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CITOYENNETÉ ET IDENTITÉ NATIONALE

I. L’APPROCHE SUBSTANTIALISTE

3. David Miller

Si l’on veut mettre un lien quelconque entre Mill et Miller, il semble acceptable de dire que Mill représente l’idée de citoyenneté avant l’émergence de la politique de reconnaissance, comme reformulation radicale de cette dernière en lui intégrant un nouvel élément : la différence. Une telle reformulation concerne la dimension d’appartenance ou des frontières alors que la conception de Mill ne se concentre que sur l’exercice de la liberté, sur le gouvernement représentatif qui, lui, incarne cette liberté. En négligeant la pensée sur la dimension de l’appartenance, l’assimilation forcée pour lui serait naturellement dans l’ordre des choses et sert à obtenir une allégeance forte au bien public. Quant à Miller, il est un défenseur farouche de la « citoyenneté commune », reposant historiquement sur un arrière-plan culturel homogène, au nom de laquelle il mène de virulentes critiques contre la politique de reconnaissance et le multiculturalisme « radical ». Il ne serait pas étonnant que la question essentielle qui préoccupe Miller consiste à repousser l’« attaque » contre l’idée de nationalité, comme identité politique, et l’idée de citoyenneté commune dans sa forme républicaine, c'est-à-dire celle défendue par Mill.

3. 1. L’argument instrumental125

Comme l’indique son nom, l’argument instrumental veut dire tout simplement que la nationalité est considérée en raison de son rôle dans la réalisation de quelque chose d’autre, qui lui est externe. Selon Miller, la nationalité est le fondement éthique de la citoyenneté et la « précondition de la justice

125 Je me permets de suivre le classement de ces arguments par Margaret Moore, qui divise les arguments du nationalisme libéral en deux types d’arguments : un argument qui insiste sur la valeur intrinsèque de la nationalité et attribue à la nation d’être une communauté éthique, et un second qui entend défendre la nationalité comme facteur qui contribue à quelque chose d’autre : justice sociale, démocratie, etc. Nationalisme libéral, nation-building et autodétermination nationale, in M. Seymour (sous dir.), 1999, p. 42.

sociale et de la démocratie délibérative. »126 Poursuivie habituellement à l’intérieur des frontières

nationales, la justice sociale doit faire face à trois défis.127 En premier lieu, la globalisation et les défis

qu’elle pose à l’État national sur trois points : le contrôle interne des activités économiques, les difficultés devant l’idéal de la justice sociale et l’érosion de la citoyenneté nationale. Une étroite intégration de la société (et donc de la culture) dans l’économie mondiale finirait par privilégier une élite hautement qualifiée contre l’exclusion d’une majorité de non-qualifiés et de chômeurs vivant à sa périphérie128. Vient, en second lieu, l’émergence des revendications des nationalismes non

étatiques, qui remettent en cause la légitimité des États existants. Enfin, les revendications des groupes historiquement malmenés, tels les femmes, les homosexuels, les religions et les ethnies minoritaires exigeant la reconnaissance publique de leurs identités respectives. Mais toutes ces difficultés semblent relativement moins dangereuses. À la conclusion de On Nationality, Miller semble se concentrer sur le multiculturalisme dont la version « radicale », dit-il, « détruirait la communauté nationale. »129 Pour relever ces défis, Miller s’en remet à la force de la nationalité, qui, elle, fournirait

une forte allégeance, la confiance et les motivations aux citoyens pour partager et défendre le bien public.

Positivement, Miller présente la nationalité comme un facteur d’une importance capitale pour la réalisation de trois objectifs définis en termes libéraux. Elle ressource la culture commune servant comme toile de fond aux plans de vie individuels (how to lead their lives); l’autonomie des individus étant fonction de l’éventail de possibilités qu’offrirait leur culture. Elle sert aussi de cadre dans lequel on poursuivrait l’idéal de la justice sociale; et enfin elle renforce la compréhension et la confiance mutuelles, qui, à leur tour, sont indispensables à la délibération démocratique.130

Les points soulevés par David Miller relativement à la globalisation, laquelle serait susceptible de polariser la société socialement et culturellement en fonction des besoins et des tensions globalisants; l’importance de la culture dans la qualité de vie et dans l’autonomie des citoyens, la poursuite de la justice sociale dans le cadre national, laquelle ne s’oppose pas à la quête de la justice dans un autre cadre; le contrôle politique des activités économiques nationales, lequel contrôle opère de l’intérieur de la structure nationale; tous ces points sont d’une grande pertinence et ne font en aucun cas objet de contestation ici. Ce qui soulève de légitimes questions relève des paramètres qui influencent

126 Miller, On Nationality, Oxford, Oxford University Ptess, 1995, p. 162. 127 David Miller, Citizenship and National identity, 2000, Op. Cit., p. 1-2. 128 Miller, On Nationality, Op. Cit., p. 187.

129 Ibid., p. 183; p. 185, n 2. 130 Ibid., p. 184-185.

particulièrement le sens de l’appartenance. Ses concepts d’identité nationale, d’intégration culturelle, de reconnaissance et d’identité, etc., sont en lien directe avec l’une des dimensions les plus importantes de la citoyenneté : l’appartenance. Nous éclaircirons ce point chemin faisant.

3. 2. L’argument de la valeur intrinsèque de l’identité nationale.

L’identité nationale131, ou l’appartenance à une nation, chez Miller, est vue sous cinq aspects. Le

premier en est la croyance réciproque. Si une nation existe c’est que ses membres y croient comme telle en se reconnaissant comme appartenant à la même nation. Le second paramètre est la « continuité historique ». Cette continuité nous est obligeante envers nos ancêtres dans le sens de devoir « continuer leur travail ». Contrairement aux communautés religieuses passives eu égard à la Révélation divine, le troisième aspect de l’identité nationale consiste dans le caractère actif de la nationalité dans la mesure où les décisions, bonnes ou mauvaises, que prend la nation font ipso facto partie de ce qu’elle est, de son identité. Le quatrième aspect est le lien à la terre, chose qui sépare fondamentalement la nationalité d’avec la religion et l’ethnie. Enfin, le cinquième aspect est le partage par les membres de la nation d’une culture publique commune132 ou d’un « éventail de

caractéristiques »133, qui les différencient par rapport aux autres nations. Aux yeux de Miller, la raison

d’être de l’État-nation c’est particulièrement cet « éventail de caractéristiques », qu’il rend ailleurs par « la culture distincte du peuple ». À ceci s’ajoutent d’autres caractéristiques statutaires inhérentes à la nationalité, qui lui sont attribuées une fois assemblés ces cinq aspects. D’abord, l’appartenance nationale « peut proprement constituer une partie de l’identité de quelqu’un »; en second lieu, les communautés nationales sont des communautés éthiques, « des courbes de niveau dans le paysage éthique »; et enfin une communauté nationale est en droit de prétendre à l’autodétermination134.

3. 3. Toile de fond des deux arguments

Certaines des idées millériennes les plus fondamentales sont très soulignées par lui-même. Il serait utile d’en faire une synthèse. Contre les conceptions postnationales et particulièrement multiculturalistes de la citoyenneté, Miller tient à l’idée que la citoyenneté commune est nécessairement nationale. Ses racines s’étendent au-delà de la simple loyauté aux institutions et à

131 Nous puisons ces définitions du chapitre 2 de On Nationality, Oxford, Oxford University Ptess, 1995, et dans Une

défense de la nationalité, soit la contribution de Miller dans Bernard Baertschi et Kevin Mulligan (sous dir.), Les nationalismes,

PUF, Paris, 2002. La dernière contribution est plus récente et serait donc, selon le besoin, préférable à la première référence.

132 Miller, On Nationality, Op. Cit., p. 27.

133 Miller, Une défense de la nationalité, Op. Cit., p. 38. 134 Une défense de la nationalité, Op. Cit., p. 33-34.

l’identité publiques, exprimées en termes politiques et éthiques. L’identité politique des citoyens ne provient pas de leur attachement aux institutions publiques ou du consensus sur les procédures juridiques constitutionnalisées. Seule une identité nationale, qui est donc loin d’être simplement

politique, est à même de fournir à la citoyenneté son épaisseur historique et culturelle indispensable à

sa viabilité. Par identité nationale, il faut essentiellement comprendre une culture publique commune, une culture partagée par les nationaux dont la culture politique n’en fait qu’une partie135. Une culture

publique commune renferme la culture politique, un consensus éthique (payer ses impôts honnêtement, respecter un certain code de civilité citoyenne, comme la règle : « premier arrivé, premier servi », etc., mais également la défense de la « pureté » de la langue nationale, certaines croyances religieuses, etc.136 La dimension de la culture partagée recouvre naturellement les frontières

de la nation et celle-ci préexiste à l’État. Les frontières du gouvernement et de la nation doivent être congruentes autant que faire se peut, précise-t-il. Leur congruence ne relève pas d’un principe éthique ou politique, mais d’une chance qu’on peut capter ou non. État et nation sont deux objets politiques bien différents puisque le premier repose sur la contrainte et la violence tandis que la seconde sur l’amour, la camaraderie, la compréhension et la confiance. Une identité politique, définie en termes de culture politique, n’est pas suffisante pour fonder une citoyenneté solide, parce qu’elle n’est pas

viable. Il lui faut un substrat plus épais. Seule la culture au sens fort du terme assure une telle

épaisseur. Précisément, Miller invoque l’attachement des peuples à trois objets qui leur sont si chers : les « identités nationales héritées » (inherited national identities), l’héritage culturel (rich cultural inheritance) et la « continuité » généalogique (continuity between their own lives and the lives of their ancestors)137. L’identité

nationale n’est donc pas politique, mais culturelle, et son façonnement n’est pas vraiment quelque chose dont on dispose puisqu’elle est essentiellement héritée.