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1. LE COURANT DE LA VIE

1.2. Connaissance et action

SECRET PERDU : 2.1 Le 20e siècle, point tournant pour lřâme humaine; 2.2 La rupture; 2.3 Le ciel sřest tu; 2.4 Lřâme humaine, une page blanche. 3. BEAUTÉ, VÉRITÉ, LIBERTÉ : 3.1 Goethe et Schiller; 3.2 Nécessité dřun pont entre le sensible et le suprasensible. 4. LřORIENT À LA RENCONTRE DE LřOCCIDENT : 4.1 Sri Aurobindo et le secret perdu; 4.2 La Philosophie de la Liberté ou lřaventure intérieure du jeune Steiner; 5. VERS DE NOUVELLES PERSPECTIVES EN ÉDUCATION.

1. LE COURANT DE LA VIE

Le précédent chapitre a montré quelques signes et symptômes de la situation de lřenfant dans les sociétés contemporaines occidentales et ses dérives de plus en plus inquiétantes. Tout montre à penser que nous avons perdu le secret du contact spontané avec le courant de la vie, le secret de la plongée à la source de la vie. Nous nřarrivons plus à nous accorder à la musique originelle de la vie et tout se défait dans la dissonance. Nous restons pris dans les glaces dřune matière qui nřest plus que matière; nous sommes pris au piège de la mort avec son cortège de maux et de perversions. Autrement dit, nous voilà en plein mythe faustien de la fracture entre vivre et connaître, entre action et savoir.

1.1. Le mythe faustien selon Goethe

Faust cřest le grand professeur dřuniversité, le modèle humain idéal de lřépoque, qui

mène ses étudiants par le bout du nez90, de par sa maîtrise de tous les savoirs de son époque

et qui pourtant demeure assoiffé de connaissance qui ne soit pas que savoir. Pour cela, il est prêt à tout pour transgresser les limites de ce savoir quřil sait nřêtre que vide, illusion, néant car dépourvu de prise sur le réel; il est prêt à sřallier avec celui qui se définit comme

« lřEsprit qui toujours nie »91 ou bien encore comme « une partie de cette force qui toujours veut le mal et toujours crée le bien »92, Goethe ouvrant par là, malgré tout, une porte dřespoir pour la race humaine. En effet si lřalliance avec celui qui toujours nie peut engendrer le bien, cřest-à-dire lřévolution, la croissance, le développement de la conscience, alors on peut transformer un contrat en un pari et un pari dit quřil y a un gagnant.

Ainsi dans le ŖPrologue au Cielŗ, le Seigneur accepte de parier avec Méphisto, lřAdversaire surgi des profondeurs ténébreuses; il parie que les forces évolutives de lřhomme lřemporteront sur celles qui nient et réduisent à néant, celles-ci ne jouant quřun rôle dřaiguillon enfoncé dans la chair humaine afin que lřhomme ne sřaffaisse dans la paresse :

Le jardinier sait bien, dit le Seigneur, quand verdoie lřarbrisseau Que les années futures le pareront de fleurs et de fruits93.

Mais il ajoute aussi :

Lřactivité de lřhomme mollit trop aisément Il a vite fait de se complaire dans le repos absolu; Cřest pourquoi je lui adjoins volontiers ce compagnon Qui aiguillonne et stimule et, en diable doit travailler94.

Autrement dit, cřest le Seigneur lui-même qui adjoint à lřhomme ce compagnon ténébreux, à la suite de quoi, Goethe nous fait traverser tous les haut-lieux des mystères du mal, la Nuit de Walpurgis des contrées du nord, avant de nous conduire au royaume des Mères, des forces créatrices originelles, là où Méphisto ne peut se rendre contrairement à lřêtre humain, pour peu que la force de conscience nécessaire y soit.

Ainsi dans lřaventure de la Nuit de Walpurgis, il sřagit de savoir dřabord se tenir fermement sur ses deux jambes; le sol de la quotidienneté est ébranlé par de sérieux mouvements tectoniques. Méphisto offre à Faust un manche à balai pour sřenvoler

91 Ibid. p. 44. 92 Ibid. p. 44. 93 Ibid. p. 12. 94 Ibid. p. 13.

directement vers le centre des Mystères du Mal, là où « Mammon sřembrase »95. Mais Faust refuse, il veut rester conscient de chacun de ses pas, avancer pas à pas; cřest ainsi quřil établit sa solidité intérieure. Il doit réussir à aller par ses propres forces, à la source du Mal pour mieux connaître lřorigine des actions humaines, différencier les bonnes et les mauvaises, une longue odyssée où il lui faudra payer de sa personne; on ne va pas sans risque explorer lřempire du Mal.

Aussi longtemps que je me sens sur mes jambes, Ce bâton noueux me suffit.

Á quoi bon abréger son chemin96.

Pourtant il atteindra des limites; il est pris de vertige : Tout semble tourbillonner,

Rocs et arbres qui grimacent Et les feux follets errants

Qui se multiplient, qui se gonflent97. Méphisto doit voler à son secours :

Empoigne solidement le bout de mon manteau98.

Maintenant il peut contempler les forces qui sont à lřorigine du Mal, de la Négation absolue, de lřanti-création, ombre projetée par la lumière, ténèbres jaillissant en opposition immédiate à la lumière; et il sřexclame:

Combien étrangement luit dans les bas-fonds Un trouble rougeoiement dřaurore!

Jusquřaux gouffres profonds

De lřabîme même, il prolonge ses éclairs99.

Ainsi Faust qui a quitté son cabinet de travail et ses étudiants, en compagnie de Méphisto, en quête dř « un savoir qui ne soit pas que savoir », découvre que le développement de la conscience nřest pas seulement un processus dřélargissement de la conscience, dřouverture vers des horizons plus vastes; il faut aussi un double mouvement de lřêtre vers les hauteurs et les profondeurs, chaque pas vers le haut supposant un pas vers le bas et vice-versa; de la sorte, connaissance et action se retrouvent unies dans une

95 Ibid. p. 131. 96 Ibid. p. 129. 97 Ibid. p. 131. 98 Ibid. p. 131. 99 Ibid. p. 131.

dynamique de polarités réciproques : la connaissance devient action et lřaction connaissance.

1.2. Connaissance et action

Cette dualité connaissance Ŕ action, vérité Ŕ liberté, menace lřunité, lřintégrité de lřêtre humain, lřexpose à la fracture, aux « scissions de la modernité »100, à moins que l'on ne trouve un lieu de rencontre, d'unité. Cřest lřaventure de Faust selon Goethe; mais cřest aussi, dans un autre langage, celle de Steiner, qu'il relate tout particulièrement dans son livre La philosophie de la liberté; dans lřavant-propos de 1918, il précise son intention de la façon suivante :

Il y est fait, dit-il, la tentative de montrer qu'il existe une vision de l'entité humaine qui peut être un soutien pour le reste de la connaissance; et cette autre tentative: indiquer qu'avec cette vision est acquise pour l'idée de liberté de la volonté une totale justification, pourvu seulement que l'on trouve le domaine de l'âme où peut se déployer le libre vouloir101.

Ce domaine de l'âme à découvrir, cřest celui de lřactivité pensante avant la sédimentation des pensées. Pour Steiner, cřest là que se trouve le point dřancrage dřun véritable art de lřéducation afin que lřactivité de connaissance puisse se développer et devenir un authentique acte de création libre d'un être humain qui reconquiert sa totalité.

Il faut donc examiner les fondements épistémologiques et éthiques, dřune pédagogie qui se veut art de lřéducation Ŕ et non point science, techniques de lřéducation Ŕ pour en comprendre lřessor considérable quřelle connaît depuis environ un quart de siècle, soit plus de soixante ans après lřacte fondateur initial dans La Libre École Waldorf de Stuttgart en Allemagne102.

100 Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, NRF, 2006, p. 54 et sq. 101 Rudolf Steiner, La philosophie de la liberté, GA 4, E.N., 1993 p. 17.