• Aucun résultat trouvé

La viabilité selon Habermas

III. QUERELLE DE LA VIABILITÉ

1. La viabilité selon Habermas

1. 1. L’insuffisance de la procédure ou du texte juridique.

Miller part de la similarité des traits caractéristiques partagés par les membres de la nation, et définit ensuite la citoyenneté comme son extension éthico-politique. Le point de départ se situe dès

198 Pour Taylor cette reformulation de l’identité politique est un exercice qui ne doit jamais cesser, toujours en quête de plus d’inclusion. La motivation de Taylor c’est particulièrement le primordialisme qui, lui, génère la discrimination contre des citoyens moins « vrais ».

199 Seymour, dans Du tricoté serré, Op. Cit., p. 62, aussi p. 69. Il faut cependant dire que la défense de l’identité nationale par Seymour ne le conduit pas aux mêmes aboutissants de celle défendue par Miller ou à l’assimilationnisme de Mill. Sur ce point, ses analyses se rapprochent plutôt de celles de Taylor et Habermas, en particulier sa sensibilité à « l’influence nationaliste exercée par la majorité », influence qu’il faut « neutraliser », et la reconnaissance des minorités. p. 74 200 Comme le mot « nation » est un homonyme, car il peut faire référence à la patrie, mais également à la nation au sens culturel, l’adjectif « national » est pareillement homonyme. Mais pour éviter l’amalgame, nous suivrons le sens qui réfère à la nation culturelle, l’autre sens on préfère le rendre par le mot « patriotique ».

201 Habermas défend la viabilité de sa conception de la citoyenneté dans la partie II, intitulée « L’État-nation a-t-il un

avenir », de L’intégration républicaine, pp. ;et revient à la charge au Chapitre 4, intitulé « Les fondements prépolitiques de l’État de droit démocratique », d’Entre naturalisme et religion, Les défis de la démocratie. Les deux ouvrages sont cités ici plusieurs fois.

lors à l’extérieur de la structure politico-institutionnelle, qui semble être l’expression d’une structure plus profonde, soit l’identité culturelle d’un groupe (majoritaire ou minoritaire). Aux antipodes de cette prémisse nationaliste, Habermas, lui, part de la reconnaissance réciproque (ou simplement réciprocité) dont la source morale ultime est la parité/l’égalité des citoyens. Désormais, ce n’est plus la nation prépolitique ou culturelle, mais le « peuple politique » comme « communauté démocratique », qui est en jeu. Le peuple politique n’étant pas une entité qui préexiste au contrat social, mais son fruit, c'est-à-dire le peuple constitué en État de droit démocratique. La protection de chacun des citoyens et la régulation légitime des échanges et de la vie dans la communauté politique constituée passe par la « réalisation des droits que les intéressés doivent s’accorder réciproquement ». La nature démocratique de la communauté politique ainsi comprise régresse à l’instauration d’une procédure juste en vue de mettre en œuvre la constitution, l’autolégislation et la durabilité de ces droits. Le consensus sur la procédure juste serait le fruit d’une volonté politique construite par le débat public, et non pas héritée d’un « consensus passé » et latent aux traits distinctifs.

Selon Habermas, cette façon de voir les choses n’est qu’une entente sur la forme, sur la simple procédure, puisque le contenu est encore à définir. Selon cet auteur, la version libérale de ce récit dispense une « conception atomiste de l’individu » et un « concept instrumentaliste » de la volonté politique. La première dépeint l’individu comme n’ayant aucune « attache » sociale tandis que le second veut dire que la formation de la volonté politique n’est qu’un agrégat des intérêts de ces individus isolés et égoïstes. Le consensus entre citoyens est réduit à la négociation d’un modus vivendi, qui exprime l’opposition des intérêts bien compris. Dans cet état de choses, l’arrière-plan ethnoculturel devient premier candidat pour combler le vide de légitimité laissé par l’atomisme social du libéralisme pur et simple.

1. 2. L’interprétation de la constitution est fonction des traditions nationales

Dans la perspective républicaine que Habermas fait sienne, cette lacune de l’atomisme social est réelle. Pour y remédier il faudrait un concept différent de la politique et un regard différent sur le contexte culturel et une protection du réseau des relations « interpersonnelles fondamentales » dans lesquels se forment les identités des contractants théoriquement rationnels et/ou égoïstes. Se définissant comme une version kantienne du républicanisme, « la compréhension intersubjectiviste de la souveraineté populaire conçue de manière procéduraliste » défend la formation de la volonté

politique par la pratique délibérative en vue de décisions « rationnellement motivées202 » [l’italique est

dans l’origine].203 Contrairement à la rationalité des contractants égoïstes, la motivation « rationnelle »

semble synonyme de la délibération publique et démocratique régulée par des « considérations éthiques », qui permettraient une entente et non un simple compromis entre égoïstes. L’expression « [décisions] rationnellement motivées », faut-il rappeler, n’a rien à voir avec la rationalité calculatrice qui n’a pas sa place chez un philosophe comme Habermas, elle veut dire tout simplement une expression du « droit de civilité », invoqué par Rawls, que se doivent les citoyens les uns aux autres. Les citoyens, dit Habermas, « doivent en effet, lorsqu’il y a contentieux, rechercher une entente rationnellement motivée, ils se doivent les uns aux autres de bonnes raisons » aux cours des délibérations publiques.204 Mais puisque les considérations éthiques ne sont pas complètement

abstraites de leur contexte, Habermas ajoute que cette délibération vise « l’acceptabilité des règlementations à la lumière d’intérêts généralisés, d’orientations axiologiques partagées et de principes fondés. »205 Il n’y a donc pas que les considérations éthiques et les « principes fondés » qui

sont en jeu dans l’acceptabilité, mais également les « intérêts généralisés » et les « orientations axiologiques partagées ». Les « intérêts généralisés » semblent opposables aux intérêts égoïstes des contractants rationnels. Il s’agit donc d’intérêts auxquels tous les citoyens doivent avoir accès et non des privilèges privés. À leur tour, les « orientations axiologiques » semblent désigner le contexte culturel dans lequel se forment socialement les individus. L’identité et le « statut d’individu adulte » des personnes naturelles sont forgés dans le contexte d’une « forme de vie intersubjectivement partagée ».206 Les individus sont éduqués et socialisés sous l’influence des catégories, religieuses et

culturelles dont il ne faut pas faire abstraction quand on escompte « l’acceptabilité » parmi nos concitoyens. Certaines choses qui nous semblent tels des théories ou des opinions sont pour d’autres personnes des manières de vivre et d’être. Ils ne sont donc pas capables d’en faire abstraction comme on le fait dans une discussion savante. Dans son interprétation de la théorie de la raison publique de Rawls, Habermas stipule que les citoyens doivent accepter les exigences de la raison publique, mais uniquement selon leurs propres doctrines totalisantes. Ils ne sont pas tenus à les accepter dans la langue du philosophe libéral Rawls, mais simplement dans leur propre langue doctrinale. La

202 L’expression « décisions ‘rationnellement motivées’ » semble dire ici que les décisions prises à l’issue des discussions publiques sont motivées avant tout par l’entente morale. Cela contraste avec les agents rationnels et égoïstes dans une perspective « libérale », motivés par leurs intérêts opposés respectifs.

203 L’intégration républicaine, p. 131-132.

204 Cette question sera mise sous plus de lumière dans le chapitre 3, section II. Entre naturalisme et religion, Op. Cit., p. 179. 205 Ibid., p. 132.

considération par Habermas des contextes concrets des formes de vie de tous les citoyens est applicable et appliquée explicitement sur les interprétations des constitutions selon les traditions et les besoins nationaux207. Une bonne constitution et une bonne interprétation de la constitution ne

doivent pas pour ainsi dire bousculer la tradition. Mais on est encore dans la contextualisation du droit et de la citoyenneté, la viabilité est encore à chercher.

1. 3. La dynamique propre de la formation démocratique de la volonté politique.

Pour Habermas, la conséquence de l’ancrage des populations dans leur contexte culturel et national implique que, « d’un point de vue juridique », la protection des individus ne peut que s’étendre à la protection et au respect des différentes formes de vie des citoyens208. C’est ainsi que le

processus d’instauration du droit et de prise de décision politique revêt un aspect « inclusif ». L’idée d’inclusion concerne ici tous les citoyens, y compris les « discriminés » et les « marginalisés » dont les minoritaires et les immigrants sont les premiers candidats. Leur inclusion ne veut pas dire les « enfermer, dit-il, dans l’uniformité d’une communauté homogène du peuple »209, mais les intégrer tout

en respectant leurs formes de vie [l’italique est dans l’origine]. Leur intégration n’a pas à s’étendre à tous les aspects de la vie sociale210, c'est-à-dire leur assimilation, mais seulement à la « culture

politique commune ». Celle-ci serait le dénominateur commun d’un patriotisme constitutionnel, qui « aiguise en même temps le sens de la diversité et de l’intégrité des différentes formes de vie. »211

Mais, bien évidemment, la culture politique ne peut servir comme dénominateur commun de ce patriotisme sans avoir opéré sa déconnexion de la culture majoritaire. Un respect égal des cultures et des subcultures présuppose que la culture partagée n’est pas celle de la majorité ou de la minorité, mais celle que partageraient tous les citoyens. Elle serait donc aussi bien inclusive que ténue. Pour ce, la culture politique commune doit désigner la situation où la culture majoritaire « cesse de fusionner avec la culture politique générale »212, et cesse ainsi d’imposer dictatorialement ses visions du monde

comme si elles sont investies d’une autorité publique213.

207 Entre naturalisme et religion, Op. Cit., p. 159-160. 208 L’intégration républicaine, Op. Cit., p. 132. 209 Ibid., p. 133.

210 Sur l’inclusion des immigrants, l’approche de la culture politique de Habermas s’oppose frontalement à l’approche substantialiste de Miller, laquelle exige une « intégration culturelle » au sens fort, et non une intégration politique, de sorte que l’expression recouvre enfin tous les aspects de la vie sociale, arbitrairement choisis. T. Modood, on l’a vu et cité, a remarqué la même chose relativement à l’intégration thick pour ainsi dire, voir n 2.

211 Ibid., p. 77; aussi p. 141. 212 Ibid., p. 140.

213 Une formulation d’inspiration rawlsienne de la culture publique commune est articulée par Jocelyn Maclure, et rejoint largement celle de Habermas. Tout comme celui-ci, Maclure opère une distinction nette entre une version épaisse de la

Il y a ici une réponse au problème de la viabilité qui en pose un autre. En plus de la défense d’un patriotisme constitutionnel, fondamentalement politico-institutionnel, et qui prétend être indépendant du substrat culturel, elle ajoute un « aiguisement du sens de la diversité » et une protection égale des différentes formes de vie; la forme de vie majoritaire n’étant, selon l’auteur, qu’une partie d’un tout. Une objection évidente poserait la question des difficultés devant l’identification républicaine des citoyens au bien public que compromettraient la fragmentation et le cloisonnement probablement induits par la protection et la cohabitation permanente d’une pluralité de formes de vie et de subcultures. Autrement dit, la citoyenneté qui fait elle-même partie de la culture politique commune reposerait sur celle-ci, c'est-à-dire sur un « langage politique » commun. En d’autres mots, citoyenneté et culture politique font un cercle : la citoyenneté est de nature politique et la culture politique est aussi de nature politique, alors que la première repose sur la seconde. La réponse semble circulaire à ceci près que l’autonomie de la citoyenneté par rapport à un quelconque substrat ou une « force d’étaiement » culturel ou religieux, veut dire tout simplement qu’elle est autoréférentielle et que sa force consiste dans son exercice, c'est-à-dire dans la participation des citoyens « habitués » à exercer leur liberté. La culture politique commune, elle, est une question de « vertus politiques ». Celles-ci sont acquises par « l’habitude », c'est-à-dire par la socialisation et par l’intériorisation « [d]es pratiques et [d]es manières de pensée [participatives]. »214 Cette participation

trouve d’abord sa première réalisation dans l’idée que les citoyens sont, en tant que « législateurs démocratiques », les auteurs du droit et non simplement ses destinataires passifs215. La participation

des citoyens dans l’institutionnalisation du droit est elle-même le processus démocratique qui comble le déficit d’intégration dans d’autres sphères sociales. « [L]es pratiques démocratiques déploient une dynamique politique qui leur est propre. »216 Habermas va jusqu’à retourner l’argument de l’identité

nationale comme substrat de la citoyenneté et de la démocratie contre ses instigateurs. Car, selon lui, prétendre que, en dehors du lien culturel, il n’y aurait pas de lien qui rassemble les citoyens autour de la même appartenance, c’est dire qu’il s’agit d’un « État de droit sans démocratie ». Habermas évoque la « politique mémorielle » autocritique relativement à la Shoah et la « criminalité de masse » et leur rôle à ancrer un attachement particulier à la Constitution de la République fédérale allemande. Et ce sans avoir à interpeller la culture allemande, mais uniquement par l’entremise du « médium même de la

culture publique commune, qu’il rejette, et une version ténue qu’il défend à l’aune du concept de raison publique de Rawls. Cela dit, la culture publique commune telle qu’articulée par Maclure n’a rien à voir avec celle que défend Miller.

214 Habermas, Entre religion et naturalisme, 2008, Op. Cit., p. 157. 215 Ibid.

politique » [l’italique est dans l’origine].217 Dans un même contexte argumentatif, sans aller jusqu’à

accorder le même poids que celui accordé par Habermas à la Constitution et aux lois, Taylor évoque le rôle positif de la législation dans l’instauration de l’égalité civique entre Noirs et Blancs aux États- Unis.218

Selon Habermas, la menace de désintérêt ne vient pas du patriotisme constitutionnel, mais de facteurs externes à la culture politique tout aussi bien qu’à l’identité nationale, telle la mondialisation économique « non maîtrisée politiquement ». Là, les décisions prises au niveau supranational demeurent libres de tout contrôle par les instances de décisions propres aux arènes nationales. L’inefficacité des instances nationales entraînerait le désintérêt et la dépolitisation des citoyens favorisant ainsi leur absorption dans leurs activités privées et de plus en plus égoïstes. Ainsi recommence le cycle des libertés négatives, qui ne suppose pas de lien solidaire en dehors du modus

vivendi entre agents égoïstes.

2. La viabilité selon Taylor