• Aucun résultat trouvé

1 1 Des termes et des notions pour exprimer la pratique d’évaluation

La notion de « valeur » s’exprime, en grec et dans le corpus stoïcien, avec le terme ἀξία1 et

celle de jugement à travers les termes κρίσις, δόγμα, δόξα, ὑπόληψις à quoi il faudrait associer les verbes correspondant κρίνω, ὑπολαμβάνω, δοκέω, δοξάζω, les traductions latines donnant, pour le premier

foyer relatif à la valeur pondus, aestimabile (« ce qui a un poids digne d’estimation »)2, et pour le

second, relatif au jugement opinio, iudicio. Le terme aestimatio, parallèle au grec δοκιμασία occupe une place singulière dont nous allons traiter puisque lui-même renvoie à un processus et que Cicéron

l’utilise pour traduire ἀξία3. À cet égard, ils seraient donc, avec les verbes qui leur correspondent –

aestimo et δοκιμάζω, auxquels il faudrait ajouter ἀξιό-ω et τιμά-ω – des candidats particulièrement intéressants pour exprimer la notion qui nous occupe.

Il n’est pas question, en effet, de chercher, chez les stoïciens pas plus que dans la langue grecque, le décalque d’une expression comme celle de « jugement de valeur ». Rien de tel en effet qu’une *κρίσις τῆς ἀξίας ou une *δόξα τῆς ἀξίας. Mieux, les notions de « jugement » – κρίσις, δόξα, ὑπόληψις, opinio, iudicio – et de « valeur » – ἀξία – ne sont pas toujours associées et, quand elles le sont, ne le sont qu’indirectement et surtout pas sur le mode du complément.

Les termes qui rendent compte du jugement n’apparaissent pas d’abord liés directement à ἀξία. On les retrouverait plutôt associés aux notions d’utile et de nuisible, de bien et de mal, notamment dans le cadre de la passion, celle-ci se caractérisant en effet par le lien qu’elle entretient avec l’opinion que telle chose est un bien ou un mal4. Et c’est le caractère structurant d’ἀξία,

susceptible d’exprimer la différence des choses et leur poids5, qui permettrait, en anticipant

beaucoup par rapport à l’analyse du processus lui-même, de parler dans une certaine mesure à propos de telles opinions sur des biens et des maux de « jugement de valeur ». Il conviendra d’ailleurs d’interroger les enjeux de cette formulation : quel sens y a-t-il à toujours parler de jugement portant

1 Pour une analyse synthétique de cette notion fondamentale dans l’éthique stoïcienne, nous nous permettons de

renvoyer à l’annexe à la fin de cette recherche. Une présentation détaillée de cette notion nous aurait conduite à anticiper sur nos analyses au point de rendre illisible la structure de cette première partie. Aussi abordons-nous seulement au cours des chapitres 1 et 2 les aspects qui intéressent directement la question traitée dans chacun de ces chapitres, à savoir la question du processus d’évaluation ou plutôt de valorisation d’une part, dont nous allons montrer qu’ἀξία peut rendre compte, et la question de la norme du processus d’évaluation, ἀξία jouant le rôle de concept structurant de la différence des choses et assurant surtout une reformulation particulièrement heureuse du poids des choses en fonction de leur conformité à la nature.

2 Cicéron, De fin., III, vi, 20 = SVF III, 143.

3 Cicéron, De fin., III, vi, 20 = SVF III, 143 et III, x, 34 = SVF III, 72 = LS 60D. Voir l’annexe

4 Nous y reviendrons plus en détail dans la section suivante, en précisant notamment la nature de ce lien ou, plutôt, en

indiquant l’hésitation des stoïciens eux-mêmes à ce propos.

sur le bien ou le mal, sur l’utile ou le nuisible et jamais de jugement sur la valeur ? Le statut de la notion de valeur s’y joue1.

Réciproquement, quand ἀξία se trouve liée au jugement (κρίσις), ce n’est pas du tout sur le mode du complément mais sur le mode de la définition. Δόσις, qui signifie plutôt en grec l’action de

donner ou de recevoir, et par suite ce qui est donné2, rend compte, avec τιμή (du moins si l’on accepte

la correction de Meineke3), de l’une des acceptions d’ἀξία, et se trouve en effet explicitement définie

comme jugement (κρίσις).

La valeur se dit en trois sens (τριχῶς) ; en un sens, c’est l’évaluation (δόσις) et la valorisation

(τιμή) [d’une chose] en elle-même (καθ’ αὑτὸ)4.

Et l’évaluation (δόσις), Diogène [de Babylone] dit qu’elle est un jugement (…).5

Αξία admet donc pour les stoïciens, conformément aux acceptions que peuvent assumer ἀξία6 et τιμή7

en grec, une acception qui renvoie au processus d’évaluation, ce que renforce semble-t-il, la

traduction de Cicéron par aestimatio qui signifie l’estimation, l’évaluation8. Aussi peut-on

légitimement considérer ἀξία elle-même, de même que les termes δόσις et τιμή, comme des expressions pertinentes du jugement de valeur. D’autre part, les stoïciens insistent sur la personne

qui attribue la valeur, une personne compétente (ὁ ἐμπείρος)9, experte en matière d’évaluation

1 Voir chapitre 2, section 1. 3.

2 LSJ, s. v. δόσις : 1. « giving, licence, permission » ; 2. « portion ».

3 Dans le texte que nous citons ci-dessous, τιμὴν est une correction proposée par Meineke pour τὴν.

4 Stobée, Eclog., II, 7. 7f, t. II, p. 83, 10-12 W = en partie SVF III, 124 (= SVF III, Ant., 52) = LS 58 D : Τὴν δὲ ἀξίαν

λέγεσθαι τριχῶς, τήν τε δόσιν καὶ τιμὴν καθ’ αὑτὸ. Notre traduction à partir de T. Bénatouïl, La pratique du stoïcisme, op. cit., p. 518. Cf. annexe.

5 Stobée, Eclog., II, 7. 7f, t. II, p. 84, 4 W = en parie SVF III, 125 (= SVF III, D. B. 47) : Τὴν δὲ δόσιν φησὶν ὁ Διογένης

κρίσιν εἶναι (…). Notre traduction.

6 LSJ, s. v. ἀξία : « estimation du prix d’une chose, opinion » (estimate of a thing’s worth, opinion). La préposition κατά

intervient très souvent dans ce contexte.

7 LSJ, s. v. τιμή qui, outre l’acception de « prix », signifie « appréciation », « évaluation » et c’est même son acception

principale à partir de Platon. Cf. Platon, Gorgias, 497 b. Pour une analyse de cette notion chez Platon, on se reportera à O. Renaut, Le θύμος dans les Dialogues de Platon : réforme et éducation des émotions. Thèse de doctorat de l’Université de Paris I sous la direction du professeure A. Jaulin, 2007, chapitre 2, section 2 : « la réduction de la τιμή homérique à une opération de valorisation ». Voir également chapitre 1, section 2 pour un point sur la question homérique : « la τιμή est- elle réductible au regard d’autrui ? »

8 OLD, s. v. aestimatio : « A valuation, i. e. an estimation of a thing according to its intrinsic worth (while existimatio

denotes the consideration, regard due to an object on account of its nominal value) ».

9 DL VII, 105-106 = SVF III, 126. « Ils disent que (…) la valeur est enfin la compensation de ce qui est estimé (ἀμοιβὴ

δοκιμαστοῦ), que fixe (τάξῃ) celui qui a l’expérience de ces choses (ὁ ἔμπειρος τῶν πραγμάτων), comme lorsqu’on parle de blé échangé pour de l’avoine à raison de trois mesures pour deux (σὺν ἡμιολίῳ) ». Notre traduction. Nous adoptons par souci d’intelligibilité, la correction du texte des manuscrits (σὺν ἡμιόνῳ) en σὺν ἡμιολίῳ proposée par J. Kühn et adoptée par M. Patillon, R. Goulet et T. Bénatouïl. Il y aurait eu confusion ΛΙ/Ν en onciales. Cf. annexe.

(δοκιμαστής)1, ce qui fait dans une certaine mesure référence au processus par lequel on détermine ou

l’on établit la valeur – dans ce cas une valeur d’échange. La notion d’ἀξία fait donc bel et bien référence elle-même ou de biais à un processus d’évaluation. Pourtant, cette acception d’ἀξία n’est pas en usage dans le corpus stoïcien. Quant à δόσις qui est censée la relayer dans cette acception, elle n’est elle-même présente en ce sens que dans ce même passage définitionnel2. Et τιμή fait pour sa part

davantage référence au devenir pratique – sous la forme d’un don matériel ou d’une attitude – d’un processus qui doit en outre être compris comme valorisation plus que comme évaluation, ce que l’on

traduit par « honneur », « récompense »3.

D’autre part, si aestimatio semble promouvoir une dimension active d’ἀξία4, et fournir un

véritable concept susceptible de rendre compte du processus d’évaluation, il convient de prendre en compte l’influence réciproque des deux concepts et l’effet d’une acception non active d’ἀξία sur aestimatio. Cette aestimatio se comporte en effet comme l’ἀξία au sens de « valeur ». En effet, elle est,

dans certains passages, très souvent elle-même quantifiée5 ou s’inscrit dans une problématique

relative à la quantification6 : on y distingue une acception quantifiable et une acception qui n’est pas

susceptible de degré. Du sens émerge de la rencontre entre les deux univers linguistiques et culturels qui infléchit le sens de chacune des deux notions : ἀξία se trouve traduite par un terme, aestimatio, qui exprime le processus de valorisation et, d’autre part, ce terme se comporte inversement comme une acception non active d’ἀξία puisqu’il se trouve quantifié. Aussi peut-on affirmer que si les termes

ἀξία, et ses relais – δόσις, τιμή, aestimatio – peuvent théoriquement rendre compte du processus

d’évaluation, ce ne sont pas eux qui sont utilisés par les premiers stoïciens. Les termes ἀξία et aestimatio se trouvent, dans l’usage, réservés pour exprimer la différence des choses, leur poids et tout particulièrement la différence de certaines réalités en fonction de leur conformité à la nature, des choses qui sont qualifiées par le fait qu’elles possèdent une certaine valeur positive ou négative en fonction de leur rapport à la nature et que les stoïciens appellent des « préférables » ou des

1 Stobée, Eclog., II, 7. 7f, t. II, p. 83, 12-13 W = en partie SVF III, 124 (= SVF III, Ant., 52) = LS 58D : « c’est ensuite la

compensation fixée par l’expert en estimation (ἡ ἀμοιβὴ τοῦ δοκιμαστοῦ) ». Notre traduction.

2 Parmi les six occurrences du terme chez Chrysippe, deux se retrouvent dans la définition à laquelle nous faisions

référence et les quatre autres se trouvent dans un autre passage de Stobée (Eclog. II, 7. 11k, t. II, p. 105, 11-23 W = SVF III, 684) où le terme n’a pas tant le sens de processus d’évaluation que celui de « don ». A. J. Pommeroy, Arius Didymus, Epitome of Stoic Ethic, Atlanta, 1999, traduit d’ailleurs avec raison par « contribution ».

3 Voir en ce sens Alexandre d’Aphrodise, Traité du destin, 35 (= p. 207, 4 Bruns) = SVF II, 1003 ; également SVF II

1004 ; SVF III 229a ; SVF III 358.

4 Voir ci-dessus pour les passages du De finibus.

5 Cicéron, De fin., III, xv, 51 ; xvi, 53 = SVF III, 129 ; 130 ; Ac. Post., I, 36-37 = SVF I, 191 ; 193. Sur ce point, voir T.

Bénatouïl, La pratique du stoïcisme, op. cit., p. 524, note 318. Nous y reviendrons.

« dépréférables »1. En ce qui concerne les verbes correspondants aux termes qui expriment la valeur

au sens de « prix » d’un côté ou d’ « honneur » ou de l’autre, ἀξίό-ω sert davantage de verbe introducteur qu’il n’exprime le fait qu’un individu porte un jugement discriminant. Τιμά-ω en revanche renvoie à un type d’évaluation bien particulier ou plutôt au traitement qui découle d’une valorisation positive. Associé à ἐπαίνω qui signifie « faire l’éloge de », il exprime la reconnaissance de la qualité d’un individu, autrement dit le fait de « récompenser » et il s’oppose à κολάζω qui signifie

« châtier » et qui est pour sa part associé au fait de blâmer (ψέγω) 2. Ces verbes n’expriment donc

qu’un aspect très spécifique de l’évaluation.

Quant à la notion de δοκιμασία, qui traduit très bien l’idée d’évaluation, elle n’est pas attestée

chez les premiers stoïciens. Le verbe δοκιμάζειν que l’on traduit généralement par évaluer3 est pour sa

part rarement employé4 et, en tant que verbe conjugué, il n’a pas d’usages significatifs dans la

perspective qui est la nôtre : il est la plupart du temps employé dans des contextes logiques5 ou bien

par les doxographes comme un verbe introducteur pour rendre compte de ce que « pensaient », « jugeaient », « estimaient » comme vrai les stoïciens6. Ses occurrences sous forme participiale –

trois au total – désignent l’homme compétent, celui qui sait évaluer, le δοκιμαστής7, ou bien les choses

en tant qu’elles sont évaluées, δοκιμαστά8, et non le processus lui-même qui demeure pourtant

impliqué dans ces acceptions.

Nous disposons donc de deux foyers de notions. Nous avons premièrement affaire à des substantifs et à des verbes qui expriment le jugement (δόγμα-δόξα/δοκέ-ω/δοξάζω, ὑπόληψις/ὑπολαμβάνω, κρίσις/κρίνω) et qui ont pour complément des notions positives ou négatives dont on peut dire, en anticipant, qu’elles ressortissent à la valeur mais qui ne s’expriment pas directement en terme d’ἀξία : l’utile (τὸ ὠφέλιμον) et le nuisible (τὸ βλαβερόν, τὸ ἀνωφελής) et les

1 Ce néologisme, qui s’inspire de la traduction d’A. J. Pommeroy, op. cit., a l’avantage de maintenir le parallèle qui existe

dans le couple grec προηγμένα / ἀποπροηγμένα (contrairement à la traduction par « choses à rejeter ») et il garde la connotation répulsive (ce que ne permet pas la traduction par « non préférable »). Ces notions seront explicitées par la suite.

2 On citerait par exemple κολάζω, ἐπαίνω s’opposant pour sa part à ψέγω. Voir à ce propos Alexandre d’Aphrodise, Traité

du destin, 37 (p. 210, 14 Bruns) = SVF II, 1005.

3 LSJ, s. v. δοκιμάζω.

4 On compte seulement neuf occurrences, dont trois participes substantivés qui désignent celui qui a la capacité

d’évaluer, l’homme compétent en matière d’évaluation.

5 Voir notamment Sextus Empiricus, Adv. Math., XI, 182 = SVF II, 97. 6 Voir par exemple Plutarque, De Stoic. Rep., XVII, 1041E = SVF III, 69.

7 Stobée, Eclog., II, 7. 7f, t. II, p. 83, 12-13 W = en partie SVF III, 125 (= SVF III, D. B. 47), texte cité ci-dessus et II, 7,

7f, p. 84, 6 W = en partie SVF III, 125.

termes qui leurs sont associés1, le bon ou le bien (τὸ ἁγαθόν) et le mal ou le mauvais (τὸ κακόν). Nous

disposons aussi de verbes formés sur des substantifs qui renvoient à la valeur mais qui n’expriment qu’un aspect très spécifique de l’évaluation. Cela fait en dernière instance référence à un seul et même processus, dont il convient à présent de rendre compte et qui relève d’une réflexion sur le jugement ou l’opinion et la manière dont ils se forment.