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Le VIH/sida comme enjeu pour la sécurité internationale, une mise en problème complémentaire

Retour historique sur la construction « exceptionnaliste » de la maladie

1.2. Diffusion de l’exceptionnalisme et construction du champ du VIH à l’échelle internationale

1.2.3. Le VIH/sida comme enjeu pour la sécurité internationale, une mise en problème complémentaire

La construction du VIH/sida comme maladie exceptionnelle au niveau international n’a donc pas seulement été le résultat d’un travail militant qui a permis une trans- position de la définition du problème telle qu’elle avait été construite dans les pays industrialisés. La requalification de l’épidémie comme problème de sécurité interna- tionale – ce qui est régulièrement désigné comme une « securitization of AIDS »29– a

également contribué à sa mise en problème comme maladie exceptionnelle au niveau international en renforçant son caractère de maladie particulière contre laquelle il était nécessaire de lutter d’urgence.

Mais la construction du VIH comme problème de sécurité internationale s’inscrit également dans une autre dynamique. En effet, cette mise en sens de l’épidémie de VIH/sida conduit à intégrer l’épidémie au niveau des « high politics » (c’est-à- dire des politiques ayant pour objet la survie de l’État) et des domaines (défense, sécurité) qui font partie des intérêts bénéficiant traditionnellement de la plus grande attention des États à l’échelle internationale. L’engagement politique et financier des États occidentaux en faveur de la coopération internationale dans le domaine du VIH (notamment des États-Unis dans ce cas) s’explique alors très bien, dans une perspective réaliste des relations internationales, puisque la lutte contre le VIH/sida dans d’autres pays devient une manière de protéger les intérêts nationaux de ces États.

29. Cette expression employée dans certains articles en anglais n’a pas véritablement de traduction en français et nous la laissons donc ainsi dans le texte.

L’émergence du VIH/sida sur l’agenda international comme question de sécurité se produit à la fin des années 1990. D’une certaine manière, celle-ci a tout d’abord eu lieu sous une forme « négative ». En effet, la reconnaissance de la diffusion de l’épidémie en Afrique conduisit à des « plaintes » contre les pays occidentaux (et face à leur inaction), accusés de nier les liens entre VIH et sécurité, voire de ne pas être mécontents de laisser toutes ces morts se produire en Afrique (Prins 2004, 940). Mais le recadrage de cette question sous la forme d’un problème de sécurité se produisit principalement sous une forme « positive » par le biais de la réalisation progressive que « le sida était aussi déstabilisant que n’importe quelle guerre » et que l’épidémie posait en fait « une menace directe sur la sécurité » (Prins 2004, 940–941).

La première phase de la construction du VIH comme question de sécurité inter- nationale – le sida comme vecteur de déstabilisation des sociétés – se rattache à l’observation et la prédiction des implications et des conséquences multiples de la propagation de l’épidémie de VIH/sida dans les sociétés africaines. Prenant comme point de départ la hausse de la mortalité que l’épidémie provoque et la baisse de l’espérance de vie qui s’en suit, ce type d’analyse prédit ainsi que le VIH/sida peut avoir un impact suffisamment fort pour bouleverser l’organisation politique, sociale et économique de la société toute entière (De Waal 2003). Nous reviendrons plus en détail sur ces analyses dans la section suivante. Les liens établis entre VIH/sida et sécurité peuvent aller très loin, dans le cadre d’une construction à la fois très lâche et très précise de ce lien (Prins 2004), certains arguments allant même jusqu’à postuler les liens potentiels du VIH avec le terrorisme en établissant un lien entre VIH et « États faillis » puis « États faillis » et terrorisme international (McInnes 2006, 316). Le deuxième lien, plus direct, établi entre VIH et sécurité s’intéresse aux inter- actions qui existent entre militaires/guerre et VIH (Whiteside, De Waal et Gebre- Tensae 2006, 201). D’après ces analyses, les militaires auraient un taux de séropré- valence plus élevé que la population civile des pays dans lesquels ils se trouvent et pourraient ainsi devenir des vecteurs de la transmission du VIH et infecter les po- pulations au lieu de les protéger. C’est d’ailleurs cet aspect de la question appliqué aux soldats mobilisés pour les opérations de maintien de la paix organisées par les Nations-Unies qui a d’abord fortement inquiété au niveau international (Prins 2004, 942). Ensuite, en décimant les rangs des forces armées et notamment les personnes qualifiées, le VIH/sida met en danger le fonctionnement normal des forces militaires. Enfin, la guerre, à travers les violences sexuelles qui y sont perpétrées participe à la diffusion de l’épidémie dans les population.

tructeur et donc par sa capacité à remettre en cause la sécurité internationale. Une analyse plus fine de ces arguments et prédictions développées autour de ce lien incite cependant à en souligner la nature « spéculative et sans doute un exemple de scénario du pire » – ces arguments étant, pour la plupart, énoncés sans lien avec des données (McInnes 2006, 317). En effet, le manque de matérialisation de ces prédictions et l’absence de véritable « crise politique » provoquée par le VIH/sida dans les pays africains invite à relativiser cette conception (De Waal 2006). En ce qui concerne la question des forces armées et de la menace que représenterait le VIH/sida dans ce domaine, un retour sur ces théories quelques années après leur élaboration met en avant le manque criant d’études de cas permettant de prouver le bien-fondé de ces théories. « Il y a des données scientifiques solides et beaucoup de fortes considérations qui suggèrent que le danger a été sur-estimé et que les armées ont la capacité de résis- ter à ces menaces » par une gestion stratégique de leur personnel qu’elles pratiquent déjà : démobilisation du personnel, multiplication des soldats formés à une même tâche, etc. (Whiteside, De Waal et Gebre-Tensae 2006, 212). Enfin, une analyse de la diffusion du VIH/sida en période de conflits armés démontre que si cette situation est effectivement possible, l’inverse a également été décrit : c’est en effet souvent en période de post-conflit, lorsque la mobilité des populations et les échanges avec les autres pays reprennent, que les taux d’infection du VIH/sida augmentent alors qu’ils étaient restés stables durant la période de conflit (McInnes 2006, 324–325).

Cette requalification du VIH/sida comme question de sécurité s’inscrit en fait dans une redéfinition plus large du concept de sécurité en cours dans les années 1990. En effet, la fin de la guerre froide et le processus de mondialisation ont conduit à des bouleversements dans le type de menaces à la sécurité auxquelles le monde doit faire face. Ce ne sont plus les menaces extérieures posées par d’autres États qui dominent la scène internationale mais des menaces multiformes, dépassant les frontières et menaçant les individus : crime international, migrations, épidémies, conflits ethniques et religieux, dégradation de l’environnement, fossé toujours grandissant entre le Nord et le Sud (Basty 2008, 36). Face à ces nouvelles menaces, les concepts traditionnels de sécurité ne sont plus opérationnels. Le concept de « sécurité humaine » apparu dans les années 1990 a donc vocation à prendre en compte ces bouleversements (voir l’encadré 1.2.2). La pandémie du VIH/sida s’intègre parfaitement bien dans cette nouvelle conception de la sécurité. Maladie de la mondialisation, son impact sur le développement et sa construction en lien avec des droits de l’homme en font un exemple parfait de ces nouvelles menaces qui pèsent sur les individus et ne peuvent être saisies par l’intermédiaire du concept traditionnel de la sécurité.

Encadré 1.2.2: La « sécurité humaine ». Le concept de « sécurité humaine » apparaît dans le « Rapport mondial sur le développement humain » publié par le PNUD en 1994. Dans un chapitre intitulé « les nouvelles dimensions de la sécurité humaine », le PNUD définit ce nouveau concept centré sur la sécurité des indivi- dus – et non plus des États – et définit sept grands domaines interdépendants de la sécurité : économique, alimentaire, sanitaire, de l’environnement, personnelle, de la communauté, politique (PNUD 1994, 23–36). Cette conception de la sécu- rité humaine est donc profondément liée à la question du développement puisque « c’est du développement et non des armes que peut naître la sécurité humaine » (PNUD 1994, 1). Cette approche – construite autour de l’« absence de besoins » (développement) – est complétée par celle promue par le gouvernement canadien et qui met l’accent sur « la sécurité face à la violence politique », promouvant donc la question de l’« absence de peur » (droits de l’homme) (Kaldor et Marcoux 2006, 903–904).

C’est aux États-Unis que la construction du VIH/sida comme problème de sécurité internationale a été principalement développée. En effet, à la suite de l’évolution des méthodologies utilisées par les agences de renseignement pour analyser les menaces à la sécurité, le sida est défini comme « une menace pour la sécurité nationale des États-Unis » (Prins 2004, 946). Cette construction se traduit par la publication en janvier 2000 d’un rapport du National Intelligence Council (conseil de la CIA) sur « la menace des maladies infectieuses mondiales et ses implications pour la sécurité des États-Unis » qui en détaille cinq aspects particuliers :

— menace directe sur la santé des Américains,

— affaiblissement des capacités militaires de certains pays,

— ralentissement du développement socio-économique des pays en développement et des ex-pays communistes qui pourrait conduire à des guerres civiles et des crises humanitaires,

— tensions entre pays en développement et pays développés autour des questions d’embargos liés aux épidémies et de contrôle de l’immigration,

— menace de terrorisme biologique contre les États-Unis ou des Américains à l’étranger (Gordon 2000, 37).

Un deuxième rapport du même conseil en septembre 2002 annonce le danger potentiel représenté par la « prochaine vague » de l’épidémie de VIH/sida se propageant à des pays stratégiques comme la Chine, l’Inde, l’Éthiopie, la Russie et le Nigéria (Gordon 2002)30.

En parallèle à la publication de ces rapports, c’est bien l’administration Clinton qui pousse fin 1999 à la tenue d’une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU autour de la question du VIH/sida, que les autres membres du Conseil acceptent avec réticence (Prins 2004, 941). La tenue, le 10 janvier 2000, de la première réunion du Conseil de sécurité jamais consacrée à une maladie a pour objet : « la situation en Afrique : l’impact du sida sur la paix et la sécurité en Afrique ». Présidée par Al Gore, alors vice-président des États-Unis, cette séance montre la reconnaissance internationale de l’épidémie comme question de sécurité internationale (ainsi que le rôle que les États-Unis jouent dans ce processus) et affirme la nécessité de faire de la lutte contre le VIH/sida « une priorité immédiate » internationale (United Nations 2000).

Cette construction du VIH/sida comme problème de sécurité internationale par- ticipe donc au renforcement de la priorité accordée à cette question par les gouver- nements occidentaux et contribue à l’engagement politique et financier en faveur de cette question. Dans le cas des États-Unis, cela se traduit quelques années plus tard par la mise en place du PEPFAR (President’s emergency fund for AIDS relief ) par l’administration Bush31. Ce programme de lutte contre le VIH/sida mis en place en

2003 se concentre sur quinze pays cibles auxquels il apporte les ressources pour la mise en place de programmes de prévention et de traitement pour un montant de 15 milliards de dollars pour la période 2003–2008, faisant de lui l’un des bailleurs internationaux les plus importants de la lutte contre le sida.

La création de ce programme répond principalement à des impératifs électoraux nationaux et à des enjeux politiques internes aux États-Unis – une volonté de « mo- raliser » la politique étrangère des États-Unis afin de satisfaire à la fois les nouveaux conservateurs et la droite chrétienne – mais l’idée qu’il faut lutter contre le VIH/sida pour protéger la sécurité internationale joue également un rôle dans ce processus. En effet, des acteurs comme Colin Powell, secrétaire d’État des États-Unis de 2001 à 2005, et Condoleeza Rice, Conseillère à la sécurité nationale pour la même période, se

30. Plusieurs années après la publication de ce rapport, force est de constater que ses prédictions catastrophistes ne se sont pas réalisées.

31. Pour une analyse détaillée de la création du PEPFAR et de ses enjeux, voir la thèse d’Élise Demange (2010, 289–301). Le Bénin n’ayant pas été sélectionné comme pays cible pour les actions de lutte contre le VIH/sida du PEPFAR, nous n’évoquerons plus véritablement ce programme dans la suite de ce travail.

positionnent dans une tradition réaliste des relations internationales dans laquelle la politique étrangère des États-Unis doit être caractérisée par la poursuite de l’intérêt national défini notamment en termes de sécurité (Demange 2010, 309–310).

La prise de conscience progressive que la propagation très forte et très rapide de l’épidémie de VIH/sida dans les pays en développement peut avoir des conséquences sur les pays industrialisés conduit à la requalification de la maladie comme enjeu de sécurité internationale. Si cette construction apparaît parfois en décalage par rapport à la construction du VIH/sida selon une vision en termes de droits de l’homme – voire en opposition –, la manière dont les liens sont théorisés entre VIH et sécurité (ainsi que la conception de la sécurité que cela suppose) ne sont pas si éloignés de cette première construction. De plus, cette requalification de l’épidémie participe aussi à la mise en problème exceptionnelle du VIH car elle réactive la notion d’urgence qui la sous-tend et conduit ainsi au renforcement de la mobilisation internationale en faveur de la lutte contre cette pandémie. Comme l’écrit Colin McInnes, « il y a plus qu’une suspicion que le mouvement de sécurisation [securitizing move] faisait partie d’une tentative d’obtenir une plus grande attention politique pour la crise du VIH/sida » (McInnes 2006, 326).

1.2.4. Crise économique et problèmes concurrents : vers un

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