui sont lisibles dans la notion de « préférable », doivent donc retenir notre attention. Premièrement, la répartition axiologiques des réalités qui relègue la totalité des objets et des événements en dehors de la catégorie des biens et des maux. D’autre part le primat de la distinction entre des biens et des préférables. Cela nous conduira donc à faire une remarque quant à la rupture axiologique qui se fait jour d’une part et, cela nous permettra d’autre part de formuler plus précisément une règle de jugement, l’un et l’autre aspect n’étant pas sans enjeux par rapport à l’idée défendue dans le chapitre précédent à propos du lien entre jugement et reconnaissance. En effet, si l’axiologie stoïcienne susceptible de fournir une norme pour un jugement qui assure la qualité éthique de l’individu est en rupture avec l’axiologie traditionnelle et philosophique, ne doit-on pas

1 Contre certains péripatéticiens qui défendaient une origine artificielle (analogique) du langage, les stoïciens retrouvent

d’une certaine manière les positions d’Héraclite, de Cratyle (Cratyle, 412c sq.) et des épicuriens. Voir notamment Origène, Contra Celsum, I, 24, 10-13 = SVF II, 146. Les stoïciens envisagent trois modes de signification naturelle : par imitation des sons des choses, par production de l’analogon (Lenis, qui signifie « doux », provoque le même effet que la qualité de douceur), par reflet de la nature des chose (cf. Galien, PHP, II, 2, 9-11, p. 104-107 (De Lacy) = SVF, II, 895 = LS 34J) le pronom personnel ἐγω reflète la réalité puisqu’en disant « je », l’homme abaisse le menton et se désigne lui- même, signifiant par là que la racine du soi se situe dans le cœur). Il n’en demeure pas moins que la signification des termes n’est plus transparente, ce qui autorise tous les procédés herméneutiques portant sur les poèmes. Sur le langage chez les stoïciens, son origine et ses usages on se reportera à D. M. Schenkeld et J. Barnes, « Language », dans K. Algra et alii, The Cambridge History of Hellenistic Philosophy, Cambridge, Cambridge UP, 2008 (1999), p. 177-225 et surtout, D. Frede et B. Inwood (éds.), Language and Learnig. Philosophie of Language in the Hellenistic Age. Ninth Symposium Hellenisticum, Cambridge, Cambridge UP, 2005, notamment les articles de J. Allen, « The Stoics on the origin of language and the foundations of etymology », p. 14-35 et de A. A. Long « Stoic linguistics, Plato’s Cratylus, and Augustine’s De dialectica », p. 36-55. Cicéron reste très proche de la position stoïcienne. Cf. par exemple le De oratore et les analyses d’A. Michel, Des rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l’œuvre de Cicéron. Recherche sur les fondements philosophiques de l’art de persuader, Peeters Publishers, 2003, p. 339-341. Sur Cratyle voir V. Goldschmidt, Essai sur le Cratyle, Paris, Vrin, 1986 (1940).

2 Sur l’usage, voir A. A. Long, « Stoic readings of Homer », Stoic Studies, Cambridge, Cambridge UP, 1999 (1996), p.

58-84 ; J.-B. Gourinat, « Explicatio fabularum : la place de l’allégorie dans l’explication stoïcienne de la mythologie », dans G. Dahan et R. Goulet (éds.), Allégorie des poètes, allégorie des philosophes, Études sur l’herméneutique et l’allégorie de l’Antiquité à la Réforme, Paris, Vrin, 2005, p. 9-34. Sur l’usage spécifique et fréquent de l’homophonie, on se reportera à l’introduction d’A. Le Boulluec aux Stromates de Clément d’Alexandrie, p. 185.

comprendre la qualité éthique en jeu de manière extrêmement étroite et déterminée en fonction d’une secte ? Par ailleurs, si le primat d’une ligne de partage sur d’autres permet de donner un contenu plus précis à la norme du jugement, on se demandera en revanche si l’axiologie suffit à elle seule à fournir les règles du jugement ou plutôt, si les règles du jugement peuvent être simplement déduites de l’axiologie.

3. 2. Une

répartition des réalités pour le moins paradoxale mais