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Éducation et « machine à emboutir »

1. LA CRISE DE L’ÉDUCATION

1.2 Éducation et « machine à emboutir »

Lřécole obligatoire pour tous est une des grandes conquêtes des sociétés démocratiques modernes; une façon de reconnaître le droit à lřéducation pour tous les êtres humains qui nřont pas encore atteint leur maturité, cřest-à-dire le développement qui permet la prise en charge de sa propre évolution. Toutefois, ce faisant, lřÉtat sřinvestit dřun pouvoir dans la sphère du privé qui nřest pas sans ambigüité, car si lřÉtat devient le garant du droit des enfants, il peut aussi sřarroger par là le droit à lřingérence dans lřéducation, transférant, ipso facto, lřenfant et la question de lřéducation, de la sphère du privé à la sphère du politique; et cřest bien là quřest le problème.

37 Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, édition Aubier, 1992, p. 102. 38 Cf. note 1 page 16.

1.2.1 Éducation et crise de la culture

Dans son livre La crise de la culture, Hannah Arendt souligne le délicat équilibre à établir entre dřun côté, lřenfant, son développement, son évolution et de lřautre, le monde avec sa stabilité, son ordre établi. Pour ce faire, lřenfant a besoin, dit-elle, de la protection de la sphère du privé :

Lřenfant a besoin dřêtre tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que le monde puisse le détruire. Mais ce monde aussi a besoin dřune protection qui lřempêche dřêtre dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque nouvelle génération.39

Question donc : où se situe le point dřéquilibre, où est ce troisième élément, lieu de rencontre de la sphère du privé et de la sphère du public qui doit devenir principe de lřéquilibre? Réponse : lřécole, lřenseignant qui doit à la fois protéger la sphère privée de lřenfant et éveiller en lui ce qui lui permettra de sřinsérer plus tard dans le devenir du monde, sans savoir dřavance ce que sera alors ce monde. Mais, continue Hannah Arendt :

Plus la société moderne supprime la différence entre ce qui est privé et ce qui est public, entre ce qui ne peut sřépanouir quřà lřombre et ce qui demande à être montré à tous dans la pleine lumière du monde public, autrement dit plus la société intercale entre le public et le privé une sphère sociale où le privé est rendu public et vice-versa, plus elle rend les choses difficiles à ses enfants qui

par nature ont besoin dřun abri sûr pour grandir sans être dérangés.40

Cette sphère sociale dont parle Hannah Arendt qui sřintercale entre le privé et le public a bien sûr plusieurs aspects, cela va du simple déballage de la vie privée sur la place publique jusquřà lřintrusion dominatrice de lřÉtat dans lřéducation en passant par toutes sortes de mises en scènes médiatiques des enfants qui les arrachent à leur enfance. Dans tous les cas, nous sommes en présence de symptômes dřune crise éducationnelle profonde dans les sociétés modernes et cette crise ne saurait trouver sa résolution tant que ne sera pas entendue la question fondamentale que posent aujourdřhui lřenfance et la jeunesse à savoir : comment accueillir, nourrir, élever les forces nouvelles quřapporte avec lui lřenfant dans un monde établi sans dřun côté, les opprimer, les formater selon lřordre ancien établi et de lřautre côté, sans laisser se déferler dans le monde ces forces nouvelles, de façon

39 Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio essais, 2006, p. 239. 40 Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio essais, 2006, p. 247.

débridée, incontrôlée, parce que trop souvent le monde adulte veut se repaître de ces forces de fraîcheur et dřinnocence de lřenfance. Ainsi déballées sur la place publique ou la scène des médias, elles ne peuvent que mener le monde, comme lřindividu, au chaos, à la mise en pièces de la personne humaine : dans les deux cas, lřespoir du futur se trouve anéanti dans la jouissance du moment. Pour revenir encore à Hannah Arendt qui, sur cette question de la crise de lřéducation, rejoint en bien des points Rudolf Steiner, citons encore ce passage de lřouvrage déjà mentionné :

Notre espoir réside toujours dans lřélément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle; mais cřest précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir quřen lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens, puissions décider de ce quřil sera.41

1.2.2. Éducation et politique

Ces réflexions avec Hannah Arendt nous ramènent, dans un premier temps, à la question du rapport de lřéducation et du politique, de lřéducation et de lřÉtat comme représentant de lřordre social établi. Il est clair que par ses propos, Hannah Arendt nous oriente vers une vision de lřéducation libérée du politique. Vers la fin de ses considérations sur la crise de lřéducation, elle dira très clairement : « Nous devons fermement séparer le domaine de lřéducation des autres domaines et surtout celui de la vie politique et publique.»42

Certainement nřa-t-elle pas oublié en tant que juive allemande, lřépoque de sa jeunesse, lřépoque nazie qui a plongé lřAllemagne et bien dřautres parties du monde, dans cette démence collective que lřon connaît, époque dřasservissement de la culture, de la vie de lřesprit, de lřéducation en particulier à un pouvoir politique au service dřune idéologie aberrante; il est si facile de modeler lřâme naissante des enfants. Lřhistoire moderne et contemporaine abonde en ces situations de dérives politiques qui passent lřenfance dans la Ŗmachine à emboutirŗ de lřidéologie politique et il ne faudrait pas penser que les sociétés démocratiques occidentales dřaujourdřhui y échappent. Il est difficile pour le pouvoir

41 Ibid. p. 247. 42 Ibid. p. 250.

politique de rester indépendant de toute pression idéologique, quřelle soit dřordre religieux, philosophique, scientifique ou économique.

1.2.3 Éducation et scientisme étatique

Plus insidieuse peut-être que toutes les idéologies, est lřidéologie scientifique, non pas la science elle-même, mais lřidéologie scientiste, celle dřune rationalité devenue rationalisation, système clos, doctrine, comme lřexplique Edgar Morin dans son livre les

Sept savoirs nécessaires à l‟éducation43. « La vraie rationalité, dit-il, ouverte par nature,

dialogue avec un réel qui lui résiste [...] ; elle est le fruit du débat argumenté des idées, et non la propriété dřun système dřidées ». En dřautres termes, « la rationalisation est close,

la rationalité est ouverte. »44 Seulement quand on veut faire de lřéducation une science on

nřest plus dans lřouvert, on a basculé du côté du clos, du système clos de concepts. Mais les systèmes clos dřidées ne nous donnent que lřillusion du savoir sans lřexpérience de la réalité et nous savons quřils sont mortels, lřhistoire des sciences et de la philosophie nous le montre. Un système clos de concepts définis fait de lřêtre humain un être inadapté. Une science de lřéducation avec son système de principes et de techniques, ne nous donne pas accès à lřêtre humain; elle ne le rencontre pas et elle nřa pas pouvoir de donner sens à la vie; dřoù le désarroi de lřenfance et de la jeunesse.

Cette nouvelle idéologie scientiste dans le domaine de lřéducation est instillée dans la structure psychique des enfants via des programmes ministériels obligatoires avec des objectifs détaillés et précis élaborés par des fonctionnaires qui ne sont pas ou ne sont plus sur le terrain, programmes obligatoires répartis de mois en mois, dřannées en années, avec leur liste de matériel pédagogique obligatoire, leurs méthodes dřévaluation obligatoires, les mêmes pour tous car cřest la loi. Cřest ainsi que par exemple, contre tout bon sens et toutes données scientifiques actuelles, un professeur de Jardin dřenfants ou de maternelle peut devenir hors-la-loi dans certains pays, si, il ou elle se refuse à initier ses petits-enfants au fonctionnement dřun ordinateur avec des activités dřapprentissage préprogrammées dans la machine, parce quřun certain gouvernement lřa décidé, davantage du reste sous certaines

43 Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Éditions du Seuil, 2001 44 Ibid. p. 22.

pressions économiques que par connaissance des besoins réels et profonds des petits enfants. Le système est bien clos, bien verrouillé; la rationalité est bien devenue « rationalisatrice », dans le sens où le dit Edgar Morin, pour le plus grand dommage des enfants. Pourquoi? Parce quřil y a confusion totale entre dřune part, la sphère de la culture et de la vie de lřesprit qui exige la liberté et dřautre part la sphère du juridique et du politique qui devrait se limiter à garantir lřégalité de tous devant la loi. Mais la loi change avec les changements ministériels et les fluctuations politiques, en fonction des partis politiques au pouvoir et tout cela est bien loin de la réalité concrète des enseignants, des éducateurs, qui doivent aller chaque jour, à la rencontre des enfants.