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2. LE SECRET PERDU

2.2 La rupture

Le précipice qui sépare les êtres, c'est le précipice du vide intellectuel, alors que « nous aspirons à un savoir qui ne soit pas que savoir mais vie et sentiment et qui à l'instant même

où il pénètre dans l'âme y suscite la force de vivre car transmué en amour [...] »110. C'est

ainsi que s'était déjà exprimé Steiner lors de l'ouverture de la première École Waldorf.

Ce que Steiner observe et perçoit dans les situations humaines et sociales de son époque est loin d'être dépassé aujourd'hui. Ce serait même plutôt le contraire. D'abord le sentiment de l'isolement, de la solitude, de l'impuissance à vraiment rencontrer l'autre dans ce qu'il a d'unique, d'essentiel, n'a fait que croître et se généraliser. Chacun s'est enfermé dans son droit à avoir des opinions personnelles, des perceptions propres; chacun s'est

108 Ibid. p. 25. 109 Ibid. p. 25.

comme emmuré dans les constructions mentales de son ego; et les nominalistes, les sophistes l'emportent chaque jour davantage sur Socrate et saint Thomas, le mot l'emporte sur « la parole qui parle »111, selon lřexpression de Heidegger. Voilà la tragédie humaine moderne, la tragédie mise en lumière par Shakespeare dans Hamlet:

- Que lisez-vous mon Seigneur?

- Des mots, des mots, des mots.112

Il n'y a que des mots autour de lui, que des mots en lui; mais quand il n'y a que des mots, il n'y a plus aussi que fausseté, mensonges, dérobades, impuissance; l'univers entier s'effondre, entraînant l'être humain dans sa décomposition:

Et de fait mon humeur est si désolée que cet admirable édifice, la terre, me semble un promontoire stérile et ce dais de l'air, si merveilleux n'est-ce pas, cette voûte superbe du firmament, ce toit auguste décoré de flamme d'or, oui tout cela n'est pour moi qu'un affreux amas de vapeurs pestilentielles. Quel chef-d'œuvre que l'homme! Comme il est noble dans sa raison, infini dans ses facultés […]113

Cette « merveille de l'univers », ce « parangon de tout ce qui vit » n'est plus à ses yeux que « quintessence de poussière ». De cela découle solitude et négation de soi:

… Je suis seul.

Oh, quel valet je suis, quel ignoble esclave! Ou bien encore:

Inerte, obtus et pleutre, je lanterne Comme un Jean de la lune…

Reprends-toi mon esprit…114

La reprise en main ne dure que le temps de le dire; le doute vient à son tour éroder la volonté que la pâleur des pensées n'arrive plus à mettre en mouvement, car les pensées manquent de cœur et de pulsation sanguine. Tous les symptômes de la tragédie de l'âme contemporaine sont déjà là rassemblés. Nous sommes face aux conséquences du

111 Heidegger, Acheminement vers la parole, Tel Gallimard, p.16. 112 Shakespeare, Hamlet Acte II, scène II, Folio Gallimard, 1985, p. 84. 113 Ibid. p. 90.

nominalisme. Depuis les 13e, 14e et 15e siècles, dira Steiner, « le mouvement et la pulsation

de l'âme sont perdus non pour l'homme mais pour sa conscience »115. Et quand les phrases

se vident du sang de la vie, « le temps du verbiage est arrivé », dit-il encore.

Et là où le verbiage commence à régner, meurt aussitôt la vérité vécue intérieurement dans l'âme. Mais autre chose apparaît encore. Avec des phrases, les hommes échappent les uns aux autres; l'homme ne trouve plus l'homme dans la vie sociale. […] Et les hommes devinrent toujours plus étrangers les uns aux autres. L'âme qui crie vers le social ne crie pas parce qu'elle est imprégnée de sens social, mais parce qu'elle ne l'éprouve pas en elle.116

Ces mots qui ne sont plus que des mots, cette phraséologie qui entraîne la mort de la vérité vécue intérieurement dans l'âme, entraîne aussi l'absence de sentiments profonds et de volonté. Là où l'emporte la phraséologie, l'emportent aussi les conventions dans les relations humaines et la routine dans la vie. On peut devenir d'habiles artisans de la reproduction, de la compilation, du patchwork, mais créer, créer du neuf, cela devient de plus en plus difficile. Toujours dans cette première conférence du cours pédagogique à la jeunesse, Steiner poursuit en disant:

Notre volonté s'est affaiblie, en ce sens que la pensée ne trouve plus la force d'endurcir la volonté au point que l'homme qui est pourtant un être pensant n'est plus en mesure de donner au monde une forme issue de ses pensées… Les pensées ne devraient pas être si faibles qu'elles restent là-haut dans la tête. Elles devraient être assez fortes pour traverser le cœur et l'homme tout entier, de la tête aux pieds; et cela serait bien mieux si au lieu que ce soit seulement les globules blancs et les globules rouges, ce soit aussi des pensées qui impulsent notre sang. Bien sûr il est précieux que l'homme ait aussi un cœur et pas seulement des pensées. Mais le plus précieux de tout c'est lorsque les pensées

elles-mêmes ont un cœur. Cela, nous l'avons complètement perdu.117

Aujourd'hui une nostalgie profonde grandit en nous, tendant de plus en plus la corde intérieure, et cette tension croissante va éveillant peu à peu le besoin de retrouver ce que nous avons perdu, de retrouver lřintelligence du cœur.

115 Rudolf Steiner, La rencontre des générations, GA 217, E.A.R., 1988, p. 16. 116 Ibid. p.17-18.