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Machinisme et mécanisation des corps et des esprits

1. LA CRISE DE L’ÉDUCATION

1.1 Machinisme et mécanisation des corps et des esprits

La machine à emboutir dont parle Saint-Exupéry à la fin de Terre des hommes cřest la machine qui dévore lřhumain en lřêtre humain souvent dès son enfance, dans lřenfer de la production industrielle. Cřest la machine du film Métropolis, véritable monstre qui annihile toute velléité de développement de lřêtre humain, privant enfant comme adulte de tout espoir dřévolution, affaissant le corps en un grossier « tas de glaise » où ne souffle plus lřesprit : mécanisation des esprits, apathie de lřâme, animalisation des corps Ŕ Et lřêtre humain de devenir peu à peu machine cřest-à-dire moins que bête.

Dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l‟oppression sociales32, Simone

Weil sřattache à dénoncer et démonter ce machinisme à outrance, fruit de lřégoïsme et de lřâpreté au gain, en se référant à Marx et citant quelques formules devenues célèbres du

Capital : « Dans la fabrique, il existe un mécanisme indépendant des travailleurs et qui se

les incorpore comme des rouages vivants [...] »; ou bien encore plus loin dans la même citation de Marx : « Le détail de la destinée individuelle du manœuvre disparaît comme un néant devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif qui sont incorporés dans lřensemble des machines et constituent avec elles la puissance du maître »33. La machine dévore lřhumain qui la nourrit de sa propre substance, de son travail, de sa sueur, de sa chair. Dans cette perspective le pouvoir dřoppression de la

31 Saint-Exupéry, Terre des Hommes, Édition Folio Gallimard, 1971, p. 182-3 : « Un enfant tétait une mère si lasse

qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans l’absurde et le désordre de ce voyage. Je regardais le père. Un crâne pesant et nu comme une pierre. Un corps plié dans l’inconfortable sommeil, emprisonné dans les vêtements de travail, fait de bosses et de creux. L’homme était pareil à un tas de glaise [...] Et je pensais : le problème ne réside point dans cette misère, dans cette saleté, ni dans cette laideur. Mais ce même homme et cette même femme se sont connus un jour et l’homme a souri sans doute à la femme [...] Mais la femme, par coquetterie naturelle, la femme sûre de sa grâce, se plaisait peut-être à l’inquiéter. Et l’autre qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine à piocher ou à cogner, éprouvait ainsi dans son cœur l’angoisse délicieuse. Le mystère c’est qu’ils soient devenus ces paquets de glaise. Dans quel moule terrible ont-ils passé, marqués par lui comme par une machine à emboutir? Un animal vieilli conserve sa grâce. Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abîmée? »

32 Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Idées/Gallimard, p. 15 et sq. 33 Ibid. p.16.

machine vient du maître et possesseur de la machine, de la polarisation du travail en travail intellectuel et travail manuel, de « la séparation entre les forces spirituelles qui

interviennent dans la production et le travail manuel »34. Or voilà bien lřinacceptable, « la

dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel»35, qui, selon Simone Weil, constitue la base de notre culture de spécialistes. Il y a les manuels dřun côté, les intellectuels de lřautre mais ce clivage est un obstacle au développement dřune éducation saine pour lřindividu comme pour la société.

De toute évidence, lřenfant pris dans ce jeu puissant de forces dřoppression ne peut être que laminé pour la vie à moins dřune résilience exceptionnelle soutenue par la rencontre avec les forces de lřamour, comme cřest le cas dans ce film Métropolis. Les forces de lřamour et leur pouvoir de transformation de lřombre dans la lumière y sont incarnées par la jeune institutrice qui pénètre dans lřautre monde, le monde du pouvoir et de lřoppression, avec candeur et innocence; elle seule pouvait réussir à sauver les enfants, lřenfance, au prix toutefois dřune odyssée personnelle, dřun chemin dřépreuves et de hautes luttes, dřun véritable chemin de croix; car grande est la résistance de lřordre établi.

La première victime de lřoppression matérialiste, cřest donc lřenfant. Lřenfant qui vient au monde est si frêle, si dénué de tout, inachevé. Si le monde vient à lui brutal et oppressif, la jeune plante quřil est ne pourra jamais fleurir et porter fruits. Le geste éducatif est ainsi étroitement imbriqué dans un jeu de polarité et de réciprocité entre lřenfant et le monde, entre le nouveau, lřinattendu et lřordre établi du monde, des adultes, de la société. La question de lřéducation se trouve par là même intimement liée à la question politico- sociale. Cřest bien en effet un des premiers aspects de cette question que Steiner met en lumière dans ses conférence dřaoût 1919, Éducation, un problème social36, à la veille de former des professeurs, de fonder une école qui pourrait développer une approche pédagogique et éducative répondant de mieux en mieux aux besoins des enfants des temps présents et futurs.

34 Ibid. p. 16. 35 Ibid. p. 16.

Il faut reconnaître que toutes les luttes ouvrières du siècle passé, largement inspirées par Marx, ont réussi à libérer peu à peu les travailleurs de la toute puissance de la machine qui vide lřhomme de son humanité et à imposer des conditions de travail et de vie qui libèrent un peu le devenir humain et surtout qui protège lřenfance et son droit à lřéducation. À sept ou huit ans, les enfants ne sont plus envoyés dans les usines ou les mines, mais à lřécole, du moins dans les sociétés occidentales modernes. Mais cela ne doit pas nous faire oublier quřil y a encore de ces enfants esclaves à qui toute éducation est refusée, tout développement de la personne humaine; il y a encore de ces enfants, de ces petits enfants même, qui travaillent assis par terre, du levant au couchant, dans des ateliers obscurs de fabrication de tapis, de broderie ou de tissage parce quřil y a encore des consommateurs qui ferment les yeux sur cette instrumentalisation des enfants. Il y a encore de ces jeunes qui travaillent et travailleront toute leur vie dans ces chaînes de production aux cadences infernales sans avoir lřéducation qui leur est due pour que leur jeunesse sřépanouisse et porte des fruits à lřâge de la maturité.

Le documentaire Manufactured Landscape du photographe Edward Burtinsky, avec ses travellings ahurissants dans une usine chinoise de montage de pièces électriques, est là pour rappeler que Ŗla machineŗ de Metropolis est toujours bien vivante; elle a seulement changé de forme et de couleur. Chez Burtinsky le regard sřépuise dans des rangées sans fin de jeunes Chinois, tous habillés de lřuniforme jaune, dans des espaces aux murs jaunes, inondés de lumière; chacun assis à sa petite table, le corps immobile, le visage impassible, absent, tandis que les doigts seuls, avec une dextérité qui nřest presque plus humaine, sřaffairent à saisir les minuscules morceaux de métal quřil faut assembler pour fabriquer un petit disjoncteur, le tout dans un silence impressionnant, oppressant. Le matin les contremaîtres rassemblent leurs équipes aux différentes portes de lřusine et là cřest une avalanche dřoutrages, dřhumiliations, de blâmes reçus tête baissée, immobile, en silence; manipulation psychologique pour augmenter encore le rendement. Mais que devient au bout de dix ans la jeune fille qui réussit à monter quatre cents de ces disjoncteurs dans sa journée? Dans la globalisation de lřéconomie dřaujourdřhui, nous devenons tous moralement coresponsables de ces crimes perpétrés contre lřhumanité, une humanité que lřon empêche encore de croître, de se développer, de donner naissance à ce qui fait de

chacun un être unique, un « Je suis » habité de lřaspiration à sřélever vers le noble, le beau, le bien, le vrai, lřêtre idéal quřau tréfonds de son âme, chacun voudrait devenir.

« Tout individu, dit Schiller, porte en lui, en vertu de ses dispositions natives, un homme pur et idéal, et la grande tâche de son existence est de se mettre à travers tous ses changements, en harmonie avec lřimmuable unité de celui-ci. »37 Voilà le vrai levier de

lřéducation. Mais si, pour revenir à cette fin de Terre des Hommes38, la flamme qui dans

lřenfance et la jeunesse allume la pâte humaine, la fait se mouvoir, sřémouvoir, interroger, sřinquiéter, aimer, si cette flamme est noyée dans les eaux du matérialisme, de lřégoïsme, alors nous ne restons plus quřavec ce « tas de glaise » où ne souffle plus lřesprit. Ce crime contre lřhumanité, Rudolf Steiner veut le combattre de toutes ses forces en déclarant que tous les enfants, filles et garçons, enfants dřouvriers et enfants dřintellectuels, dřartistes, de bourgeois, tous doivent se retrouver ensemble sur les mêmes bancs dřécole jusquřà dix-huit ans, quels que soient les dons et les talents de chacun, car éduquer cřest dřabord aider à donner naissance à ce qui nřa pas encore fini de naître et il appartient à lřenseignant, à lřéducateur de savoir rencontrer les différences. En 1919, cřétait poser un geste profondément révolutionnaire.