Chapitre I : Le problème du dualisme kantien
6. La dynamique morale de la volonté
C’est la volonté morale qui permet de donner sens à l’idée de souverain bien:
pour les philosophes de l’Antiquité, le souverain bien est l’accord entre la vertu et le
bonheur. On l’a vu, pour les stoïciens : c’est la vertu qui prime. Alors que pour les
épicuriens : c’est le bonheur qui prime. En réalité, pour la philosophie stoïcienne, le bonheur
est déjà contenu dans la vertu. Alors que pour la philosophie épicurienne, la vertu est déjà
contenue dans le bonheur. Par conséquent, dans ces deux philosophies, il est possible
d’accorder la vertu et le bonheur, à condition de prioriser l’un ou l’autre (à condition de
donner la priorité à la vertu ou au bonheur). Dans ces deux cas, le souverain bien est un bien
qui est à la fois moral (avec la vertu) et sensible (avec le bonheur). Dans ces deux
conceptions, notre nature morale et notre nature sensible se réunissent. Cependant, dans la
philosophie critique, Kant s’oppose à la philosophie épicurienne, car il ne peut pas concevoir
le souverain bien comme une simple obtention du « bonheur ». Il s’oppose aussi à la
philosophie stoïcienne, car il ne voit pas non plus le souverain bien comme une simple
recherche de la « vertu ». Chez Kant, il faut rattacher le souverain bien à la définition critique
de la morale : se rendre digne du bonheur. La question de l’accord entre la vertu et le
bonheur devient : comment la « loi morale » peut anticiper sa réalisation dans le monde
sensible, alors qu’elle n’en provient pas ? Pour répondre à cette question, Kant va
présenter le souverain bien de deux façons :
- D’un côté, la volonté se représente la réalisation de son devoir comme « un
progrès allant à l’infini ». (C2, p. 758). Elle anticipe sa propre immortalité de
manière morale, et non pas physique. La décision de s’améliorer pour attendre la
perfection de la loi morale ne s’arrête pas avec la vie physique. La volonté
anticipe qu’elle peut vouloir le bien comme si elle était immortelle, donc « au-delà
de cette vie ». (C2, p. 758).
- D’un autre côté, la volonté est incapable de savoir si un accord entre elle et la
nature est réalisable. La volonté ne peut pas le savoir, car la solution se trouve au
-delà du pouvoir humain de connaissance. C’est pourquoi pour résoudre ce
problème, il est nécessaire par la « raison pure pratique », de postuler l’existence
de Dieu. Celui-ci rend alors crédible l’accord entre : l’effort humain et ses effets
dans la réalité. Ce postulat permet de croire que la loi morale n’est pas insensée
(c’est-à-dire qu’elle a un sens dans le monde).
Il s’agit d’abord montrer que la volonté anticipe sa propre réalisation dans la finalité
purement éthique du progrès. Cela signifie que l’obéissance à la loi ne peut pas se confondre
avec un simple conformisme. Au contraire, le projet de se transformer soi-même
continuellement permet de se libérer des obstacles, qui font préférer le bien-être à la vertu.
On verra ensuite comment prendre en compte le fait que nous avons besoin de « postuler » un
Dieu ou une Providence. Ce « postulat » permet à notre volonté de correspondre avec la
réalité du monde sensible (notamment dans ses formes sociales et politiques). Par suite, il est
important de chercher dans la philosophie kantienne « téléologique », la possibilité de
percevoir les signes d’une orientation de l’action collective. Il s’agit de s’orienter vers la « fin
suprême » de la raison pure pratique.
Une « entière conformité » de la volonté à la loi morale est « exigée » comme
pratiquement nécessaire, bien qu’aucun être raisonnable appartenant au « monde sensible »
n’en soit capable. C’est pourquoi, cette entière conformité peut uniquement être rencontrée
dans un « progrès allant à l’infini ». Ce progrès « pratique » est l’objet réel de notre volonté.
(C2, p. 757). Ce progrès est possible grâce à la « supposition » de l’immortalité de l’âme. Ce
« postulat » est lié à une « loi pratique », qui possède a priori une valeur « inconditionnée ».
Par suite, cette « proposition » est de la plus grande utilité « pratique », car elle est relative à
la « destination morale » de notre nature. Cette proposition est possible, par un « progrès
allant à l’infini ». En effet, pour un « être raisonnable », la « perfection morale » n’est
possible que par un progrès à « l’infini ». Notre existence est envisagée dans « l’infinité de sa
durée », que seul « Dieu » peut embrasser. (C2, p. 759).
Dans ce raisonnement, la « loi morale » (comme condition suprême) est déjà
« contenue » dans le concept du souverain Bien. Ce « but » (le souverain Bien) provient de la
volonté « rationnelle » pure. Cette volonté est envisagée dans un monde purement
« intelligible ». Ce qui est demandé : c’est de viser le « bien ». Pour cela, il est nécessaire
d’agir de façon « universelle ». Il s’agit d’adopter une conduite morale, selon un rapport entre
la volonté et l’action. Pour cela, il faut que la réalisation du bien (moral) s’accomplisse
comme l’effectuation de son « devoir ». En effet pour Kant, il y a un « devoir d’agir » en vue
du souverain bien, comme but moral de l’accord entre vertu et bonheur. De ce point de vue, le
bonheur qui existe dans le « souverain bien » n’est pas recherché par la volonté comme un
résultat empirique. Ce qui est recherché par la volonté, c’est le souverain bien en tant qu’il
contient la « moralité ». Dans ce cadre, le souverain bien peut se définir comme le but final de
la volonté la plus « parfaite », à savoir comme « la suprême félicité s’accordant avec la
moralité ».
Cette idée peut être communiquée « universellement », car elle est d’un « usage
pratique ». Mais ceci à condition qu’elle consiste en une « pure foi de la raison ». Cette foi,
chacun peut la « chercher en sa propre raison ». Cela signifie que notre « disposition morale »
a un fondement « intérieur » et « subjectif ». Il en résulte que la moralité se trouve grâce à la
« liberté », c’est-à-dire dans la « déterminabilité » de notre « arbitre par la loi morale
« saints mystères », ceci lorsqu’elle est appliquée à « l’objet ultime de la raison pratique ».
Dans ce cas, la liberté s’applique à la « réalisation de l’Idée de la fin morale ultime ». (Rel. p.
169).
Ainsi, pour Kant, le souverain bien n’est concevable que si l’intérêt pratique de la
raison, reconnu comme intérêt suprême, conditionne et accomplit son intérêt théorique
(CRPr., AK V, 131). C’est dans cette forme seulement que l’accord entre la théorie et la
pratique est représentable ; autrement dit, la prééminence de l’intérêt pratique sur
l’intérêt spéculatif ou la volonté d’agir moralement dans le monde signifient la même
chose, à savoir l’intérêt suprême de la raison qui est d’augmenter le domaine de la
philosophie rationnelle pratique, en élargissant l’usage qu’il est possible de faire de la
raison.
Comme le montre le livre de Laurent Gallois Le souverain bien chez Kant, le
souverain bien a chez Kant un rôle qui n’est pas limité à celui (généralement reconnu et
discuté), qu’il occupe dans la Dialectique de la deuxième Critique. Le souverain bien endosse
également une fonction critique, qui est opératoire dans tout le développement ultérieur de la
philosophie kantienne : cette fonction critique en structure le programme. Plus précisément, le
souverain bien intervient quand le raison traite de l’espérance de l’homme et de son
amélioration « morale », du point de vue du droit et de la vertu. Cette espérance et cette
amélioration de l’homme s’imposent comme des devoirs historiques de la raison. En effet, par
l’union de ses usages spéculatifs et pratique, la raison embrasse la totalité de la vie humaine.
De cette façon, la raison travaille à imprimer la marque d’un sens dans le monde. Dans ses
devoirs historiques (l’espérance et l’amélioration de l’homme), la raison humaine imprime
ainsi toute sa fonction critique. Le souverain bien se comprend alors comme ce qu’il est
permis à l’homme d’espérer. De ce point de vue, la raison répond (par l’histoire) : à
l’espérance humaine et à son amélioration « morale » (qui s’étend à l’infini). Pour Laurent
Gallois, l’histoire chez Kant prend alors la forme d’un récit, qui représente la réalisation
effective du souverain bien, en un monde devenu alors sensé.
Pour Laurent Gallois, dans la philosophie kantienne, il est dans le pouvoir de l’homme
de suivre le commandement catégorique de la « moralité ». Ceci en subordonnant ses
maximes à la « loi morale ». De cette façon, l’homme obéit à l’injonction de la raison pure
pratique, qui consiste à travailler à ce que sa volonté progresse vers son entière adéquation
avec la loi « morale ». Ainsi, pour que l’homme ne désespère pas d’une progression, qui serait
indéfinie ou susceptible d’être interrompue par sa propre finitude (sa mort). Et pour que le
commandement de la raison ne soit pas « insensé », mais admis par l’homme, la raison
pratique postule « l’immortalité de l’âme », comme ce qui rend possible un progrès à
« l’infini » de la volonté humaine. Cette volonté a alors la possibilité d’être entièrement
conforme à la loi « morale ». L’homme en tant que créature finie est ainsi fondé à « espérer »,
que le chemin vers la moralité lui est ouvert. Dès lors, il s’agit de déterminer notre volonté
uniquement en fonction de la « loi morale ».
Pour Laurent Gallois, dans la philosophie kantienne, seul « Dieu » a la possibilité de
saisir « l’infini » de ce « progrès » (moral). Ce progrès conduit à une adéquation entre la
volonté de la créature (l’homme) et la volonté « sainte » (la sainte loi). Dans le kantisme, il
convient alors de postuler également l’existence de « Dieu ». En effet, cette progression vers
un « état moralement meilleur » est possible, dans la mesure où il nous est permis d’espérer
une « continuation ultérieure et ininterrompue » du « progrès vers le bien ». À savoir, une
continuation de notre amélioration « morale » : aussi longtemps que puisse durer notre
existence, et même « au-delà de cette vie ». Cette « infinité » : seul « Dieu » peut la
comprendre. (C2, p. 759). De cette façon, la moralité a un sens pour l’homme, car d’après les
principes de la « raison pure pratique », il est nécessaire d’admettre un tel « progrès
Enfin, pour Laurent Gallois, en ce qui concerne la possibilité pratique du souverain
bien : elle consiste en l’union de la moralité et du bonheur (en proportion de la moralité).
Cette union est « pratiquement » nécessaire selon la raison. Pour cela, il est nécessaire de
distinguer les notions de bien, et de mal. Dans l’analyse de Laurent Gallois, le bien et le mal
se rapportent à l’action (morale), ils dépendent de la maxime qui est adoptée pour agir. Par
suite, il apparaît que la conciliation entre le bien et le bonheur ne peut se faire que par la
moralité. Il s’agit de l’univers moral qui est espéré. Dans ce cas, le souverain bien « unit la
raison pratique à la raison spéculative ». (p. 42). Cela donne une sorte de conciliation entre la
condition suprême de la moralité et le bonheur. De ce point de vue, la loi morale reste la
détermination suprême de la volonté, et par suite du bonheur. Dans ce cas, le bien se présente
comme une causalité intelligible, dont l’effet a lieu dans le monde sensible avec le bonheur.
Cette causalité peut s’apparenter à la vertu (le bien suprême). Le premier élément du
souverain bien est donc le bien suprême et le second élément est le bonheur. De ce point de
vue, on peut voir le souverain bien comme la « fin ultime » de l’existence humaine.
Ainsi pour Laurent Gallois, en termes d’espérance la réalisation du bonheur dans le
monde doit se penser à l’aide de l’idée d’un tout systématique des « fins ». Par conséquent, la
liaison entre le bien et le bonheur se fait sous la forme d’un univers moral. Cet univers est
visé comme une unité finale systématique (où l’agir moral prend réalité en produisant le
bonheur). Dans ce raisonnement, il est encore question de mériter le bonheur. Il s’agit de
« l’union » du bonheur conditionné (sensible) avec la moralité inconditionnée (intelligible).
Cette union entre et le bonheur et la moralité est possible, d’un point de vue « pratique », elle
est même nécessaire. En somme, le bonheur a besoin d’une « conduite morale », qui soit
conforme à la « loi ». C’est de cette façon que le bonheur existe au sein du souverain bien.
Cela implique pour l’homme de rapprocher sa « volonté », de la perfection morale de la
« sainteté » (ceci afin de se rendre digne du bonheur). De cette manière, l’homme peut
concevoir le souverain bien, comme une « fin ultime ».
L’accord de la volonté et du monde postule ainsi ses propres conditions pratiques
de possibilité : la proportionnalité des effets aux mérites, l’accord possible du
souhaitable et du réel, l’union du sens et de l’existence, afin d’éviter une conception de la
loi morale comme insensée.
La loi morale donne un sens à notre existence, dans la mesure où elle nous donne la
perspective d’un progrès moral allant à « l’infini ». Dans ce cadre, la « possibilité du
souverain Bien » est un « besoin rationnel » car il dérive de « la loi morale ». Ceci oblige
nécessairement tout être raisonnable, et par conséquent l’autorise à « supposer a priori dans la
nature des conditions conformes à la loi ». Par suite pour Kant, c’est un « devoir de réaliser
autant qu’il est en notre pouvoir, le souverain Bien ». Cette « supposition est aussi nécessaire
que la loi morale, par rapport à laquelle seulement elle a de la valeur ». (C2, p. 783 ; AK V,
144). Sans cette « supposition », la « conjonction » entre le « mérite conforme à la loi
morale » et le « bonheur » serait « impossible ». De sorte que pour Kant, sans la supposition
d’un « Auteur moral du monde », le « bonheur exactement proportionné à la valeur morale ne
peut pas être espéré et doit être tenu pour impossible ». (C2, p. 784 ; AK V, 145). La loi
morale a donc un sens (pour l’homme) car elle nous donne la « possibilité » de réaliser le
souverain bien dans le monde.
Chapitre II : Le besoin de finalité pour
Dans le document
Bien et bonheur chez Kant
(Page 146-153)