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Identité nationale et appartenance antinationale

4 2 La distinction sphère publique/sphère privée 4 2 1 Version théorique

2. Identité nationale et appartenance antinationale

est synonyme de délégitimation de leur existence publique. Si l’expression de leurs religions est rétrécie et si celles-ci sont construites comme une menace de la religion privilégiée par l’État, ils ne peuvent échapper à la suspicion publique. Dès lors, la honte accompagne chacune de leur apparition publique.

Société segmentée

Dans cet état de choses, dans quelle mesure la privation des religions minoritaires de l’expression publique encourage ou décourage-t-elle les disciples de ces dernières à avoir une affection pour cet espace public, lieu commun des institutions, et renforce ainsi l’amitié civique comme source de confiance et de compréhension mutuelle dont ne cesse de nous rappeler David Miller. La question est empirique, mais la réponse n’en comporte pas moins une quelconque ressemblance avec la quête d’amour dans un mariage forcé. Toutes les politiques de reconnaissance semblent avoir lieu et raison d’être en vue de reformuler et renforcer ce lien civique qui va au-delà de l’appartenance à la simple religion prioritaire soit-elle ou non. Mais dans cette option il faut considérer que la nation est le fruit des interactions des citoyens et non quelque chose de donné de façon prépolitique. Et ainsi la réponse y semble implicite : si l’amitié civique et la solidarité nationale ne requièrent pas le respect égal et l’égal traitement, il faut alors croire que le féminisme, la lutte contre la discrimination raciale et la tolérance envers les religions minoritaires n’ont pas de raison d’être si ce n’est, entre autres, pour reformuler les liens d’appartenance ou préparer le terrain à la « complète inclusion » [Habermas]. D’autant plus qu’aucun de ces mouvements ne cherche à se séparer de la société globale. Nous rencontrons ici l’une des idées les plus antithétiques de Miller, selon laquelle la non-reconnaissance publique des minorités consoliderait l’identité nationale. La nationalité ainsi comprise n’est donc pas inclusive. Elle se résume à une vision d’autochtonie (Habermas), de primordialisme qui guette toutes les démocraties libérales selon Charles Taylor, ou une sorte de nativisme (Nussbaum)299 où le « non-

homogène » est perçu constamment comme étranger et menaçant300. Comme l’indiquent les termes

utilisés par ces trois philosophes, la différence est incommensurable entre la « nation » ou l’identité nationale comprise comme une appartenance organique et les citoyens issus de l’immigration.

2. Identité nationale et appartenance antinationale

299 M. Nussbaum, Les religions face à l’intolérance, Op. Cit., p. 39 ; C. Taylor, dans Michel Venne (sous dir.), Op. Cit., p. 44- 45 ; Habermas,

Le lecteur de Miller serait frappé par le nombre de fois où les minorités nationales, religieuses, etc., semblent représentées comme menaçantes. On a vu, au début de cet exposé, comment les revendications des mouvements nationaux sont présentées comme une menace de la continuité physique de l’État, comment le « multiculturalisme radical » « détruirait la communauté nationale »301,

et maintenant comment il laisse entendre que les musulmans construisent des minarets vraisemblablement en vue de dominer le « christianisme »302. En plus du caractère menaçant, dans

l’affaire des minarets, le problème millérien a également un aspect qui s’exprime en termes de conflit latent ou réel entre « christianisme » et « islam » ou plutôt entre « Occident » et « islam ». Il ne s’agit pas des musulmans ici et maintenant, mais de l’ « islam », un mot aussi abstrait, digne d’un mouvement politique messianique, mais qui ne désigne rien de concret. À cet égard, le philosophe invoque la culture à prédominance chrétienne/de caractère occidental (predominantly Christian/ Western character.) Il semble reprendre cette expression mise en avant par les défenseurs de l’interdiction des minarets sans soumettre à aucun examen ses dimensions antinationales et ses connotations strictement culturelles, polémiques et passionnelles. On assiste ici à un passage de l’identité nationale, de la nation bien spécifique et, en théorie, « intrinsèquement limitée » (Anderson)303 [nous soulignons], cernée

dans le temps et l’espace, à une appartenance au « caractère occidental » de l’espace public, lequel caractère n’a rien à voir avec la nationalité ou la citoyenneté nationale. Il est important de noter qu’une fois la discussion passe au jargon non national, qui est loin d’être synonyme de la citoyenneté postnationale également territoriale, la citoyenneté devient un concept problématique. Car celle-ci est généralement nationale. Or, des expressions comme le « christianisme », le « caractère occidental », « l’islam » ou la « oumma islamique » appartiennent à une rhétorique qui n’a rien de national, et sans lien avec l’identité politique, laquelle est définie avant tout par les frontières de l’État territorial304,

301 Miller, On Nationality, Op. Cit., p. 183 ; aussi p. 185, n 2.

302 Nous mettons entre parenthèses les mots « christianisme », « islam » ou « Occident » non seulement pour afficher l’impertinence de leur usage dans mon argument, mais aussi pour indiquer leur usage par David Miller, lequel les accepte tels qu’ils sont émis dans l’arène des polémiques politiques. La raison de cette impertinence tient au fait que la religion, les « valeurs occidentales » ou le « caractère occidental » de l’espace public sont des concepts trop simplistes, généralement trop passionnels et orientés vers l’action politique ou la propagande médiatique, pour décrire des choses aussi complexes que les relations interethniques, nationales, les problèmes de la politique de reconnaissance, de l’identité, de l’inclusion, etc.

303 B. Anderson dit : la nation est « une communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine », L’imaginaire national, Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La découverte, 2002, p. 19.

304 Hagen Schulze, État et nation dans l’histoire de l’Europe, Seuil, Paris, 1996, p. 22. Aussi Mogens Hansen dit ceci : « L’un des corollaires de cette différence entre État et polis, c’est qu’une proportion importante de la population vivant dans une

polis pouvait ne pas être des citoyens, mais avait le statut d’étrangers libres (souvent appelés métèques) ou bien d’esclaves.

Dans un État européen, et ce depuis la fin du moyen Âge, tous les habitants ou peu s’en faut ont aussi été citoyens, de sorte que l’on a pu l’identifier à ceux qui peuplaient son territoire, et par voie de conséquence à son territoire même. » La

c'est-à-dire l’État défini dans les limites d’un territoire et non pas par une culture, une idéologie, une ethnie, une religion, une majorité ou une minorité, comme le furent les religions, les idéologies politiques ou l’État non-territorial. Ceux-ci étaient toujours définis par une classe, un clan, une religion, une secte et en particulier par la dynastie royale, laquelle peut « déménager » avec son « état » pour l’installer où bon lui semble. Si l’on accepte que l’espace public d’une nation territorialement délimitée est un espace à prédominance occidental (le contraire de la territorialité), on ne peut échapper à voir dans les mosquées des percées de domination de la « oumma islamique » et non des mosquées de nos concitoyens qui habitent avec nous la même ville et nous partagent la même patrie. C'est-à-dire que si l’on accepte de déterritorialiser l’espace public national, on se trouve induit à accepter également de déterritorialiser les minorités qui cessent d’être des minorités à l’intérieur de la nation pour devenir des « minorités » perçues comme simplement étrangères et constamment menaçantes, un ennemi de l’intérieur. Parce que, dans ce cas, les minorités ne sont pas des minorités, mais des représentants d’une puissance invisible. Dès lors, les individus sont invisibles tout autant qu’ils sont remplacés par des mots : « islam », « Occident », etc. Martha Nussbaum décrit minutieusement cette importante source de préjugés dans le chapitre 2 de son livre : Les religions face à

l’intolérance. Il s’agit tout simplement de la théorie du complot incessamment mobilisée aux États-

Unis, à la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècles, contre les juifs et les Catholiques

provenant de l’Irlande et du de l’Europe du Sud.

En conséquence, les mots « chrétien » ou « islam » ainsi mobilisés ne veulent rien dire lorsqu’ils sont détachés de leur cadre de référence national. Des chrétiens suisses et des chrétiens allemands n’ont évidemment pas la même identité politique. L’usage imprudent de ces termes risque de laisser néanmoins entendre que des « chrétiens » allemands, qui n’ont jamais mis les pieds en Suisse, sont plus suisses que ces musulmans qui y sont nés et qui lui accordent leur affection, et ce exclusivement en raison de la religion chrétienne partagée avec les uns et non avec les autres. Bref, ces expressions désignent des catégories ou des religions universelles et ne peuvent en aucune façon définir une identité nationale, ni une identité politique, si par ces dernières expressions on s’en tient à la définition millérienne liant l’identité nationale au territoire national quand bien même il n’en précise pas certains aspects, comme la question de savoir s’il y a ou non une coextension entre État et nation.

L’interprétation selon laquelle des Allemands, des Français ou des Néerlandais, du point de vue de l’expression de leur religion dans l’espace public, sont plus suisses que les musulmans suisses de naissance est une conséquence inéluctable de la façon dont on conçoit les distributions des sphères

publique et privée. Car si l’on s’en tient aux catégories mobilisées par Miller (le « caractère occidental » et à « prédominance chrétienne » de l’espace public suisse), on serait tout simplement en droit de comprendre que l’espace public ainsi compris est réservé aux « Occidentaux » pour y exprimer leurs religions, leurs langues, etc. alors que ces derniers ne sont pas une nationalité et donc ne sont pas citoyens. De l’autre côté, les minorités musulmanes semblent demeurées étrangères à cet espace bien que leurs membres sont citoyens suisses, et il faut en conclure qu’ils demeurent eux- mêmes étrangers. L’idée de Miller est « vraie » dans la mesure où elle reflète un préjugé dominant. À en croire Bhikho Parekh, les immigrants « enfermés » ou leurs enfants comprennent également, et ce dès leur petite enfance, ce qui n’est qu’implicite dans la notion dominante de la citoyenneté flottant sur un arrière-plan culturellement homogène. Ils comprennent que cet espace public « national » n’est pas national, mais occidental. Tout comme les jeunes juifs aux États-Unis jusqu’aux années 1970, une jeune fille britannique d’origine pakistanaise doit donc avoir honte de voir ses parents parler l’Urdu (la langue pakistanaise) entre membres de la famille dans les rues de Londres. Par contre un Français qui parle le français dans la même ville n’en aurait pas honte, et ce sans jamais susciter la moindre protestation de la jeune fille intériorisant la séparation implicite entre sphères publique et privée. La raison en est simple dans son esprit : l’espace public appartient aux Occidentaux et non seulement aux Britanniques « de souche »; elle et ses parents doivent tenir comte de cette réalité qui les aliène.305