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La théorie « républicaine » du pluralisme 1 L’impartialité

II. LE PLURALISME SELON DAVID MILLER

4. La théorie « républicaine » du pluralisme 1 L’impartialité

Alors si la théorie libérale de la citoyenneté ne tient pas compte de toutes les dimensions de la vie des citoyens et échoue donc à répondre à certaines de leurs attentes, savoir ne pas être obligé à échanger leurs convictions de « pertinence existentielle » [Habermas] contre une « théorie de la justice», quelle est cet arrangement républicain qui respecterait ces dimensions et permettrait suffisamment d’espace à l’expression pleine de la diversité et du pluralisme des visions du monde? Dès le départ Miller ne se pose pas la question de cette façon. C'est-à-dire qu’il ne donne pas toute son ampleur à la discussion proprement normative du pluralisme des religions, des ethnies et, en général, des visions du monde et les défis qu’elles posent à la neutralité axiologique de l’État libéral. Comme on l’a remarqué au chapitre 2, Miller passe de façon illégitime255 et sans avertissement

préalable du registre de la discussion normative à celui de la discussion des perceptions que l’on peut se forger des demandes des minorités et des exigences des majorités. L’important pour lui ne réside pas dans la légitimité des revendications, mais leur réception par les autres acteurs, les autres visions du monde concurrentes.

Selon le philosophe britannique, tous les citoyens sont invités sans conditions préalables quant à la teneur et l’étendue de leurs requêtes et leurs demandes pour les proposer à leurs concitoyens dans les forums de discussion publique. Mais étant donné que la discussion impose la limitation spontanée de nos propositions si l’on souhaite continuer l’échange, tous les partenaires dans une délibération démocratique se doivent de faire preuve de modération et viser l’entente.

Contrairement à la citoyenneté libérale, les républicains selon Miller ne demandent pas aux citoyens de se départir de leurs convictions ultimes pour les remplacer par une théorie ou quelques principes abstraits. Miller exclue également la forme ancienne du républicanisme de la cité-État en Grèce ou dans les villes italiennes. L’homogénéité de ces villes et leurs étendues strictement limitées sont quelque chose du passé. Mais une chose demeure intacte : le républicanisme et, à sa suite, l’identité nationale présupposent un « consensus substantiel » sur les questions d’ordre public, c'est-à-

255 Par « illégitime », nous aimerions indiquer le mélange que fait Miller entre ces deux ordres de choses : l’ordre des perceptions et l’ordre des normes morales.

dire celles qui ne concernent pas un groupe en particulier, mais tous les citoyens. Un tel consensus présuppose un degré d’impartialité256 dont les termes doivent aussi être consensuels. Une réplique

possible à ce propos pourrait être de répondre que ces termes peuvent être définis par le groupe puissant ou majoritaire que favoriserait l’identité nationale figée sous forme des représentations que s’attribuent un quelconque groupe. Ainsi, les règles internes d’un seul groupe se transforment en règles à validité universelle tandis que les groupes différents se trouvent perçus comme déviants et contraires aux règles prétendument universelles et neutres. Irish Young (l’adversaire de prédilection de Miller), mais aussi d’autres auteurs, comme Habermas, avancent que les apparences de neutralité et d’impartialité de ce consensus reflèteraient généralement les rapports de force ou les normes dominants d’un groupe en position de pouvoir. Young dit :

[(…) that the ideal of the civic public] ‘excludes women and other groups defined as different, because its rational and universal status derives only from its opposition to affectivity, particularity and the body. Republican theorists insisted on the unity of the civic public: insofar as he is a citizen every man leaves behind his particularity and difference, to adopt a universal standpoint identical for all citizens, the standpoint of the common good or general will. In practice republican politicians enforced homogeneity by excluding from citizenship all those defined as different and associated with the body, desire or need influences that might veer citizens away from the standpoint of pure reason.”257

Et à ce titre, la neutralité et l’impartialité sont des moyens efficaces d’exclusion des groupes qui ne répondent pas à leurs exigences implicites ou explicites. Dès lors la neutralité n’est pas une exigence neutre et les termes d’impartialité sont toujours à refaire et à remodeler pour les accommoder aux besoins des groupes qu’ils défavorisent. En réplique à ces critiques de Young, Miller s’emploie à montrer que les exigences d’impartialité sont assez faibles et ne demandent pas aux citoyens des prérequis forts préalables à leur participation au débat public. Il suffit de satisfaire à cette exigence : les délibérants (les femmes par exemple) qui entendent changer certaines règles courantes, doivent expliquer pourquoi celles-ci portent préjudice à leur endroit et pourquoi les nouvelles règles le seraient moins.258 Toutes les revendications présentées par les citoyennes et les citoyens seront

reçus publiquement sans discrimination aucune. Cependant, la différence persiste entre recevoir les demandes et les accepter.

C’est là où Miller passe de la discussion des normes et des problèmes réels que se pose une société pluraliste aux perceptions psychosociales des uns à l’égard des revendications des autres. A

256 Ibid., p. 54-55.

257 I. M. Young, Justice and the Politics of difference (Princeton, Princeton University Press, 1990), p. 117. Cité dans Miller,

Citizenship and National Identity, Op. Cit. 54.

cet égard, la démarche de Miller ressemble à la description d’un processus de négociation dans lequel chaque partie voit dans les revendications de l’autre un empiètement sur les siennes. L’acceptation dépend donc de la formulation de ces demandes, laquelle formulation doit s’accommoder de « l’éthos politique général de la communauté » (general political ethos of community)259, précédemment critiqué par

Young.

Le relativisme de Miller

Avant de continuer l’exposition de la conception républicaine de la citoyenneté, selon sa version millérienne, il serait plus utile de considérer comment les demandes minoritaires se transforment sous la plume de Miller en problèmes de circonstance ou à des problèmes de négociation. Le cheval de bataille de Miller dans sa conception républicaine du pluralisme est la participation de tous les citoyens au débat public sans condition préalable et sans leur demander de se « départir » de leurs engagements les plus profonds, mais non plus sans garanties que leurs requêtes d’accommodement soient satisfaites. Il est donc clair que la participation au débat public n’est porteuse d’aucune garantie du changement des règles en cours ; et ces règles peuvent être injustes quand bien même elles sont soutenues démocratiquement par la majorité.

Le lecteur de Miller ne peinera pas à remarquer que toutes les solutions qu’il propose aux questions litigieuses (genre, armes de destruction massive, etc.) les plus débattues publiquement sont amenées aux simples arrangements de circonstance. Aucun groupe, allègue Miller, n’espère être convaincant au débat, s’il n’a pas la volonté de modérer ses revendications en vue d’un accord, et s’il ne fait pas appel aux arguments qui sont généralement acceptés dans la communauté politique, sans lesquels il ne peut, en conséquence, s’attendre à la réciproque de la part de ses adversaires.260 Si une

demande d’une partie a une mauvaise réception parmi le public en débat, il lui faut faire preuve de « modération » pour gagner ce public à sa cause. La position initiale qui semble à première vue « maximaliste » doit être infléchie vers des positions plus susceptibles de rallier plus de supporters et ainsi de suite.

L’excès de cette méthode revient à l’absence de termes de la discussion respectant la réciprocité entre les citoyens, de sorte que la seule solution possible pour la partie faible ou minoritaire est de

259 Ibid., p. 57. 260 Ibid., p. 55-56.

« modérer » sa position.261 Or, cette dernière serait déjà modérée puisque la modération n’aura pas de

critères différents de ceux exigés par le public et son éthos, c'est-à-dire le public et les règles qui sont à l’origine de la contestation. En faisant abstraction des balises normatives de la discussion publique, Miller laisse le champ libre à l’usage du pouvoir de la majorité et au libre court des rapports de force, et en particulier à la discrimination structurelle invisible ou « insaisissable », reculée « dans les zones peu voyantes des relations informelles, par exemple dans le langage corporel (…), [Or] ces formes plus subtiles de discrimination sont encore suffisamment douloureuses. »262 Dans une telle situation, la

discussion elle-même est sans valeur puisqu’elle ne fait que sanctionner ce qui est déjà en place. La modération veut donc dire en fin de compte la satisfaction des critères que l’on a entrepris de changer au départ. Certes, Miller mentionne l’appel aux normes, comme « l’égal traitement », qu’un groupe particulier doit faire prévaloir en vue de légitimer ses revendications.263 Mais, ce faisant, Miller

retourne sur la revendication mise en avant pour la présenter comme une position de groupe qui peut être extrême ou modérée. La revendication en tant que telle n’est pas vue comme intrinsèquement légitime et concerne potentiellement une injustice qu’il faut réparer ou lever, mais simplement comme notre perception subjective qu’il faut chaque fois rectifier et « modérer » non pas à la lumière de ces normes, mais à la lumière de la perception contraire qu’en ont nos partenaires au débat. Bien évidemment les choses peuvent entretemps se présenter sur ce mode, mais Miller les présente sous cette forme de façon systématique, ce qui le conduit à un relativisme parfait. Le consensus, ou l’entente supposée entre les débattants, se trouvent réduits au consensus du groupe majoritaire, comme on va le voir avec l’exposition de la relation de l’identité nationale avec ce consensus.

4. 2. La distinction sphère publique/sphère privée