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La conception kantienne du souverain bien est morale

Dans le document Bien et bonheur chez Kant (Page 138-146)

Chapitre I : Le problème du dualisme kantien

5. La conception kantienne du souverain bien est morale

L’être humain ne peut pas être regardé simplement comme un être intelligible, ni

simplement comme un être empirique, car il est un être double : un être de raison

(capable de rationalité) et un être de nature (doté de désirs).

De ce point de vue, le dualisme de la rationalité moderne pose un problème. En

effet, d’un côté l’intelligibilité de la nature est rigoureusement mécaniste et immanente.

Et de l’autre, l’intelligibilité morale fait de l’homme un être capable d’agir par des fins

et d’introduire dans la nature des actes, qui ne doivent rien à la nature. Ces actes

entraînent un dépassement des productions naturelles, parce qu’ils ont un pur sens

moral.

Par conséquent, il est inévitable que le souverain bien fasse l’objet de définitions

antinomiques, dès lors qu’il s’agit d’unir la raison « théorique » et la raison « pratique ».

(CRPr., AK V, 131). Sur le plan de la définition de la liberté, ces deux législations

étrangères sont antagonistes. Cette opposition provient du fait que dans l’ordre de la

vertu, l’individu est déterminé de manière morale et intellectuelle. Alors que dans

l’ordre du bonheur, il est déterminé de manière empirique et naturelle. Chacune de ces

déterminations contredit et exclut l’autre. C’est pourquoi, on doit s’étonner que les

philosophes de l’antiquité et ceux des temps modernes aient pu trouver déjà dans cette

vie (c’est-à-dire dans le monde sensible), une proportion tout à fait « exacte entre le

bonheur et la moralité ». (CRPr., AK V, 124).

Les philosophes de l’antiquité sont présentés ici comme les théoriciens d’un

souverain bien physique. Il est donc nécessaire de proposer une conception morale du

de l’existence humaine, ceci afin d’éviter la négation de l’une au profit exclusif de

l’autre.

Les deux concepts qui forment le souverain bien sont la « vertu » et le bonheur. Or il

se produit un conflit dans la raison selon que l’on fait de la vertu ou du bonheur la condition

suprême du souverain bien. Les épicuriens pensent que le bonheur suffit au souverain bien,

alors que les stoïciens pensent que la vertu suffit au souverain bien. Par conséquent, pour

comprendre pourquoi Kant estime que les deux concepts (la vertu et le bonheur) sont

nécessaires au souverain bien, il faut d’abord comprendre pourquoi chez les épicuriens, le

bonheur est suffisant au souverain bien. Donc avant de voir spécifiquement ce qu’il en est de

la philosophie moderne, il faut remettre en perspective la pensée des épicuriens, et par

contraste celle des stoïciens.

Les épicuriens s’intéressent à la nature des choses et dans leur esprit tout est matériel,

y compris l’âme humaine. La doctrine des épicuriens s’établit sur des critères et des règles qui

concernent la vérité, et ces critères de la vérité sont les sensations. Dans cette théorie, les

sensations sont considérées comme des représentations directes et exactes de la réalité. Donc

pour Épicure, tout ce qui est perçu est réel et véridique. Pour les épicuriens, la représentation

sensible a donc un rôle capital dans la formation du savoir. La physique est par conséquent la

pièce maîtresse de cette doctrine, car elle permet une représentation de la nature et du monde.

Cette physique adopte comme principe explicatif, le jeu et les combinaisons variées des

atomes (éléments immuables, insécables, et infinis en nombre) qui forment les corps

composés. L’âme aussi est un composé d’atomes matériels, c'est une partie du corps comme

les pieds ou les mains. Par conséquent, même les dieux sont de simples agrégats d’atomes, de

ce fait, ils sont des réalités corporelles et bienheureuses.

Par ailleurs, cette physique matérialiste est censée nous ouvrir le chemin de la paix et

de la sérénité, puis celui de l’ataraxie qui est l’absence de trouble et d’inquiétude. Pour cela,

nous ne devons pas craindre les dieux puisqu’ils sont immortels et bienheureux. Nous ne

devons pas non plus craindre la mort puisqu’elle ne nous concernera que lorsque nous serons

morts (donc il est inutile d’y penser de notre vivant). Par conséquent, la seule chose réelle qui

s’offre à nous, en tant qu’elle est présente, c’est le plaisir (jouissance stable et sans douleur

qui a ses racines dans le corps et dans la chair). Par suite, le plaisir est caractérisé par «

l’absence » de souffrance corporelle et de trouble de l’âme. Ce plaisir est un repos et un

équilibre, c’est pourquoi le sage recherche les plaisirs qui engendrent une jouissance stable,

naturelle et paisible.

Le modèle paradigmatique du sage épicurien va donc se construire de cette façon. Tout

d’abord, le sage désire ce qui est naturel et nécessaire. Voilà pourquoi il ne désire pas la

gloire, ni la renommée, car elles ne sont ni naturelles, ni nécessaires. De plus, la recherche de

la gloire et de la renommée crée des tensions dans l’âme. Le sage ne désire pas non plus ce

qui est naturel, mais non nécessaire, comme les boissons fines ou une nourriture exquise. Il

désire donc simplement ce qui est naturel et nécessaire, comme l’eau ou le pain. Il s’agit pour

lui, de se satisfaire conformément à la nature, c’est-à-dire simplement de satisfaire les besoins

physiques. Le sage se contente donc uniquement des plaisirs naturels et nécessaires pour être

heureux.

Le Sage épicurien est donc un modèle que l’on doit s’efforcer de suivre, si l’on veut

comme lui jouir de la paix, d’un plaisir stable et en repos. Ainsi, après avoir banni les vaines

craintes concernant les dieux et la mort, le sage acquiert une parfaite tranquillité de l’âme. Il

règle ses jugements sur la raison et il se suffit à lui-même. De plus, il pense que tout est

matériel, et par là il s’ouvre à la paix spirituelle. Pour le sage, la philosophie est une action et

pour atteindre le souverain bien. Dans ce cadre, la vertu n’est pas nécessaire pour notre vie

(ou notre survie) car elle ne représente pas un besoin physique. Par-là, on comprend pourquoi

dans une conception de type épicurien, le bonheur est tout le souverain bien, il n’y a rien au

-delà.

Au contraire, comme cela a été dit dès l’introduction, les stoïciens pensent que la vertu

(ou la raison) suffit au souverain bien. Par conséquent, pour comprendre pourquoi Kant

estime que la « vertu » et le bonheur sont nécessaires au souverain bien, il faut d’abord

comprendre pourquoi chez les stoïciens : la vertu est suffisante au souverain bien.

Les stoïciens pensent que le bonheur désigne l’indépendance vis-à-vis des

circonstances extérieures et le détachement à l’égard des choses. Ainsi, par la maîtrise de nos

représentations et l’exercice du jugement, on peut accéder au bonheur. Puis, il faut parvenir à

la science, c’est-à-dire à une compréhension ferme et assurée par la raison, pour cela l’esprit

doit intervenir activement et dégager la vérité. Ceci grâce aux principes que l’âme contient

originairement.

Par ailleurs, le centre de la doctrine stoïcienne est l’étude de la Nature ou de Dieu.

Ainsi, le stoïcisme peut être considéré comme un panthéisme : Dieu est le Monde. Cela veut

dire qu’il y a partout une présence divine, une sorte de souffle universel, qui coure à travers

toutes les choses de l’univers. Dans cette doctrine, le monde est donc pénétré par la Raison,

c’est-à-dire par un principe d’ordre des choses que l’on retrouve aussi chez l’homme. Le

monde est aussi porteur d’unité et d’intelligence, c’est un organisme parfait qui est gouverné

par le Destin, c’est-à-dire par un mouvement éternel, continu et bien réglé. Ainsi chez les

stoïciens, le Destin est une puissance spirituelle qui administre un ordre dans tout l’univers. Il

désigne une disposition inviolable de chaque chose, une coordination parfaite qui règne sur

tout ce qui existe. Dans son prolongement, la providence est définie comme le destin et

l’organisation du monde. Dans cette théorie, c’est donc le Destin et la Providence qui

gouvernent tous les événements du monde. Cependant, le stoïcisme n’est pas un fatalisme car

la morale stoïcienne est centrée sur la liberté humaine. Cela veut dire que malgré le Destin,

l’homme reste libre de ses représentations et de ses opinions. Donc même si tout s’opère en

vertu de causes antécédentes et nécessaires, nous pouvons toujours maîtriser nos

représentations et nos opinions. Dans cette perspective, la liberté désigne alors la puissance

d’agir sur soi-même au niveau de la pensée et du jugement. Il faut donc distinguer ce qui

dépend de nous, comme nos opinions et nos désirs, de ce qui n’en dépend pas, comme les

corps, les réputations, les dignités, ou les biens.

Dans l’idéal stoïcien, la maîtrise des représentations nous conduit à l’ataraxie, c’est-à

-dire à la sérénité et à la paix de l’âme, puis à l’absence de trouble. Cette maîtrise peut ensuite

nous conduire à l’aphatie, qui est l’état où l’âme ne perçoit même plus la douleur. L’homme

peut ainsi atteindre le Souverain Bien, c’est-à-dire le bonheur conçu comme une existence en

harmonie et en accord avec la Nature (ou Dieu). Il s’agit en fait de mener une vie conforme à

la raison. Le cours harmonieux de la vie se dessine alors dans l’obéissance à la Raison,

puisque celle-ci est identifiée à la Divinité. Pourtant l’homme n’est pas fait que de Raison, les

passions aussi se manifestent en nous. Elles se manifestent comme : impulsions et

mouvements irrationnels de l’âme. Le Sage stoïcien doit donc se rendre maître de cette folie

que sont les passions, et pour cela il doit contrôler ses jugements et ses représentations. C’est

ce contrôle des émotions, qui constitue la vertu du sage.

Dans cette philosophie, le Sage est conduit par la Raison divine, il est serein et

dépourvu de passion, il est maître de lui. Le Sage est libre dans toutes les situations de la vie

car « Tout est opinion, et l’opinion dépend de toi ». (Marc Aurèle). Cette formule résume

l’idéal de la sagesse stoïcienne. Ainsi, pour une conception de type stoïcien, le bonheur est

déjà contenu dans la vertu, c’est-à-dire que le fait de mener une vie conforme à la Raison

suffit. Par conséquent, la vertu et la Raison sont tout le souverain bien.

À l’inverse pour Épicure et Lucrèce, tout est matériel y compris l’âme humaine. Dans

cette philosophie (l’épicurisme), les critères du vrai sont les sensations et les représentations

« sensibles ». Cela veut dire que tout ce qui est perçu constitue le vrai et le réel. Dans cette

doctrine, les atomes sont des éléments immuables, insécables et infinis en nombre. Ils forment

les corps composés dans l’infinité du vide. Ainsi, leur pesanteur et leurs chocs rendent compte

de la totalité des phénomènes dans l’univers. Dans la philosophie d’Épicure, l’âme aussi est

un composé d’atomes matériels, c’est une partie du corps. Par suite, pour les épicuriens, les

dieux sont des réalités corporelles et bienheureuses, qui vivent dans les inter-mondes. Cette

physique matérialiste doit inciter à la paix et à la sérénité, car nous ne devons plus craindre les

« dieux », puisqu’ils sont des êtres immortels et bienheureux. Cela veut dire qu’il ne faut plus

redouter une réalité supérieure, qui serait plus forte que nos sensations. Nous pouvons vivre

heureux et sereins en nous basant uniquement sur nos sensations. De cette façon, le plaisir

n’est plus à redouter. Cependant, le sage est heureux lorsqu’il se contente des désirs naturels

et nécessaires comme : se nourrir de pain, d’eau, et d’autres choses très simples. La figure du

Sage représente ici le bonheur, il jouit de la paix et d’un plaisir simple (stable). Il a une

parfaite tranquillité d’âme car sa raison règle ses jugements. Il se suffit à lui-même et n’a pas

peur de la mort, car il vit uniquement dans le présent. Le Sage vit dans une paix spirituelle qui

est ici idéalisée. En tout cas, la philosophie épicurienne désigne une action rationnelle plutôt

qu’une science pure, et une énergie vitale plutôt qu’une théorie. Par suite, cette action

rationnelle et cette énergie vitale doivent nous procurer une vie sereine et bienheureuse.

D’un autre côté pour les stoïciens, le bonheur désigne plutôt l’indépendance vis-à-vis

des circonstances extérieures et le détachement à l’égard des choses. Pour les stoïciens, c’est

donc la maîtrise de nos représentations et l’exercice du jugement, qui vont nous rendre

heureux. Il s’agit de trouver une harmonie entre : le sujet et l’objet (entre nous et le monde).

Pour parvenir à cette maîtrise, il faut passer par la science, c’est-à-dire parvenir à une

compréhension ferme et assurée en raison. L’esprit doit donc intervenir activement pour

dégager la vérité, et ceci grâce aux principes que l’âme contient originairement. En ce sens, le

stoïcisme peut être considéré comme un panthéisme : Dieu est le Monde, c’est-à-dire que

l’étincelle divine, le souffle universel est déjà contenu dans l’univers, donc aussi dans l’âme

humaine. Cela signifie que le monde est pénétré par la Raison, par un principe d’ordre des

choses que l’on retrouve aussi chez l’homme. Le monde est donc porteur d’unité et

d’intelligence. Par conséquent chez les stoïciens, il y a un Destin, c’est-à-dire une puissance

spirituelle qui administre tout l’univers. Il s’agit d’une coordination parfaite qui règne sur tout

ce qui existe. Ce Destin et cette organisation ont également une finalité, qui est considérée

comme une « providence ». Ce n’est donc pas le cours des choses qu’il faut changer pour être

heureux, mais notre pensée et notre jugement sur ce qui arrive.

Cela signifie qu’il faut accepter ce qui ne dépend pas de nous comme : le corps, les

réputations, les dignités, et les biens. Et modifier ce qui dépend de nous comme : nos

opinions, nos jugements et nos désirs. De cette façon, nous parviendrons à la maîtrise de nos

représentations et à l’ataraxie, c’est-à-dire à l’absence de trouble, à la paix de l’âme et la

sérénité. Puis à l’apathie, et donc à l’état où l’âme ne percevra même plus la douleur. Nous

pourrons alors atteindre un souverain bien conçu comme une existence en harmonie avec la

Nature. Pour la sagesse stoïcienne, atteindre le bonheur consiste en fait à abolir les passions,

ou tout au moins à s’en rendre maître. Le Sage stoïciens se rendra maître de ses passions en

dominant et en contrôlant tous ses jugements, ainsi que les représentations qui en découlent.

De cette façon, le Sage est serein, dépourvu de passion, absolument maître de lui : il est

heureux. Il atteint une sorte d’état parallèle (paradigmatique) où il ne souffre plus.

Ces deux manières de penser raisonnent selon le point de vue du résultat ou de

l’efficacité : le bonheur ou la vertu sont des ingrédients dans une « recette » de l’art de se

rendre suprêmement heureux : soit par la vertu, soit par le bonheur. Mais la conception

kantienne conçoit le souverain bien comme un but, comme une finalité à réaliser par la

volonté et l’action.

Dans le document Bien et bonheur chez Kant (Page 138-146)