Chapitre I : Le problème du dualisme kantien
1. Problématique du dualisme kantien entre bonheur et moralité
La loi morale serait insensée si elle ne pouvait produire des effets dans la vie
morale des hommes : la quête de perfectionnement comme condition de l’exercice de la
loi morale dans la Critique de la raison pratique, c’est là que Kant met en œuvre la
notion de souverain bien. C’est dans l’effort vers le bien qu’il faut trouver le souverain
bien pour éviter de réduire le bonheur à une réalité technique et empirique.
Dans la Critique de la raison pratique, Kant explique que la loi morale est déjà
« contenue » dans le concept de souverain bien, comme « condition suprême ». Cela signifie
que l’existence du souverain bien est possible par notre « raison pratique ». La représentation
de son existence est le « principe déterminant » de la volonté pure. (Luc Ferry et Heinz
Wismann, T. II, p. 1501). En réalité, la loi morale est déjà contenue dans le concept du
souverain bien et elle est aussi « pensée » avec lui. Elle détermine ainsi la « volonté » d’après
le principe de « l’autonomie ». Grâce à cet ordre dans la façon de penser, tout s’accorde dans
« la plus parfaite harmonie ». (C2, p. 742 ; AK V, 110).
Cette harmonie correspond aux principes « actifs » du devoir. Ces principes nous
permettent de devenir un homme de « bien », c’est-à-dire de servir le bien « éthique ». En
d’autres termes, il s’agit de faire preuve d’une « bonne conduite » envers les autres (et envers
soi-même). Dans ce raisonnement, la bonne conduite est le but « véritable » de notre vie, elle
constitue le fond de toutes nos actions. Pour se « rendre digne » du bonheur, il faut avoir
l’intention « active » d’une bonne conduite, autrement dit, il faut mettre en pratique nos
bonnes intentions (dans la vie). On peut alors réaliser concrètement son intention « morale »,
par « l’action ». Puis, espérer atteindre une pure « foi » de la raison, qui est compréhensible
dans la mesure où chacun sait ce qui est « bien ». Cependant, chacun possède également une
« impuissance » en ce qui concerne le monde physique, notamment en ce qui concerne la
réalisation de son « bonheur » physique. En somme, ce qui rend un homme « meilleur » :
c’est son intention « vertueuse », c’est-à-dire son effort vers le « bien ».
On rencontre ici l’une des figures du dualisme kantien. D’un côté, la raison
détermine la morale de manière intelligible ; d’un autre côté, la vie sensible et le
bonheur appartiennent au monde empirique. Deux domaines (sensible et suprasensible)
se séparent, deux intelligibilités (technique et pratique) se distinguent. Deux philosophies
de l’homme (le phénoménal et le nouménal) peuvent rivaliser.
Deux interprétations du kantisme sont possibles : ou bien on estime que le
kantisme se ramène à cette opposition et l’on privilégie la coupure entre le sensible et
l’intelligible ; ou bien l’on considère que la tâche du kantisme a été de mettre la question
« qu’est-ce que l’homme ? » au centre de son œuvre. Et alors, on met au centre du
kantisme le fait que l’homme est à la fois sensible et rationnel, à la fois empirique et
moral, à la fois sensible et suprasensible. La question propre au kantisme devient alors :
comment être moral et heureux ? Comment être moral alors que l’on est un être de
désirs et de calculs ?
Dans les Notes sur la Logique et l’Opus postumum, on voit qu’en ce qui concerne la
philosophie d’après le concept « cosmique » (c’est-à-dire « cosmopolitique »), on peut se
poser quatre questions. La première : Que puis-je savoir ? concerne la « métaphysique ». La
deuxième : Que dois-je faire ? concerne la « morale ». La troisième : Que m’est-il permis
d’espérer ? concerne la « religion ». Et enfin la quatrième : Qu’est-ce que l’homme ?
concerne « l’anthropologie ». Kant précise qu’au fond, « on pourrait mettre tout cela au
compte de l’anthropologie, parce que les trois premières questions se rapportent à la
dernière ». (Notes, p. 1297 ; AK IX, 25).
Cette question (Qu’est-ce que l’homme ?) donne lieu aux questions les plus
profondes que Kant se pose à lui-même :
- Refuser le bonheur n’est pas une posture morale quand cela conduit à
l’immoralisme : il ne faut pas que le malheur soit une occasion d’immoralité.
Le rejet systématique du bonheur n’est pas inévitablement un vecteur de
moralité. Il est possible de tomber dans la haine du devoir (comme Schiller l’a
remarqué : « fais avec répugnance ce que le devoir t’ordonne »). Il est également
possible de faire de l’impossibilité d’être heureux à cause de la moralité, un dégoût de la
moralité : la misère, le désespoir peuvent conduire à démoraliser l’action, à justifier le
refus de la morale dans l’action. Le bonheur peut donc être indirectement lié à l’action
morale ; il semble que Kant cherche à produire une conception morale du bonheur au
lieu d’une conception empiriste, hédoniste ou utilitariste.
On peut analyser des cas où Kant implique le bonheur dans la moralité
elle-même. Par exemple, il faut se préoccuper de son bonheur non pour en faire un but
moral, mais pour empêcher que le malheur devienne une cause d’immoralité ou
d’indifférence à la morale.
Dans Les Fondements de la Métaphysique des mœurs, Kant explique qu’assurer « son
propre bonheur est un devoir » (au moins indirect) ; car le fait de « ne pas être content » de
son état, de vivre « pressé » par de nombreux « soucis » et au milieu de besoins « non
satisfaits » peut engendrer une grande « tentation d’enfreindre ces devoirs ». Cela signifie que
c’est en réalité la « loi » qui « commande » de travailler à son propre bonheur. Il faut donc y
travailler : non pas par « inclination », mais par « devoir » car c’est par là seulement que notre
conduite possède une « véritable valeur morale ». (FMM, p. 258 ; AK IV, 399).
Par conséquent, c’est en nous rapprochant du bonheur, que nous pouvons nous en
servir comme un « moyen », et non pas comme une fin. En effet, le bonheur est un moyen
légitime d’écarter ce qui fait obstacle à la fin, c’est-à-dire d’écarter ce qui fait obstacle à la
« moralité » du sujet. En conséquence, chercher « l’aisance » peut nous détourner de la
« misère », et par la même occasion cela peut aussi nous détourner du « vice ». De ce point de
vue, le bonheur est un moyen qui peut nous permettre d’atteindre la « fin » : c’est-à-dire la
« moralité ». Ainsi, pour Kant, l’adversité, la « douleur » et l’indigence (l’extrême pauvreté)
sont de grandes tentations d’enfreindre son devoir. Par contraste, l’aisance, la force, la
« santé » et la prospérité s’opposent à la mauvaise « influence », que la souffrance exerce sur
l’accomplissement de notre devoir (moral). Dans cette vision, la « moralité » est la fin (le but
ultime), et le bonheur représente simplement le moyen d’atteindre cette fin. Dans ce
raisonnement, le bonheur est simplement là pour faciliter la moralité du sujet, il l’aide à être
bon et « moral ».
Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant explique également que la
« raison pratique » (au niveau de la volonté) ne doit pas administrer un intérêt étranger. Cela
signifie que si l’on s’appuie sur « l’inclination » pour accomplir son devoir, on ne produit que
des « impératifs hypothétiques », c’est-à-dire : « je dois faire cette chose, parce que je veux
cette chose ». Au contraire, « l’impératif moral » est « catégorique », il nous dit : « je dois agir
de telle ou telle façon, alors même que je ne voudrais pas autre chose ». De cette façon, la
raison pratique manifeste uniquement sa propre « autorité impérative », comme « législation
suprême ». Par exemple, « je dois chercher à assurer le bonheur d’autrui » (non pas comme si
j’y étais intéressé), mais uniquement parce que la « maxime qui exclut le bonheur » ne peut
peut donc conduire à l’immoralisme, car cela peut conduire à refuser la « loi universelle ».
(FMM, p. 310 ; AK IV, 441).
Par ailleurs, dans la note à propos de Schiller, dans La Religion dans les limites de la
simple raison, Kant précise que le « tempérament de la vertu » doit être « courageux » et
« joyeux », et non pas « abattu par la crainte et découragé ». Pour Kant, ce dernier sentiment
« d’esclavage de l’âme » ne peut avoir lieu sans une « haine cachée de la loi ». Alors que le
« cœur joyeux dans l’accomplissement de son devoir » est un signe de « l’authenticité de
l’intention vertueuse ». Par conséquent, pour Kant, la « mortification que s’inflige le pécheur
repentant » est très équivoque. Le malheur n’est pas une preuve de moralité. Le malheur ne
doit pas non plus être une occasion d’immoralité (il ne doit pas être un prétexte pour
transgresser la loi). Au contraire, la « ferme résolution de mieux agir » (encouragée par la
bonne issue) doit faire naître une « joyeuse disposition de l’âme, sans laquelle on n’est jamais
certain de s’être affecté par le bien, c’est-à-dire d’y avoir adhéré en sa maxime ». (Rel., p. 35 ;
AK VI, 24).
2. Est-il totalement possible de penser la moralité sans le
Dans le document
Bien et bonheur chez Kant
(Page 123-128)