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Vers une nouvelle épistémologie, goethéenne et post-kantienne

1. L’ITINÉRAIRE PHILOSOPHIQUE DE STEINER

1.3 Vers une nouvelle épistémologie, goethéenne et post-kantienne

Par ce travail qui l'amène au cœur de l'activité créatrice du génie de Goethe, de ses observations de la nature, Steiner va peu à peu mûrir pendant près de quinze ans, une épistémologie qui prend racine dans la démarche goethéenne mais qui va ouvrir encore plus largement l'horizon du connaître et venir fonder sa Philosophie de la liberté ainsi que tout son travail ultérieur. Dans sa thèse d'État147, Paul-Henri Bideau en détaille toutes les étapes de développement avec grande profondeur et acuité, à travers la suite des différents ouvrages de Rudolf Steiner publiés à cette époque: de 1883 à 1897 ce sont les Introductions

aux écrits scientifiques de Goethe; en 1886, une Théorie de la Connaissance chez Goethe;

en 1888, Goethe Père d'une esthétique nouvelle; en 1891, la thèse de doctorat en philosophie: La question fondamentale de la théorie de la connaissance, compte

particulièrement tenu de la Doctrine de la Science de Fichte, thèse largement publiée en

1892 sous le titre Vérité et Science; en 1893, paraît La philosophie de la liberté; en 1895,

Nietzsche, un homme en lutte contre son temps; en 1897, Goethe et sa conception du monde

ainsi qu'un essai non traduit, Häckel und seine Gegner (Häckel et ses opposants). Comme on le voit, toutes ses préoccupations tournent toujours autour de la même question centrale pour lui, la question du connaître; car de cette réponse dépend aussi la possibilité de la liberté et la dignité de l'être humain qu'il s'agit pour lui d'élever au-dessus du règne animal, en dépit de la forte pression exercée alors par Darwin et le darwinisme.

Cette double question du connaître et de la liberté est inscrite en filigrane derrière tout le développement de cette longue méditation qu'est son ouvrage La philosophie de la

liberté; la question de la possibilité de fonder une certaine vision de l'être humain (débat

avec Darwin et le darwinisme) qui puisse soutenir une possibilité de connaître qui soit fondatrice de la liberté (débat avec Kant et la philosophie critique), « pourvu seulement que l'on trouve le domaine de l'âme où peut se déployer le libre vouloir ».148 Cette double question Steiner la formulera de la façon suivante dans l'avant-propos de l'édition de 1918, soit vingt-cinq ans après la première édition en 1893:

147 Paul-Henri Bideau, Rudolf Steiner et les Fondements Goethéens de l'Anthroposophie, Université de Paris-

Sorbonne, UFR d'Études Germaniques, Paris 1990

C'est d'après deux questions fondamentales de la vie de l'âme humaine que s'oriente tout ce qui va être traité par ce livre. La première est de savoir s'il existe une possibilité de voir l'entité humaine de façon telle que cette vision s'avère être un soutien pour tout ce qui vient à l'être humain dans l'expérience ou dans la science, mais dont il a l'impression que cela ne peut pas se soutenir soi-même; que cela peut être poussé par le doute et le jugement critique dans le domaine de l'incertain. La deuxième question est celle-ci: L'être humain est-il en droit, en tant qu'être qui veut, de se déclarer détenteur de la liberté ou bien cette liberté est-elle une simple illusion qui naît en lui parce qu'il ne distingue pas les fils de la nécessité auxquels est suspendu son vouloir, tel un processus naturel?…Il sera montré dans cet écrit que les expériences de l'âme que l'être humain doit faire par la deuxième question dépendent du point de vue qu'il peut adopter à l'égard de la première.149

La question du connaître dans son lien intime avec celle de la liberté, est donc là présente comme un leitmotiv, on pourrait presque dire depuis son enfance, si on se reporte à son autobiographie; lorsque vers l'âge de quinze ans, il achète un peu par hasard et de façon tout à fait innocente La Critique de la Raison Pure de Kant :

C'est l'aspiration tout à fait personnelle de ma vie intérieure, dit-il, qui suscita cet intérêt tout à fait illimité pour La Critique de la Raison Pure. Je m'efforçais d'une façon bien juvénile, de comprendre jusqu'à quel point la raison humaine

était capable d'accéder véritablement à l'essence même des choses.150

Et plus loin, il ajoute:

Je voulais me faire une opinion sur les rapports de la pensée humaine avec l'acte créateur de la nature; […] j'étais d'autre part sans cesse préoccupé par l'étendue de la faculté de penser propre à l'homme. Je pressentais que la pensée pouvait être développée et devenir une force capable d'embrasser véritablement les choses et les évènements du monde. Imaginer une "matière" qui resterait en dehors de la pensée et dont nous n'aurions qu'un simple reflet, cela m'était insupportable. Je me répétais sans cesse à moi-même: le contenu des choses doit pénétrer dans la pensée de l'homme.

Sur ce point, je me heurtais à Kant. Cependant, je ne le percevais alors pas réellement ce désaccord. Car je voulais avant tout acquérir par La Critique de la

Raison Pure des points d'appui solides pour parfaire mon propre système de

pensée.151

149 Ibid. p.17.

150 Rudolf Steiner, Autobiographie, GA 28, E.A.R., 1979, p. 45-46. 151 Ibid. p. 47-48.

Quels sont ces points d'appui solides qu'offrent Kant et la philosophie critique? Quřest-ce qui, selon Steiner, devra être conduit plus loin?