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2.1.3 2005–2009 : mise en œuvre de l’exceptionnalité du VIH

2.1.4. Depuis 2010 : une stabilisation progressive du champ ?

Après la période 2005–2009 de mise en œuvre de l’accès universel au traitement, les années suivantes semblent marquer un certain « apaisement » de la situation au sein du champ du VIH au Bénin. Le désengagement de certains acteurs et la simplification des protocoles de financement et d’organisation ouvre la possibilité à une stabilisation de ce champ à travers une certaine routinisation de son fonctionnement. La mise en discours des « bons » résultats du Bénin en matière de prise en charge liée à la constitution de cette période impose de revenir d’abord sur ce que signifient vraiment ces résultats.

29. Voir notamment la section 1.2.4 du chapitre 1 pour une analyse détaillée des mécanismes de remise en cause de l’exceptionnalité du VIH/sida et la section 2.3.1 de ce chapitre pour une analyse de l’émergence des enjeux de la chronicisation à l’échelle internationale.

De bons résultats officiels qui cachent des problèmes. La politique nationale d’accès au traitement mise en place durant les années précédentes au Bénin obtient de bons résultats dans les classements internationaux de la lutte contre le VIH/sida dans les pays en développement. En 2011, le taux de couverture par les ARV atteignait 67 %. Bien évidemment, il est possible d’émettre de nombreuses critiques et réserves quant à la manière dont les données utilisées pour ces classements sont collectées et ce qu’elles permettent véritablement de mesurer. En effet, de manière générale, le système de collecte de données dans le domaine de la santé est loin d’être performant et la qualité des informations récoltées peut donc être mise en doute30. En outre, les

calculs en termes de pourcentage sont souvent trompeurs. En effet, le Bénin, pays dont la population s’élève à environ 9 millions de personnes, n’a finalement réussi à rendre le traitement accessible « qu’à » 23 400 patients adultes en 2012 (sur un total de 34 000 adultes qui seraient éligibles) alors que son voisin nigérian, avec un taux de couverture d’à peine 36 %, compte environ 460 000 adultes sous traitement (sur un total de 1,3 millions d’adultes éligibles)31. Il semble dès lors presque impossible

de comparer des situations aussi divergentes et relativise également le « succès » de cette politique.

De plus, en ce qui concerne le suivi de la prise en charge des patients séropositifs en particulier, il est difficile de suivre de manière efficace les patients sur la longue durée (cas d’inobservance, d’abandon, de décès, de changement de centre, etc.). Les informations obtenues sur l’accès au traitement sont donc plus souvent des données d’initiation du traitement que de suivi du traitement – avec le risque de compter des doublons ou des mises sous traitement qui n’ont pas duré. La définition internatio- nale des données à collecter peut alors être analysée comme un « instrument d’action publique », orientant les politiques à mettre en œuvre (Lascoumes et Le Galès 2005).

30. Le Système national d’information et de gestion sanitaire est l’instrument de collecte des données relatives au fonctionnement du système de santé. La verticalité des politiques du VIH a d’abord conduit à la mise en œuvre de protocoles additionnels pour la collecte des données, réalisée, en ce qui concerne la prise en charge, par les équipes des CIPEC à l’échelle de chaque département. Dans le contexte des « Three Ones », les acteurs nationaux et internationaux ont tenté de collaborer à la mise en œuvre d’un « système unique de suivi-évaluation » pour pallier le manque de cohérence et les doublons créés par la coexistence de plusieurs systèmes de collecte et de coordination de cette collecte (CNLS 2009). La situation demeure cependant problématique puisque des difficultés liées à la « gouvernance », la « qualité des ressources humaines » et le « renseignement des indicateurs » persistent, particulièrement liées au manque de ressources du CNLS pour coordonner la mise en œuvre de ce système et aux difficultés de recueil des données dans les centres de santé (CNLS 2012a, 59–66).

31. Ces données sont disponibles sur le site de l’ONUSIDA. Voir : ONUSIDA. Data & analysis, « Data tools », « AIDSinfo », [En ligne]. http://www.unaids.org/en/dataanalysis/datatools/ aidsinfo/ (consultée le 3 novembre 2013).

En effet, la mise en comparaison internationale de taux de couverture par les anti- rétroviraux conduit les acteurs à orienter les politiques vers des mesures d’initiation au traitement (toujours agrandir le nombre de patients pris en charge dans un centre de santé) au détriment d’autres indicateurs et orientations possibles. Par exemple, les taux de rétention des patients au-delà d’un an, de deux ans, plus représentatifs d’une politique articulée autour d’une conception du VIH comme maladie chronique, pourraient également offrir des éléments intéressants pour mesurer le « succès » de la diffusion de l’accès au traitement32.

Enfin, les objectifs définis à l’échelle internationale sont assez flous et relèvent plus d’un buzzword que d’un objectif précis de politique. Ainsi, l’objectif d’« accès universel aux traitements » est défini comme « l’objectif d’atteindre au moins 80 % de couverture de traitement pour ceux qui en ont besoin » (WHO 2006b, 29) puisque un objectif de 100 % n’est « pas raisonnable parce que des aspects non quantitatifs de couverture doivent être pris en considération » comme les enjeux d’acceptabilité, de coût et de besoins perçus (Thieren 2005). Cette définition de l’accès universel aux traitements est d’autant plus floue qu’elle est également liée à la base sur laquelle sont définis les critères d’éligibilité – à savoir quelles personnes sont considérées comme appartenant au groupe des patients qui devraient avoir accès aux antirétroviraux. Et la taille de ce groupe évolue selon l’établissement, par l’OMS, du niveau de taux de CD4 servant de référence à l’initiation du traitement33.

Par ailleurs, au-delà de ces nuances en termes de calculs des indicateurs, ces taux nationaux obtenus par accumulation de données cachent bien souvent une diversité de situations et des résultats plus disparates à l’échelle locale, dans différents types de population ou différents groupes. Cette remarque illustre bien les réorientations actuelles de la politique d’accès au traitement du Bénin. En effet, le processus de décentralisation et de passage à l’échelle a conduit à des résultats plutôt positifs en termes d’accès au traitement pour les adultes puisque le Bénin est aujourd’hui classé dans la catégorie « 60–79 % des personnes éligibles au traitement antirétroviral le reçoivent » en 2011 (UNAIDS 2012, 57). En ce qui concerne d’autres aspects de la prise en charge comme la prévention de la transmission mère-enfant ou le sida

32. Dans les rapports plus récents de l’ONUSIDA, il existe effectivement un début de mise en comparaison des pays autour des taux de rétention des systèmes de santé. Mais la place accordée à cet indicateur demeure moins prédominante que celle dont bénéficient les taux de couverture par les ARV, comme l’illustre la comparaison limitée proposée pour le premier indicateur : seuls sept pays sont comparés en 2012 (UNAIDS 2012, 54). Les données existent (elles sont disponibles sur le site de l’ONUSIDA) mais elles demeurent donc un indicateur secondaire.

pédiatrique, les résultats sont nettement moins bons34. C’est donc sur ces « niches » que les enjeux de la lutte contre le VIH/sida se déplacent aujourd’hui. De même, c’est la question d’une évolution d’un modèle de santé publique de la prise en charge à une approche mobilisant des niveaux de technologie plus élevés – comme le montrent les débats autour de la généralisation du recours à la mesure de la charge virale pour la détection des échecs de traitement35 – qui émerge progressivement.

La présentation quantifiée des résultats de la politique d’accès au traitement ne doit donc pas faire oublier les difficultés qui persistent et les disparités qu’elle cache.

Une baisse du nombre d’acteurs internationaux qui simplifie l’organisation de la politique mais renforce sa dépendance. En ce qui concerne les acteurs, la fin de nombreux projets de lutte contre le VIH/sida, aussi bien dans la prévention que dans le traitement, a singulièrement simplifié la structuration du champ. Avec le départ des programmes de la Banque mondiale et de la Fondation Clinton, le Fonds mondial de lutte contre le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme devient, et de loin, le plus important fournisseur de traitements antirétroviraux au Bénin. Les ONG internationales qui avaient mis en œuvre des programmes d’accès au traitement au Bénin ont terminé leurs programmes à la fin de la période précédente et se sont retirées du Bénin. Comme nous l’analyserons plus loin, l’absence de liens très forts entre les réseaux transnationaux d’ONG de lutte contre le VIH/sida et les acteurs non gouvernementaux au Bénin n’a pas permis d’attirer de nouveaux projets de prise en charge des patients, et ce d’autant plus que le contexte de crise financière a tendance à réduire les ressources disponibles pour l’élaboration de nouveaux programmes.

Cette réorganisation autour du projet financé par le Fonds mondial a conduit, d’une part, à une augmentation des financements demandés auprès de ce bailleur – ce qui a été alloué dans une certaine mesure36 – et une diversification des bénéficiaires. En

effet, la gestion du projet du round 9 a été confiée à la fois au Programme national

34. En effet, le Bénin est classé dans la catégorie « 25–49 % des femmes enceintes séropositives reçoivent un traitement antirétroviral (excluant la Névirapine en dose unique) pour prévenir la pré- vention de la transmission mère-enfant » et le taux de couverture des enfants éligibles au traitement qui y ont accès était à 24 % en 2011 (UNAIDS 2012, 45). Voir également l’annexe B.

35. Jusqu’à maintenant, c’est le comptage des CD4 qui était principalement utilisé pour détecter les échecs thérapeutiques. Moins précise mais également moins coûteuse et plus facile à utiliser, la mesure avait été privilégiée dans le cadre d’une approche dite de santé publique.

36. D’après nos interviewés, le Fonds mondial demande régulièrement que le budget proposé par le pays soit revu à la baisse, autour de 10 %, mais les difficultés financières récentes et l’augmentation de budget demandée par le Bénin a conduit à des demandes de réduction plus fortes du budget total (entretiens, acteurs étatiques et non gouvernementaux). L’augmentation du budget alloué à cette subvention a donc été accordée mais dans une mesure moindre que celle demandée.

de lutte contre le VIH/sida pour la partie publique, à Plan Bénin pour la partie communautaire et à SEIB (entreprise de bâtiment) pour la partie du secteur privé. Cette répartition nous permet de souligner deux aspects nouveaux, représentatifs des évolutions internationales et nationales de la lutte contre le sida. D’une part, c’est finalement le PNLS, sans intermédiaire, qui devient récipiendaire du Fonds mondial. C’est la première fois que la « partie nationale » est directement en charge de la gestion du projet. Si c’est une avancée en termes de souveraineté, les débuts de cette gestion ont été suffisamment chaotiques pour paraître justifier les arguments habituels des acteurs internationaux autour de l’incapacité des administrations africaines à gérer correctement ces projets de développement. Il faut aussi souligner que c’est à la demande du Fonds mondial que le PNLS est devenu « récipiendaire principal » – au motif que le Programme national de lutte contre la tuberculose était entre temps devenu « récipiendaire principal » en ce qui concerne la tuberculose. La demande de subvention auprès du Fonds mondial avait en effet été déposée par les acteurs nationaux en ayant choisi l’UGFM pour gérer la subvention et c’est le Fonds mondial qui a ensuite décidé de demander au pays de changer le bénéficiaire (entretien, acteur non gouvernemental national).

D’autre part, la répartition du projet entre secteur « privé », secteur « public » et secteur « communautaire » ainsi que la réorientation des priorités du projet montrent l’appropriation par les acteurs béninois des évolutions récentes des principes inter- nationaux de la lutte contre le VIH/sida : mise en pratique poussée de la multisec- torialité et émergence du concept de « renforcement des systèmes de santé » comme objectif central de la lutte contre le VIH/sida. Enfin, la baisse du nombre d’acteurs internationaux impliqués dans la mise en œuvre des programmes de lutte contre le VIH/sida au Bénin et le recentrage autour du Fonds mondial ont participé à la sim- plification des procédures. Les acteurs nationaux ne doivent donc plus se conformer qu’aux procédures du Fonds mondial (et toujours aux recommandations des agences de l’ONU), aussi complexes qu’elles soient ressenties (notes de terrain, janvier–mars 2012). Cette simplification se retrouve également dans le transfert des fonctions d’ap- provisionnement et de distribution des médicaments antirétroviraux à la Centrale d’achat des médicaments essentiels (CAME) et avec le renforcement du panier com- mun, par contraste avec le bricolage caractéristique des périodes précédentes.

Cependant, à l’inverse, cette dépendance presque unique à un bailleur place éga- lement le Bénin dans une situation de dépendance accrue puisqu’il n’existe aucun contre-poids au Fonds mondial et quasiment aucune source alternative de finance- ment pour la lutte contre le VIH/sida. Or, comme le montre les campagnes de « re-

constitution » du Fonds mondial, la pérennité des financements accordés au Fonds mondial n’est pas assurée37.

Pour revenir rapidement ici sur la situation d’ESTHER, il est intéressant de consta- ter que cette organisation semble se positionner par contraste avec les autres acteurs internationaux. En effet, si, pour eux, cette période est plutôt synonyme de réduc- tion des activités, ESTHER a, au contraire, développé son programme au Bénin. Cette organisation est devenue en 2011 à la fois « sous-récipiendaire » du Fonds mondial pour la gestion du programme des médiateurs38 et gestionnaire d’un pro-

gramme d’UNITAID (articulé autour d’objectifs d’amélioration de la gestion et de l’utilisation des traitements antirétroviraux dans la prise en charge, notamment pour le sida pédiatrique et les traitements de seconde ligne39). Ce renforcement du pro-

gramme d’ESTHER (qui s’opère autour d’aspects particuliers de la politique) semble confirmer à la fois le repositionnement de la politique d’accès au traitement autour des questions de renforcement des niveaux technologiques de la prise en charge et la place de plus en plus centrale accordée aux « niches », signe d’une évolution des orientations de la politique.

Cette analyse chronologique de la construction de la politique d’accès au traitement au Bénin nous a permis de mettre en évidence un processus fortement lié aux dyna- miques de l’échelle internationale et reposant sur une mise en pratique des principes et du cadre cognitif et normatif exceptionnaliste de la lutte contre le sida promus à cette échelle. La coproduction et la transnationalisation de l’action publique com- binées au principe d’urgence au cœur de la construction exceptionnelle du VIH ont conduit à une mise en œuvre rapide de la politique d’accès au traitement. Cette concentration sur le court terme et l’urgence a également privilégié une logique de

37. Le Fonds mondial n’a en effet pas de financements propres mais dépend de la générosité de donateurs extérieurs (principalement les pays industrialisés ainsi que quelques donateurs privés). Tous les trois ans, le secrétariat du Fonds mondial réalise une analyse de ses besoins financiers et lance un appel aux donations durant lequel les différents donateurs « promettent » leurs contributions pour cette période. Ce sont donc les pays industrialisés qui décident des montants disponibles au Fonds mondial pour les activités des trois prochaines années. Voir : The Global Fund to Fight against AIDS, Tuberculosis and Malaria. Partenaires, « Mécanismes de reconstitution des ressources », [En ligne]. http://www.theglobalfund.org/fr/replenishment/ (consultée le 24 novembre 2013).

38. Les médiateurs sont des personnes vivant avec le VIH ou des agents communautaires chargés des aspects psycho-sociaux et nutritionnels de la prise en charge, voire de conseil pour le dépistage, pensés en complément de la prise en charge médicale délivrée par le personnel de santé dans la structure de soins. Au Bénin, le Fonds mondial de lutte contre le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme est depuis plusieurs années le bailleur principal (voire unique) de ces programmes d’accompagnement psycho-social.

« bricolage » de l’action publique dans un champ où la multiplication des acteurs ex- térieurs (dans le cadre d’une politique de développement) et le brouillage des échelles de l’action publique soulignent l’incertitude et les tâtonnements qui guident le pro- cessus de construction de la politique d’accès au traitement.

La mise en place d’une politique d’accès au traitement s’inscrit donc à l’inter- face entre échelle nationale et internationale. Mais elle s’insère également au sein de jeux d’acteurs et d’enjeux spécifiques à la trajectoire nationale du Bénin. Ce sont ces problématiques transversales au champ que nous analyserons dans la section sui- vante afin de mieux caractériser le cas du Bénin et de l’inscrire dans une mise en comparaison internationale.

2.2. Caractériser la politique d’accès au traitement

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