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Se rendre « digne du bonheur »

Dans le document Bien et bonheur chez Kant (Page 103-111)

Chapitre II : La vision du bonheur

6. Se rendre « digne du bonheur »

Une conception morale et non utilitariste du bonheur est donnée par la formule :

« se rendre digne du bonheur », car devenir digne du bonheur rend le bonheur digne

d’être un but moral.

Pour Kant, la philosophie en ce dernier sens est même la « science du rapport de toute

connaissance et de tout usage de la raison à la fin ultime ». Et cette fin consiste à se rendre

digne du « bonheur », par la « moralité ». (Notes, p. 1296 ; AK IX, 25).

Ainsi la « loi morale » nous commande la « manière dont nous devons nous conduire

pour devenir seulement dignes du bonheur ». Il s’agit de faire « abstraction des inclinations et

des moyens naturels de les satisfaire ». (C1, p. 1366). De sorte qu’à la question : Que dois-je

faire ? La réponse de la raison pure, en ce qui concerne l’intérêt « pratique » nous dit : « Fais

ce qui peut te rendre digne d’être heureux ». (C1, p. 1368). Cette maxime signifie d’abord

qu’il faut donner au bonheur une valeur morale (et non pas simplement physique, psychique

ou sociale) : le bonheur ne peut pas être cause, mais seulement conséquence de la moralité.

Dans un deuxième sens et deuxième enjeu : le bonheur doit être proportionné à la

moralité (sinon, il y a injustice et la loi morale ne ferait que nous rendre malheureux ou

insensibles). L’homme seul ne peut pas réussir la proportionnalité du bonheur et de la morale :

il faut donc élargir le rapport à la nature en y intégrant la question difficile de la finalité. Kant

fait alors de « l’idéal du souverain bien » : le « fondement pour la détermination de la fin

dernière de la raison pure ». De cette façon, à la question : « Si je fais ce que je dois, que

m’est-il alors permis d’espérer ? », Kant répond que « chacun a sujet d’espérer le bonheur

dans la mesure précise où il s’en est rendu digne dans sa conduite ». (C1, p. 1368 ; AK III,

525).

Une troisième dimension est donnée par la philosophie de l’histoire : comment

l’humanité agissant dans l’histoire peut-elle se rendre source de sa propre félicité ?

Cette dimension apparaît dans la mesure où Kant considère que : « Toutes les

dispositions naturelles d’une créature sont destinées à se déployer un jour de façon

exhaustive et finale ». (Idée h. u., p. 189). Pour Kant, la nature a voulu que l’homme ne

prenne part à aucune autre félicité ou perfection que celles qu’il s’est lui-même créées. Cette

« félicité », l’homme doit se la créer par sa propre raison. De cette façon, l’homme apprend à

se rendre « digne » du bonheur, au lieu d’attendre simplement que la nature lui fasse don de

ses « plaisirs ». Comme cela est montré dans Kant et l’avenir de la culture, cet apprentissage

(par la raison) est pénible, il rend le bonheur presque inaccessible, mais par contre il multiplie

les causes de « l’espérance ». De ce point de vue, la « dignité » est une vocation humaine, qui

est provoquée par l’insuffisance des dons de la nature à notre égard. Par conséquent, on peut

considérer que la dignité est aussi une visée, qui nous arrache aux conditionnements

« empiriques ».

Dans Kant et l’avenir de la culture, il est montré également que Kant ne prend pas la

réalité humaine de l’homme au niveau de ses « désirs », mais au niveau de ses « aspirations ».

La pertinence de cette analyse culmine dans l’aspiration à la dignité. La valorisation de cette

aspiration permet alors à Kant de mettre de côté l’aspect psychologique, qui entoure le

bonheur. De cette façon, la dignité personnelle ne peut plus être subordonnée à la satisfaction

des « penchants ». En réalité, la philosophie pratique fait de la « dignité » le seul motif d’une

action, qui soit en mesure de donner une valeur pratique au bonheur. Comme cela est dit dans

ce commentaire, se conduire de manière à être « digne du bonheur » devient alors la formule

adéquate, à toute espérance possible.

Dans le cadre de la philosophie pratique, le bonheur est donc en quelque sorte

« conditionné » par la dignité. L’accord du bonheur et de la nature ne dépend pas d’une

appréhension « technique » de l’expérience, mais d’une conception « pratique » de la place de

l’être humain dans le monde. En quelque sorte, cette conception évalue notre « mérite », à la

hauteur de notre contribution vis-à-vis de « l’idéal » d’un monde possible. Ce monde est alors

une « finalité », dont nous pouvons être la source. (Kant et l’avenir de la culture, p. 150).

Pour Kant, les fins suprêmes sont celles de la « moralité ». Il s’agit d’établir une unité

finale, ceci malgré toute la diversité et l’hétérogénéité de la nature. Cette unité finale passe par

notre faculté de compréhension. Il est question de découvrir un « ordre », par une opération de

l’entendement. Cet ordre nous conduit vers une fin « nécessaire » (vers une unité des

principes). Ceci grâce à notre « faculté de juger téléologique ». On peut alors concevoir

« l’Idée d’un grand système des fins de la nature ». (C3, p. 1173). Ainsi, pour ce qui regarde le

concept de fin, il est toujours formé par nous-mêmes.

Par suite, grâce au concept de la finalité, il nous est possible de viser le « bien » moral.

Puis en visant le bien, nous pouvons espérer nous rendre dignes du « bonheur ». Pour Kant,

notre « salut » provient de ce que l’homme doit faire lui-même pour se rendre digne du

bonheur. Le but est alors de rechercher le bien « éthique » en l’homme (dans sa disposition

morale). De plus, Kant fait remarquer que si l’on se place du point de vue d’un spectateur

« raisonnable » et « impartial » il n’est pas possible d’éprouver une satisfaction (rationnelle) à

voir quelqu’un être heureux, s’il n’a fait preuve d’aucune « bonne volonté ». Par suite, pour

Kant, la bonne volonté paraît constituer « la condition indispensable de ce qui nous rend

dignes d’être heureux ». (FMM, p.251 ; AK IV, 393).

Dans les Leçons de métaphysique, Kant montre que toute moralité consiste dans le

principe essentiel de la « règle » suivant laquelle « nous nous rendons dignes d’être

heureux », en agissant selon le commandement de la « loi sainte ». Cette loi n’enseigne pas

les actions, par lesquelles nous nous rendons « heureux », mais seulement les actions par

lesquelles nous nous rendons « dignes du bonheur ». La formulation de ce motif moral est la

même, que celle de la Critique de la raison pure, où la loi morale indique comment « on peut

se rendre digne d’être heureux ». La loi morale est là aussi formulée comme une « règle » de

l’action.

Il faut comprendre qu’en ayant « obéi » à cette loi, on se rend simplement « digne du

bonheur », on n’est pas forcément heureux. En obéissant à cette loi, on peut simplement

« espérer » prendre un jour part au « bonheur ». D’un point de vue pratique, il faut alors

concevoir un être « absolument nécessaire », qui a le pouvoir de nous accorder le « bonheur »

dont nous nous sommes rendus dignes. En effet, dans la philosophie pratique kantienne, « il

doit nécessairement exister un autre monde ou un autre état, où le bien-être de la créature

sera adéquat à son bien-agir ». (Leçons de métaphysique, p. 356).

Dans ce raisonnement, il est question de « mériter » le bonheur, en étant « vertueux ».

Ainsi, en se conduisant « conformément » aux « lois morales », on se rend « digne du

bonheur ». Cette possibilité appartient à un être, qui agit « librement » et qui se comporte de

manière à se rendre digne du bonheur. C’est en effet à cette condition, que l’on peut espérer

prendre effectivement « part » au bonheur. Il faut donc penser que les « lois morales » sont

réellement « bonnes », du point de vue pratique. Car personne ne peut « prétendre » être digne

du bonheur, « sans les lois morales ». Il s’agit de prendre une « décision » morale, qui nous

donne la force d’obéir à la loi morale, et par suite nous rend digne d’être heureux.

Cependant pour que cette espérance se réalise, c’est-à-dire pour que mon bonheur soit

« proportionné » à « ma moralité », il faut admettre « un gouverneur universel cosmique de la

nature, dont la volonté est une volonté morale ». Pour Kant, ce gouverneur « ne peut

dispenser le bonheur qu’à la condition des lois morales ». Par-là, il est « en mesure de faire

concorder le bien-agir avec le bien-être ». Il s’agit donc de se rendre digne du bonheur, « par

la moralité ». (Leçons de métaphysique, p. 404). Cela signifie que pour Kant, « Dieu » (selon

sa volonté universelle) veut le bonheur du « monde entier ». Mais que « Dieu » (selon sa

volonté particulière) n’accorde le bonheur « qu’à ceux qui se sont rendus dignes » d’être

heureux. (Leçons de métaphysique, p. 429).

- Se « rendre digne du bonheur », une morale de l’espérance.

En effet, le bonheur tout seul n’est pas pour notre « raison », le bien complet. À moins

que le bonheur ne soit joint à ce qui nous « rend dignes d’être heureux », c’est-à-dire la

« bonne conduite morale ». On peut alors dire que c’est par la « moralité », que les « êtres

raisonnables » se « rendent dignes » du bonheur. (C1, p. 1372 ; AK III, 528). Pour simplifier,

on pourrait dire que la suprême félicité est liée à ce qui fait que l’on mérite d’être heureux. Il

est question de se rendre digne du bonheur, par la moralité (en accomplissant le bien). Par

suite, la vertu – du fait qu’elle rend digne d’être heureux – devient le bien suprême.

Cependant, la vertu n’est pas le bien « complet » et « accompli », car pour qu’elle soit ce

« bien », il faut que le bonheur s’y « ajoute ».

De ce point de vue, il s’agit de respecter la loi « morale ». Ce respect se définit en

fonction de nos actes, c’est-à-dire en agissant en fonction du bien. En réalité, pour se rendre

digne du bonheur, il est surtout question de faire le « bien » grâce à la « sainte loi » qui oriente

toutes nos forces vers le bien (moral). Le but est alors de se montrer honnête afin de se rendre

digne du bonheur. Cet engagement vers le bien est conforme à nos plus hautes exigences. Il

appartient donc à chacun d’utiliser sa « disposition » au bien, pour devenir meilleur. Chacun a

la possibilité de s’améliorer, nous sommes « libres » d’utiliser cette disposition, ou non. De

sorte que si nous essayons de nous améliorer, nous pouvons espérer nous rendre dignes du

bonheur. Cela signifie que notre « salut » provient de ce que l’on doit faire soi-même, de ce

que l’être humain doit faire lui-même pour se rendre digne du bonheur. Cela fait appel à notre

« bonne volonté » et à la pureté de nos intentions (notre intention de bien agir). Il s’agit alors

de rechercher quelque chose de transcendant, qui est « au-delà » du monde sensible. Ceci en

vue d’un usage pratique qui ne dépend pas de ce qui se fait, mais de ce qui doit se faire. Le

but est de rechercher le bien « éthique » en nous (dans notre disposition morale). De cette

façon, la « raison » est en mesure d’obtenir une certaine « autorité » sur la sensibilité. Cette

autorité résulte de l’idée que nous avons de « l’humanité », cette idée nous guide alors dans le

choix de nos actions.

Pour Kant, le devoir général de l’humanité consiste à s’élever à cet Idéal de la

perfection « morale », c’est-à-dire à l’idéal de « l’intention éthique » (dans sa pureté totale).

Cet idéal nous est proposé par la raison et il peut nous donner de la « force » de faire le bien,

et par suite nous rendre dignes du bonheur.

Ainsi, dans La responsabilité des modernes, on voit que l’on ne naît pas heureux,

mais que l’on travaille à le devenir. « L’idéalisation de la vie est ce qui transporte

l’individu au-delà de lui-même et qui produit en chacun une capacité inépuisable de

tension. Le bonheur est contenu dans le projet lui-même, dans l’existence humaine en

tant que projet ». Il n’y a pas d’autre bonheur que celui qui consiste à se rendre digne du

bonheur, aspiration moralisée par la perspective de travailler au bonheur d’autrui :

« s’il s’agit d’un bonheur auquel ce doit être pour moi un devoir de travailler comme à

ma fin, il ne peut s’agir que du bonheur d’autres hommes, dont je considère la fin

plus, c’est à « eux-mêmes que reste le soin de juger ce qu’ils peuvent compter comme

susceptible de les rendre heureux ». (MM, DV, p. 667 ; AK VI, 388). En somme, pour se

rendre heureux, les êtres humains doivent nécessairement passer par la « moralité ». Pour

cela, ils doivent concevoir l’humanité comme une fin. Ils doivent reconnaître l’humanité en

chaque homme, comme en « eux-mêmes ». C’est donc l’humanité toute entière qui doit

progresser vers le bien (comme condition du bonheur).

Si l’idéalisme anthropologique de Kant conclut que les générations futures

profiteront des peines et du labeur des générations présentes, « il n’y a pas simplement

là une rationalisation du bonheur par défaut (autrement dit une consolation), mais bien

une extension de l’expérience humaine possible, dont la complétude parfaite est son

bonheur final. Le bonheur vient donc lui-même contribuer à élargir et à ouvrir

l’expérience des hommes, en lui donnant pour mesure l’expérience universelle humaine,

encore inachevée dans l’œuvre individuelle ». (M. Castillo). Travailler à se rendre digne

du bonheur, c’est faire de l’idéal le moteur du bonheur et non l’inverse ; l’idéalisation de

la vie ouvre sur un bonheur indéfiniment sublimé, l’unité demeurant à tout jamais une

tâche.(Rel., p. 170 ; AK VI, 139).

- La vertu consiste à rechercher sa perfection propre (devoirs envers soi-même)

et le bonheur d’autrui (devoirs envers les autres).

Dans la Métaphysique des mœurs, nous avons le devoir d’atteindre une « perfection

personnelle » comme fin, qui est en même temps un « devoir ». Ainsi, chaque personne a le

« devoir de se rendre digne de l’humanité par la culture en général ». De plus, par le biais

d’une volonté de faire aussi des « autres une fin pour nous, le bonheur d’autrui est une fin qui

est en même temps un devoir ». (MM, p. 675 ; AK VI, 393).

Ces cas nous conduisent à la thèse suivante : Kant souhaite construire une

conception morale du bonheur pour lutter contre la conception physique et utilitariste

du bonheur. Le bonheur n’est pas la source de la morale, mais la morale peut conduire à

moraliser le bonheur, à lui donner une place dans la moralité.

Nous soupçonnons que cette place faite au bonheur moralisé par la morale

consiste à intégrer l’humanité entière dans le devenir de la moralité. La Critique de la

faculté de juger produira une analyse téléologique du rapport entre bonheur et moralité.

Mais la Critique de la raison pratique s’efforce de produire une idée « collective » de la

réalisation de la morale comme bien universel, et pour cela, elle inclut le projet de

rendre les hommes, non pas heureux, mais dignes du bonheur. S’ils se rendent dignes du

bonheur, ils font de la morale la condition de leur aspiration au bonheur.

Dans le document Bien et bonheur chez Kant (Page 103-111)