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Une brève comparaison entre Miller, Habermas et Taylor

II. L’APPROCHE DE LA CULTURE POLITIQUE

3. Une brève comparaison entre Miller, Habermas et Taylor

La présence des éléments comme l’histoire commune, la langue, etc., particulièrement chez David Miller, dans la définition de l’identité politique, est exactement ce qui faisait objet de critique et d’examen dans la première section de ce chapitre. Or, avec Taylor on assiste à la même présence sans lui adresser la même critique. Tout d’abord, soulignons que la différence entre l’approche de Taylor et celle de Miller est loin d’être réduite au nombre des ingrédients que chacun des deux enchâsse dans la définition de l’identité politique. Que ces deux philosophes partagent également l’idée « communautarienne » de l’attachement des individus à une forme de vie particulière, il semble que cela ne change rien dans la divergence frontale de leurs propos respectifs, qui semble loin d’être ponctuelle.

Taylor ne laisse aucun amalgame sur la définition éthique de l’identité politique, à laquelle il ajoute d’autres éléments de nature ethnique, mais qui n’ont en aucun cas une quelconque préséance.

179 La nation et l’identité publique commune, dans Du tricoté serré, Op. Cit., p. 61. 180 C. Taylor, dans Michel Venne (sous dir.), Op. Cit., p. 44-45.

L’égalité, les droits humains et la démocratie ne sont pas conditionnés par l’identité nationale, laquelle reflète, au moins telle que définie par Miller (ou Mill), la dimension ethnique de la nation. L’identité nationale et la dimension civique de la constitution politique sont deux choses qui peuvent «fusionner» ou se dissocier. Elles sont associées dans certains pays comme les États-Unis et la fédération helvétique, mais elles sont dissociées dans d’autres pays, voire en conflit, jusqu’à très récemment, dans d’autres pays comme la France, l’Espagne, et l’Allemagne182, et le sont encore pour

des dizaines de pays. Cela semble d’une grande limpidité dans la distinction fondamentale établie par Taylor entre nation culturelle et nation politique. L’identité nationale peut intégrer la dimension civique, mais ces deux dimensions ne sont pas liées intrinsèquement sinon toutes les nationalités seraient des démocraties, et ce depuis des siècles. Cela veut dire, entre autres, que le soutien d’un régime libre par l’identité nationale est une simple possibilité. Mais étant donné la propension au primordialisme que nourrirait la rigidité des institutions et/ou l’accentuation de l’identité nationale, celle-ci risque de produire le contraire de sa valeur escomptée183. Une forte accentuation des traits

présentés comme hérités et difficilement partagés revient à tracer les lignes d’une fissure dans l’identité politique, laquelle ne supporte pas des la mise en avant de traits qui divisent parce que contre-politiques.

La distinction nette qu’opère Taylor entre nation politique et nation culturelle et la préséance qu’il accorde à la substance éthico-politique de l’identité politique sont fondées dans le principe républicain qui régit tout le reste. Ce principe est l’autogouvernement. Même si la tendance communautarienne de Taylor met les racines du républicanisme dans l’identification des citoyens à « cette forme de vie », avec une histoire commune ou un passé, il s’agit moins d’une norme éthique que d’un principe relatif à la viabilité, à l’ontologie sociale. Les normes se situent ailleurs dans les droits humains, l’égalité et la démocratie. Lorsqu’il énumère les éléments de l’identité politique du Québec, Taylor met l’ensemble des principes éthiques à la tête des ingrédients de l’identité politique qu’il défend. Cela ne veut pas dire nécessairement que cet ensemble ait une quelconque préséance, mais une société libre, dit-il, incorporerait la liberté comme sa valeur centrale. La préséance de la liberté par rapport à « cette forme de vie » est donc claire. Cet ordre entre l’ensemble éthique et l’ensemble culturel revient dans son bref commentaire sur le rapport entre la dimension républicaine et la dimension de l’identité nationale dans l’identité politique d’une nation politique. Sur ce point,

182 C. Taylor, Quiproquos et malentendus, dans Libéraux et communautariens, Op. Cit., p. 102, n 1.

183 Si l’on considère que l’État-nation monochrome est la règle générale en Europe et que les États européens se comprennent comme des États homogènes,

Taylor soutient que l’identité nationale peut fusionner avec un « régime libéral », mais peut également le contrarier. Il est clair que si un pays choisit un régime libéral, il serait obligé d’accorder une sorte de préséance des valeurs centrales dans ce régime, dont la liberté. Car, si un régime prétendument libéral accorde le plus d’importance et la priorité à une religion, ou un trait lié strictement à un groupe majoritaire ou minoritaire, alors il ne serait libéral que dans les apparences, et le conflit entre la dimension républicaine soumise et la dimension doctrinale dominante ne tarderait pas à se déclencher. Taylor revient à la charge enfin lorsqu’il définit le patriotisme républicain. « Un patriotisme, dit-il, est une identification commune à une communauté historique fondée sur certaines valeurs. »184 Or, l’éventail de ces valeurs est probablement large. Un patriotisme autoritaire ou fasciste

est aussi possible qu’un patriotisme fondé sur la liberté. Dans cet état de choses il faut choisir. Si l’on veut un patriotisme républicain, la liberté doit prendre sa place au centre de ces valeurs. Sur ce point la préséance de l’ensemble éthico-politique par rapport à la dimension ethnique est requise et bien réclamée par lui.

Cette perspective concorde avec la façon dont Habermas interprète la définition de l’identité politique commune par Taylor. Selon le philosophe allemand, l’insistance de Taylor sur le lien entre républicanisme et attachement à une forme de vie particulière aurait contredit l’idée habermasienne sur l’autonomie conceptuelle de la citoyenneté par rapport à l’identité nationale. Or, ajoute-t-il, l’identification défendue par Taylor est une identification à une forme de « culture politique commune »185, de sorte que l’identité politique défendue par lui se réduit tout simplement à sa

substance éthique et politique. Habermas tire la conclusion que les propos de Taylor sur ce point ne « contredisent » pas la dissociation conceptuelle qu’il entretient entre républicanisme et nationalisme.186 De son côté, Taylor semble corroborer l’interprétation habermasienne de sa théorie

du patriotisme républicain lorsque lui-même définit le républicanisme, qu’il reprend à son propre compte, comme étant défini « dans les termes d’une culture politique ».187

Contrairement à tout cela, Miller part de l’appartenance identitaire pour ensuite conférer l’égalité des droits, l’égalité éthique et rendre possible la délibération démocratique et la justice sociale. Elle est nette ici la préséance de la dimension identitaire par rapport à l’égalité éthique, elle-même réinterprétée à la lumière de l’identité nationale, ramenée à son tour enfin à la mythologie

184 Ibid., p. 113.

185 Habermas, L’intégration républicaine, Op. Cit., p. 76-77. 186 Ibid.

nationaliste188. L’égalité éthique entre individus n’est pas autonome par rapport à l’identité nationale,

qui, elle, n’est pas politique, mais prépolitique. On voit ici particulièrement que Miller ne porte pas vraiment d’intérêt à la distinction entre prise de position et ontologie, distinction que Taylor estime être responsable de tant de « quiproquos et malentendus ».189 Que la nation soit le produit de l’imaginaire

national et que cet imaginaire incorpore des mythes, fonctionnant ultimement comme normes pour inclure des membres et en exclure d’autres, Miller semble spontanément s’engager sur cette voie analytique. Mais ce faisant, Miller se permet un passage, manifestement illégitime, d’un état de choses

empirique, en l’occurrence les connaissances psychosociales ou « la base motivationnelle », à une règle

qui tient lieu de norme morale.

Cette critique rejoint celle que lui adresse Weinstock lorsqu’il relève que l’approche millérienne implique que les droits d’une partie des populations, soumises au pouvoir politique de la même juridiction, se trouvent dépendants des sentiments de leurs concitoyens.190 Les droits ici ne sont pas

fondés dans l’autolégislation comme chez Habermas, la reconnaissance réciproque chez Tully, ou l’autogouvernement chez Taylor, mais sont fonction des sentiments qu’en ont nos concitoyens, qui peuvent tout simplement « croire »191 que l’on ne fait pas partie de leur « nation ». Ici, Miller semble

trivialiser le « problème des frontières » de la communauté politique, qui est des plus ardues et des plus problématiques192. La conséquence corrélative à cette trivialisation touche aussi au statut du

droit.

La préséance d’une identité nationale, elle-même réduite à une culture, exige tout naturellement la similarité comme fondement a priori de la citoyenneté. La similarité exige un plan d’assimilation forcée pour réduire les éléments de différence qui sont en porte à faux avec l’identité nationale. La nation ici est strictement séparée de l’État, qui, lui, renfermerait des minorités de toutes les sortes, sans pouvoir les inclure sans délégitimer leurs formes de vie, et par extension leur appartenance. L’extension de la nation, ainsi comprise, serait tout à fait en déphasage avec l’extension de la « nation de citoyens », qui engloberait tous les citoyens sur le même pied d’égalité. Si la première donne

188 Miller, Une défense de la nationalité, Op. Cit., p. 40.

189 C. Taylor, Quiproquos et malentendus, dans Libéraux et communautariens, Op. Cit., p. 87 et sq. 190 Weinstock, Op. Cit., p. 99 et sq.

191 L’usage du mot « croire » est choisi pour exprimer la « croyance » sur la base de laquelle est fondée la nation, tributaire de la croyance partagée par les compatriotes, et selon laquelle elle existe comme nation. Bien évidemment, ce choix de Miller rejoint l’analyse sociologique en général, et en particulier de Weber qui, lui aussi, définit la nation par la

« croyance ». Ce qui n’est pas faux. Le problème consiste, par contre, à ce que Miller confère à cet élément théorique un statut normatif et entérine ainsi le même amalgame entre le registre de la justification morale et celui de l’explication ontologique. L’idée que Weber définit la nation comme « communauté fondée sur la croyance » ou sur les

« représentations » de ses membres se trouve dans Habermas, L’intégration républicaine, 1998, Op. Cit., p. 123. 192 Arash Abizadeh, Op. Cit. (Il n’y a pas de pagination).

préséance au lien sociologique et aux sentiments de solidarité psychosociale, la seconde donne préséance à la norme de l’égal traitement et la reconnaissance réciproque par rapport aux liens de solidarité prépolitiques.

Si la nation prépolitique est, aux yeux de ses défenseurs, théoriquement source de légitimité pour la citoyenneté, la démocratie et la justice sociale. Du point de vue opposé, son rôle de substrat ne conditionne pas seulement ces trois dimensions de la vie publique, il dénaturerait le concept de droit. Tout comme ces trois dimensions, le droit en serait lui aussi dépendant. Il n’est pas étonnant que l’approche opposée, celle de Habermas par exemple, se concentre fondamentalement sur le droit et sur sa légitimité propre ou intrinsèque. Étant aux antipodes de l’approche millérienne, mais en accord avec Weinstock, Habermas se dirige spontanément vers ce qui y est occulté, le droit. Mais le droit pose le problème de son instauration ainsi que celui de la démocratie et de la participation des citoyens à tous ces processus.

La fondation autonome de la citoyenneté républicaine par Habermas est étroitement liée à la fondation du droit lui-même. Ceci étant dit, il y a une nette différence entre fonder le droit et la citoyenneté dans la culture et l’identité nationale, et défendre leur ancrage dans les « orientations axiologiques culturelles ». La fondation relève de la justification morale tandis que l’appréciation de ces « orientations axiologiques » relève simplement de l’ontologie politique, qui lui prépare le terrain. La citoyenneté nationale doit, selon Habermas, être ancrée dans ces orientations culturelles sans perdre pour autant son autonomie conceptuelle. En d’autres termes, la justification morale de la citoyenneté n’a pas besoin d’être fondée sur l’appartenance nationale telle que défendue par Miller. Cependant Habermas considère qu’un contexte culturel favorable serait toujours un vecteur de la citoyenneté. Le lien entre nationalisme et républicanisme étant de nature du catalyseur à une pratique de citoyens « habitués » à exercer leur liberté. L’identité nationale de citoyens qui n’exercent pas leur liberté ne leur serait pas d’un grand secours. Ainsi, le mot « nation » est équivoque ou homonyme et son interprétation millérienne n’est pas suffisante pour fonder l’appartenance ou les droits de citoyenneté. La raison en est que chaque régime de citoyenneté est situé dans un contexte qui lui est chaque fois particulier.