• Aucun résultat trouvé

2. LES COMBATS DE LA PREMIÈRE ENFANCE

2.2 La victoire de la petite enfance

miroir. 4. LřÉVEIL DE LA CONSCIENCE : 4.1 Vers lřesprit par les voies de lřâme; 4.2 De la conscience; 4.3 Les modalités de la conscience selon le corps, lřâme et lřesprit; 4.3.1 La conscience de veille; 4.3.2 La

conscience de sommeil profond; 4.3.3 La conscience de rêve; 4.3.4 L‟ancrage dans le corps des différents états de conscience. 5. IMAGE ET MUSICALITÉ : 5.1 De lřidée à lřimage; 5.2 Rythme et musicalité. 6. LE

COMBAT DE LřADOLESCENCE : 6.1 Lyre dřApollon et Bacchanale; 6.2 La mutation intérieure. 7. VERS LA LIBERTÉ : 7.1 Les étapes du connaître; 7.1.1 Des mots à l‟idée; 7.1.2 Percevoir et comprendre; 7.1.3 La

communauté des idées; 7.2 De lřépistémologie à lřéthique.

1. L’UNITÉ DE L’ÊTRE HUMAIN

Lřenfant qui vient à la rencontre de lřadulte, plein dřattente et dřespérance, est un être unique, indivis, qui transcendent toutes les données accumulées par les diverses sciences spécialisées. Et cřest à la rencontre de cet être unique, indivis, que va lřéducateur, lřenseignant qui accueille lřenfant armé de beaucoup de courage et de détermination lorsquřil arrive le premier jour de classe à la porte de lřécole. Les réflexions précédentes, laissent entrevoir comment Steiner cherche avant tout à mettre en lumière cette unité profonde de lřêtre de lřhomme et de sa triple organisation corporelle, psychique et spirituelle, réalité indivise dont les différents registres vont aller se transformant, se métamorphosant selon des rythmes différenciés, des modes et tonalités qui ne chantent pas Ŗà voix égalesŗ. La fragmentation, lřéclatement de la réalité humaine passée au crible des différentes disciplines et courants scientifiques, philosophiques voire religieux, nous laissent aujourdřhui avec une image trop chaotique, désintégrée de lřêtre humain, qui ne peut être en aucune manière fondatrice dřune approche holistique, conciliatrice de lřéducation.

En effet, lřenfant qui vient à la rencontre de lřadulte, nřest pas ce conglomérat de données qui nous viennent de la physiologie, de la biologie, de la neurologie, la psychologie, la sociologie ou la phénoménologie existentialiste; ce nřest pas une carte ADN non plus. À travers cette forme en mouvement, en pleine croissance, à travers la physionomie, le jeu des expressions du visage, le regard, la voix, les attitudes, la posture, etc. il y a quelquřun qui vient à notre rencontre, un individu, cřest-à-dire un indivisible, qui se manifeste, se Ŗmontreŗ, par-delà toute fragmentation, tout regard de spécialiste, principe dřintégration, qui invite non à la séparation, la division, mais à la différenciation : apprendre à différencier les couches de la réalité humaine, à voir comment elles évoluent, et interagissent, comment elles sřentrelacent, sřimbriquent lřune dans lřautre, comment elles se métamorphosent au cours du devenir de lřenfant, de lřêtre humain en général, cela nřest pas de lřordre du donné, il faut le faire; un défi qui demande courage et détermination volontaire de la part de lřadulte, car il est toujours plus facile de choisir une théorie, de sřy asseoir et de plaquer sur le vivant une grille abstraite de lecture. Mais alors lřunité, la totalité existentielle de lřindividu devient totalité close, achevée, au lieu de se déployer comme totalité infinie, toujours ouverte et en mouvement, en devenir; or cřest lřinachevé qui est fécond.

2. LES COMBATS DE LA PREMIÈRE ENFANCE

2.1 La naissance physique et le combat avec le corps

Ce courage quřil faut pour essayer de comprendre toujours plus en profondeur la réalité humaine, de maintenir le contact, le lien avec le courant de la vie, ce courage entre en résonnance avec celui de lřenfant qui cherche à remporter le combat que représente pour lui lřoccupation de la Ŗdemeure terrestreŗ héritée de ses parents, de toute une ligne génétique et qui au départ ne convient pas nécessairement à lřindividu qui vient lřhabiter. « La plupart

du temps, dit même Steiner, ce corps ne nous convient pas du tout »308.

Si vous aviez un gant, dit-il, qui aille aussi mal à votre main que le corps généralement convient à lřâme, vous le jetteriez à tous les vents du ciel. Jamais il ne vous viendrait à lřidée de le mettre.309

Cřest pourquoi, « être enfant, dit-il encore, cřest extrêmement difficile »310.

Comparativement, « être adulte cřest très facile »311, car lřadulte a réussi à façonner progressivement son corps pour quřil puisse accueillir la vie de lřâme et de lřesprit de façon plus harmonieuse. Mais pour le tout petit enfant, a fortiori lřenfant en train de naître, cřest dans un grand cri de douleur quřil entre dans ce corps hérité de ses parents. Pendant des semaines, des mois, un nouveau-né peut être très agité, parfois hurler sans arrêt, nuit et jour, particulièrement, dit Steiner, quand lřesprit est chez lřenfant très fort et très actif. Certes lřenfant vit tout cela sur le mode de la non-conscience, de la conscience de sommeil. Mais cette première rencontre avec un corps terrestre sřimprime douloureusement au tréfonds de son être.

Lřenfant ne sřen aperçoit pas, dit Steiner, parce que sa conscience nřest pas encore éveillée : elle dort encore. Il sřen apercevrait sřil était encore pourvu de la conscience quřil possédait avant de descendre sur terre. Mais alors lřenfance serait une tragédie, une affreuse tragédie.312

Plus loin dans la même conférence, Steiner ajoute :

[...] Il faut bien admettre que cřest en vérité une chose épouvantable que de sřadapter à cet échafaudage osseux, à cette combinaison de tendons auxquels il faut dřabord donner forme; cřest quelque chose dřeffroyablement tragique. Mais lřenfant nřen sait rien et cřest bien ainsi [...] lřéducateur, lui, doit le savoir, il doit être pénétré dřun immense respect devant lřenfant et voir en lui un être spirituel, divin descendu sur la terre.313

La naissance va donc nécessairement de pair avec lřoubli et le sommeil, oubli et sommeil de lřenfant comme de lřadulte, mais lřadulte va devoir sřéveiller car la bataille est bien là, bien réelle; « Les braillements dřun enfant, dit Steiner, [...] nous montrent quel martyre doit subir lřesprit pour descendre dans le corps de lřenfant »314. Sřadapter aux conditions dřexistence terrestre est un long et douloureux processus et il est surprenant de

309 Ibid. p. 19. 310 Ibid. p. 18. 311 Ibid. p. 18. 312 Ibid. p. 18. 313 Ibid. p. 20-21. 314 Ibid. p. 18.

voir à quel point Steiner insiste sur ce fait; mais quand on a connu lřexpérience dřêtre parent, on peut comprendre.

Ainsi si lřon accepte lřidée que ce corps physique nřest pas la totalité de lřêtre, on peut peut-être essayer de se représenter ce que pourrait être une existence hors de la dynamique des forces de la pesanteur, dans un océan de lumière, plutôt que dans un milieu de forte densité. En théâtre il y a des exercices pour apprendre à ressentir ce que deviennent le mouvement et la forme dans différents milieux dřévolution, dans différents éléments, lřeau, lřair, le feu, le solide, le chaud, le froid. Plus la densité du milieu est grande, plus le mouvement se fige, sřimmobilise, la forme se contracte, se découpe en des contours arrêtés, tandis que dans la situation inverse le mouvement devient de plus en plus fluide, mobile; la forme se détend, sřétale, se répand, se fond de plus en plus dans le milieu. Cřest lřimage de la goutte dřencre que lřon verse soit dans de lřeau glacée, soit dans de lřeau chaude.

Selon Steiner il faut se représenter que lorsque lřêtre humain se détache de sa forme corporelle il se répand à la dimension du cosmos. Le microcosme humain devient macrocosme. Cřest le temps du sommeil; cřest aussi le temps de la mort, un sommeil sans retour. Par contre, la naissance, cřest le choc avec la densité, la gravité, la contraction, lřaltérité absolue, alors quřavant, tout était vécu sur le mode de la fusion, de lřidentité.

[...] Nous prenons pied sur la terre, dit Steiner, étant habitués à une substance de nature spirituelle dans laquelle notre esprit vivait avant sa descente. Nous étions habitués à manier cette substance spirituelle. [...] Lřêtre y plonge tout entier, comme dans son propre vêtement spirituel. Et tout à coup il faut descendre sur terre.315

Il faut descendre dans un tombeau, diraient les Grecs. Toute la première enfance nřest quřune lutte acharnée pour sřajuster à de nouvelles conditions dřexistence aux antipodes de lřexistence prénatale, une lutte qui se termine, dans un premier temps, lorsque les dents de lait commencent à tomber.

Ce choc entre le courant de lřindividualité et le courant de lřhérédité va devoir sřapaiser; et il appartient à lřadulte, à lřéducateur dřaider à concilier les deux pôles opposés, à rendre la confluence de ces deux courants, point trop torrentueuse. Il faut aider lřindividualité propre de lřenfant à se saisir de ce qui lui est donné de par la loi de lřhérédité. Il va lui falloir en effet le transformer, le remodeler pour façonner peu à peu son propre corps en le tirant du modèle hérité de ses parents et réaliser en un dernier combat, au bout de sept ans, une profonde métamorphose, une véritable mue qui va permettre de tout autres processus de connaissance et dřexpérience.

2.2 La victoire de la petite enfance

Lorsque retentit le cri « elle a bougé! », cřest bel et bien un cri de triomphe en effet; sa première dent bouge et lřenfant est en train de remporter une grande victoire. Cela se passe en général dans le courant de la première année scolaire, et le dernier enfant à qui cela arrive, cřest lui qui poussera le plus grand cri de triomphe : enfin est arrivé le moment tellement attendu; un moment de grande importance pour lřenfant. Pourquoi? Comment le comprendre? Il faut dřabord le considérer comme un signal, signal quřau-dedans un grand changement sřopère parce quřun combat vient dřêtre remporté, un combat qui vient clore la première phase de lřenfance.

Dans la deuxième des conférences données en 1920 aux professeurs de la première école Waldorf, Steiner décrit ce combat qui se livre en lřenfant au moment du changement de dentition, « un combat intense », dit-il, entre des forces « qui jaillissent vers en bas à partir de la tête » et des forces « qui jaillissent dřen bas et tendent vers en haut ». « Le changement de dentition, dit-il, est lřexpression physique de cette confrontation [...]. »316 De quoi sřagit-il, quelle est cette dynamique de forces en jeu et vers où conduit-elle?

Depuis la naissance se sont concentrées dans la tête, dans le système neuro-sensoriel, les forces plastiques formatrices qui pendant toute la petite enfance vont refaçonner ce

corps hérité des parents pour modeler, sculpter, un second modèle moins défini par les caractères héréditaires.

La mise en forme du reste de lřorganisme, dit Steiner, dans le tronc et dans les membres, se fait par les rayonnements qui émanent de la tête vers lřorganisme- tronc et lřorganisme-membres, vers le corps physique et le corps éthérique (ou corps de forces formatrices, de forces de vie).317

Cette pénétration rayonnante des forces plastiques depuis le cosmos dans la tête et de là dans lřorganisme tout entier, se fait pendant la nuit, selon Steiner, et cřest peut-être cela quřil faut voir dans le dessin de la page 136. Lřenfant sřy représente dormant dans son lit avec cette sorte de fleur au-dessus de lui et ses douze pétales dřoù émanent vers la tête de lřenfant, douze lignes, comme douze courants de forces.

Cependant le travail des forces plastiques et architectoniques qui modèle, structure les formes du corps et de lřorganisme de lřenfant, leur confère aussi de plus en plus de fermeté, de densité et il y a un danger pour le corps de lřenfant qui grandit ainsi et se consolide; celui dřaller trop loin dans la densification, le durcissement. On peut faire par exemple lřexpérience de modeler un morceau dřargile tant et tant que celui-ci, au départ malléable, se durcit de plus en plus jusquřà devenir à la limite dur comme une pierre. Cette activité de modelage doit être arrêtée car une forme trop durcie, minéralisée sřoppose trop fortement à la vie. Or, avec la croissance et le développement des différents organes du corps qui atteignent alors pour la plupart leur taille maximale, se sont aussi développées les fonctions vitales de la respiration, de la circulation, de lřélimination, etc., les forces du corps de vie, du corps éthérique, se sont développées à un point de maturité telle quřelles vont stopper, refouler vers la tête les forces plastiques qui émanent de la tête. Lorsque les premières dents de lait tombent et que les dents définitives apparaissent cřest le signe que le combat prend fin; lřactivité des forces plastiques modelantes a trouvé son parachèvement dans la formation des dents définitives. Elle doit se métamorphoser et sřinvestir différemment dans le développement de lřêtre humain; cřest dans la sphère de lřâme que refluent maintenant ces forces donatrices de formes, ces forces de lřimagination et de lřinspiration dont il a été question dans le chapitre précédent.