Chapitre II : Le besoin de finalité pour comprendre l’action
2. La vie comprise par une finalité qui la dépasse
Remarques générales :
Dans la lettre qu’il adresse à Christian Garve (le 7 Août 1783), Kant explique que c’est
par une pensée « humainement sensible », que l’on donne aux dons de l’esprit leur véritable
valeur. Puis, dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant parle
de la possibilité de diriger les actions humaines, selon des lois universelles valables pour toute
l’humanité d’une façon cosmopolitique qui est dite « finale ». Dans ce raisonnement, la
« félicité » ou la « perfection » est envisagé uniquement, par la « raison », et non plus par
« l’instinct ». En effet, pour Kant, c’est par son « intelligence » et la « bonté de son vouloir »,
que l’homme peut trouver les lumières de la raison (universelle). Ce n’est pas par la recherche
de son bonheur, ni par celle de son « bien-être » individuel, que l’homme peut atteindre une
« estime raisonnable de soi ». Cette estime, c’est en travaillant à s’élever (moralement), par sa
bonne « conduite », que l’homme peut la trouver. En somme, c’est en se conduisant de façon
« morale », que l’homme devient « digne » de la vie et du bien-être. (T. II, p. 191).
C’est donc en renonçant à ses inclinations animales et égoïstes, que l’homme peut
obéir à une volonté, qui est « universellement valable ». Il s’agit de renoncer à sa volonté
« particulière » (individuelle). À l’inverse, c’est par une bonne volonté (universelle), que
l’espèce humaine peut espérer atteindre une destination idéale (et morale). Cela signifie que
pour atteindre les lumières ultimes de la raison, il faut quitter définitivement « l’animalité ».
C’est uniquement de cette façon, que l’on peut espérer atteindre le « degré
suprême d’humanité ». (T. II, p. 198). Atteindre les lumières de la raison consiste donc pour
l’homme « éclairé », à se diriger vers le bien. Ces lumières consistent à espérer un « dessein
rationnel parfait », pour l’humanité. Concrètement, cela nécessite de s’intéresser au « bien
commun », et sur le plan cosmopolitique, il s’agit de travailler au bien de l’humanité dans son
ensemble. L’humanité morale, réunie sous des lois communes, est un but que la
philosophie considère comme juste et rationnel.
Pour parvenir à un bien commun, la Réponse à la question : qu’est-ce que les
lumières ? propose à chacun de se servir de son propre entendement, il propose de « penser »
par soi-même. Il suggère de raisonner dans l’intérêt de la communauté, d’une manière active
(et non plus passive). Pour chaque humain, il est question de réfléchir en fonction de son
« devoir de citoyen » cosmopolitique (et non plus de façon individuelle) car cela contribue à
faire avancer la vie commune vers un état meilleur. Il s’agit de raisonner en tant que membre
de la société (en tant que citoyen du monde). Car en réalité, le projet des « lumières » consiste
à améliorer progressivement « l’humanité » (vers plus de moralité). Pour cela, il faut que
chacun se serve de sa liberté et de son intelligence, ceci afin d’arriver à obtenir une « pensée
libre ». De cette manière, chacun sera de plus en plus apte à « agir librement » (et ainsi
chacun pourra faire le choix de la moralité). Par suite, en n’agissant non plus comme une
« machine », mais comme une personne libre, il sera possible de traiter l’homme
conformément à sa « dignité ». (T. II, p. 217).
La loi morale s’oppose à la loi naturelle. Cependant, il apparaît aussi que d’un point de
vue transcendantal, le bien peut être la « condition » du bonheur. Cela signifie que le point de
vue « universel » peut déterminer : le point de vue individuel. Le devoir peut diriger nos
désirs. Ainsi, par la liberté, nous pouvons choisir d’orienter nos actions vers le bien, et non
pas vers le bonheur. L’autonomie dont nous disposons peut nous permettre de faire des choix
éthiques, elle suppose une humanité qui soit plus forte que l’animalité. Cette finalité
suppose aussi des règles (intelligibles), qui soient plus fortes que les impulsions (sensibles).
Enfin, cette fin suprême requière une volonté, capable de soumettre toutes les inclinations. Il
qui compte alors, ce n’est plus la chance (ni les opportunités), mais le mérite (et la dignité
d’être heureux). Cette idée du bien (comme destination commune pour toute l’humanité) est
proprement philosophique. De cette façon, le bonheur ne s’oppose plus à la recherche du bien,
car ce qui est recherché : c’est la dignité d’être heureux.
Dans la Critique de la faculté de juger, Kant explique que l’idée d’un « grand système
des fins » est une aide au progrès de notre exploration de la nature. (C3, p. 1174). Pour Kant,
l’unité, la régularité, l’ordre dans la corrélation des choses et leur convergence indiquent un
fondement unique de « l’harmonie » universelle. Elles témoignent de la « commune
dépendance de l’essence de toutes les choses à l’égard d’un seul grand fondement ». (Unique
Fond., p. 355 ; AK II, 97).
Par suite, penser la finalité nous permet d’envisager la rationalité comme un moyen de
connaissance élargie. Par exemple, en supposant l’existence de Dieu, on peut concevoir une
finalité de la « nature ». Cette finalité donne alors un sens aux principes pratiques, elle nous
conduit vers plus de « sagesse » dans nos jugements. Ce recours à la finalité a pour but de
conduire notre « espèce », jusqu’à un degré suprême « d’humanité ». Ce degré suprême
consiste à se comporter avec plus de sagesse, notamment grâce à la « culture ». De cette
façon, il est possible d’envisager une finalité d’ensemble. Par suite, la perspective de cette
finalité pose les conditions idéales pour comprendre le monde. Elle permet aussi d’envisager
chacune de nos actions, sous l’angle de la « rationalité » et de l’universalité.
Du point de vue critique, la finalité nous permet aussi de percevoir la différence entre
d’une part ce qui concerne notre esprit (l’intelligible), et d’autre part ce qui concerne nos cinq
sens (le sensible). De sorte qu’à partir du monde intelligible, on peut supposer qu’il n’existe
qu’une seule fin « idéale ». Cela signifie qu’en tant « qu’intelligence », l’humanité a la
capacité de concevoir un idéal de perfection. Cette perfection a un lien avec l’Idée d’une
« finalité suprême ». Elle est conforme aux lois universelles. Cette finalité est communiquée
par la « raison », elle requière des concepts « pratiques » d’action (c’est-à-dire des principes
moraux).
Concevoir une finalité aide à comprendre la « nature » et la vie humaine. Ce
raisonnement nous amène à concevoir une unité systématique (morale) des fins, qui se trouve
dans le « monde des intelligences ». En tant que système de la « liberté », le monde des
volontés peut être appelé « monde intelligible, c’est-à-dire moral » dont les « fins suprêmes »
sont celles de la « moralité ». Elles sont accessibles par la raison. De ce point de vue, il s’agit
d’une finalité pratique, qui est pensée dans « l’idée » d’une volonté « libre ». Cette idée
constitue un principe « métaphysique » qui permet de donner à l’action humaine une finalité
suprême. Il s’agit de concevoir un monde tel qu’il « peut être suivant la liberté des êtres
raisonnables ». Et aussi de le concevoir tel qu’il « doit être suivant les lois nécessaires de la
moralité ». Ce monde (tel qu’il doit être), Kant l’appelle un monde moral. En ce sens, il est
simplement « pensé comme monde intelligible », et non pas comme monde sensible, car il fait
abstraction de la « faiblesse » et de « l’impureté » de la nature humaine. Kant propose alors
que cette « idée pratique » puisse être tout simplement l’idée d’un « monde moral ». (C1, p.
1367).
Mais il faut bien éviter de confondre la téléologie physique et la téléologie morale.
La téléologie physique cherche à comprendre comment l’idée de fin naturelle permet de
comprendre que les êtres de la nature sont un système. La téléologie morale se demande
si l’action de l’homme dans la nature peut correspondre à la finalité suprême de
l’humanité qui est morale. La finalité simplement physique et naturelle s’appuie sur une
analogie entre une idée de Dieu et l’image d’un artiste intelligent. La téléologie morale se
demande si un Dieu bon et sage accorde la création avec l’agir humain.
La téléologie correspond chez Kant à une supposition. On suppose que la perfection de
l’ensemble règle les parties et ces concepts nous font regarder le monde, comme s’il était issu
du « dessein » d’une « raison » suprême. De cette façon, la raison nous permet de « lier » les
choses du monde, suivant des lois « téléologiques ». Ceci nous conduit à concevoir une unité
« systématique » des choses. Et par suite, cela nous conduit à « supposer » une intelligence
« supérieure » comme cause de l’univers (comme une providence).
Pour Kant, il faut s’en tenir à cette « supposition », comme étant un principe purement
« régulateur ». Par exemple, penser que tout dans l’animal a son « utilité » est une supposition
régulatrice. En effet, l’animal ne pourrait vivre sans certains organes vitaux. Pour Kant, cette
supposition permet d’arriver à « l’unité » systématique la plus haute. Ceci au moyen de l’idée
de la « causalité finale » (de la cause suprême du monde), comme si cette cause (en tant
qu’intelligence suprême) avait tout fait d’après le « dessein le plus sage ». (C1, p. 1280).
Cette suprême sagesse nous permet d’envisager la « téléologie » d’un point de vue
« universel ». Il s’agit d’une « finalité » qui concerne les lois de la « nature ». Cette finalité
nous donne un principe régulateur, à partir d’une unité systématique, selon un « enchaînement
téléologique ». Ainsi, les lois universelles de la nature peuvent être envisagées par la « raison
humaine ». Le but est de donner une unité systématique à la « nature », en tant qu’elle est un
objet de notre « raison ». On peut alors penser que l’idée de la « sagesse suprême » est un
régulateur dans « l’investigation » de la nature. (C1, 1287).
En réalité, c’est « l’intelligence humaine », qui pense une « liaison » dans la diversité
de la nature. C’est l’intelligence qui produit le concept « transcendantal » d’une finalité de la
nature. En conséquence, c’est un « principe subjectif » (une maxime), qui permet cette finalité
et cette « unité ». Il s’agit de produire une « finalité formelle subjective » des objets. Cette
finalité provient de notre faculté de juger « téléologique ». Il est alors question de remarquer
une finalité dans les objets, par la raison et par la « réflexion ». (C3, p. 979).
Cela permet d’après les principes « transcendantaux » de « supposer » une finalité
subjective de la nature. Cette démarche est destinée à rendre compréhensible l’enchaînement
des expériences particulières, par « un système » (unique) de la nature. En définitive, le
concept de « fin » est possible, comme « appréciation téléologique » de la nature, et ceci par
analogie avec une « causalité finale ». Ainsi, chaque partie existe grâce aux autres, elle est
pensée comme existant aussi, pour les autres et pour le « tout ». Cela signifie que pour penser
la nature et la vie, on a besoin d’un concept, celui du « but final » (c’est-à-dire celui de la
finalité). Par suite, la « fin » de la nature elle-même doit être cherchée « au-delà » de la
nature. Dans ce raisonnement, l’idée de l’ensemble de la nature doit être pensée comme un
« système », selon la « règle des fins ». Pour Kant, il faut rechercher une « cause » universelle
(intelligente), qui agit selon des fins. Cette causalité intelligente est une « pure idée », qui sert
de « fil conducteur » pour la réflexion. (C3, p. 1183).
D’un point de vue subjectif, le concept de fin est pensé comme un fil conducteur, qui
rassemble tous les phénomènes, dans une « liaison » finale. Il s’agit de penser une loi
universelle qui soit capable de « subsumer » le particulier (tous les phénomènes particuliers),
sous l’universel. Cela permet la « dérivation » des lois particulières, à partir des lois
« universelles ». De cette façon, nous pouvons trouver un « fondement réel suprasensible »
pour la nature (dont nous faisons nous-mêmes partie).
Nous pouvons alors distinguer ce qui est de l’ordre de la « nature » et fonctionne selon
des lois « mécaniques », de ce qui n’est pas de l’ordre de la nature et se comprend selon des
lois « téléologiques ». Cette distinction permet de supposer une finalité de type providentielle,
qui pourrait expliquer un possible accord entre l’action des hommes dans l’histoire et leur
destination morale. Cela signifie que le principe « téléologique » admet de pousser aussi loin
que possible, non seulement l’explication « mécanique » des événements naturels (à condition
de ne pas perdre de vue que nous devons les « subordonner » à la « causalité finale »), mais
aussi la question des buts de la vie. Ainsi pour Kant, selon une « supposition » de notre raison,
nous reconnaissons une « finalité » (universelle) comme nécessaire en soi. Et parce que nous
en avons « besoin », nous sommes justifiés de « l’admettre » a priori, et d’en user tant que
cela peut nous « suffire ». Par suite, on peut considérer que le concept d’une « téléologie » de
la nature (a priori) se fonde sur le fait que nous percevons « en nous-mêmes » (par la raison),
un pouvoir de tout « relier » selon des « fins ». (Progrès méta., p. 1248).
Dans le document
Bien et bonheur chez Kant
(Page 157-164)