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L’argument de John Stuart Mill

CITOYENNETÉ ET IDENTITÉ NATIONALE

I. L’APPROCHE SUBSTANTIALISTE

1. L’argument de John Stuart Mill

1.1. La viabilité est condition première de tout gouvernement

Le souci premier de Mill est la viabilité du gouvernement représentatif. Ainsi il explore ses conditions de possibilité en vue de structurer l’éventail des choix possibles. Pour lui, la viabilité n’est pas quelque chose qui s’ajoute à de bons principes bien imaginés, mais c’est elle-même le point de départ. Un gouvernement ne peut être instauré à partir d’un vœu pieux, mais en mesurant les chances réelles de la réalisation des choix qui se présentent. Si le gouvernement résulte de notre propre action, il doit refléter notre caractère et tirer sa légitimité de nos attachements. Les gouvernements ne sont ni universels ni intemporels. Chaque gouvernement convient à une population en un épisode précis de son histoire. C’est la raison pour laquelle, pour une compréhension globale de la démarche de Mill, il nous semble plus éclairant de rappeler le problème qu’il annonce au premier chapitre des

Considérations : « Dans quelle mesure les formes de gouvernement sont-elles une question de choix? » Selon Mill, le

choix du bon gouvernement est fonction de contraintes avec lesquelles il nous faut composer. Ces contraintes permettent certains choix et en empêchent d’autres. C’est dire que notre choix de gouvernement ne tient pas qu’à notre conviction ni à notre volonté d’édifier des institutions, qui répondraient à nos meilleurs plans délibérés et à nos nobles finalités. Une sorte d’équilibre est à trouver entre la part du choix délibéré d’un gouvernement et la part des « très strictes limites » qui lui sont imposées par les deux types de contrainte, structurelle et motivationnelle. Se demander quel est le bon gouvernement revient à se demander quelles conditions rendraient son « usage avantageux », et

107 Le mot « enfermer » est utilisé par Habermas pour signifier l’intégration des immigrants opérée sur la base de « l’uniformité d’une communauté homogène du peuple », Habermas, L’intégration républicaine, Essais de théorie politique, Fayard, 1998, p. 133. Nous le reprenons pour signifier comment attribuer à la culture comme « un ensemble de valeurs, de croyances et de tradition » [Seymour] une validité publique mène au façonnement de la vie publique en fonction des visions du monde tirée d’une époque de l’histoire de la société, d’une majorité culturelle ou politique, etc. La présence des minorités serait considérée constamment comme illégitime dans la mesure où leur visions du monde et leurs formes de vie sont étrangères à ces normes implicites ou explicites. À titre d’exemple, la séparation de la sphère privée et la sphère publique établie et entretenue suivant l’histoire catholique de la France et la forme de laïcité qui lui correspond délégitime des religions qui, comme l’islam, ne font pas partie de cette tradition.

quelles habiletés doivent posséder les hommes dont on exige non un « simple acquiescement », mais « une participation active ».108 Entrent en jeu deux facteurs : l’un est « moral », l’autre « mécanique ».

1. 1. 1. Les conditions morales

Les conditions morales renvoient « aux capacités et aux qualités des hommes tels qu’ils sont. »109

Sans s’accommoder de son peuple, le gouvernement n’aurait pas la chance de « s’inscrire dans la durée ». Cet accommodement est signifié par la satisfaction de trois exigences, qui, elles, sont en harmonie avec les « capacités morales et intellectuelles et d’action » relativement à un épisode de l’histoire d’une société. En premier lieu, le peuple auquel est destiné ce gouvernement doit « vouloir l’accepter »; car parmi les peuples et les nations il y a ceux qui acceptent la monarchie, d’autres la république, etc. Il doit ensuite « faire le nécessaire » — au sens de « tolérer » les autres à le faire — pour le préserver. Autrement dit, « se battre pour son gouvernement » au cas où « il peut être conduit à déposer ses libertés aux pieds d’un homme providentiel »110, ou si le maintien du gouvernement

libre est trop exigeant eu égard à ses dispositions morales et politiques actuelles, ou pour d’autres raisons. Enfin, ce peuple doit agir et se retenir selon certaines règles pour permettre à son organisation politique (polity) tant de perdurer que de réaliser ses fins.111 Il est donc clair que sans

s’adapter à certaines dispositions morales, le bon gouvernement n’aura pas de consistance. 1. 1. 2. Les conditions « mécaniques »

Selon l’auteur, les moyens de communication modernes, en particulier la presse et la presse écrite, permettent une formidable étendue géographique que ne peuvent recouvrir les anciens gouvernements. Si la communauté civique ancienne ne pouvait s’assembler que dans les strictes limites locales de l’agora, du Forum ou du Pnyx, l’étendue géographique du gouvernement moderne permet une vaste étendue de l’opinion, comme nouvelle « force sociale active ». Dans un espace aussi étendu que celui de la nation moderne, les échanges entre citoyens ne se font que par l’entremise des moyens de communication, substrat de l’opinion. Mill en tire deux conclusions. L’importance de l’unicité de la langue et, corrélativement, celle de la nationalité.112

1. 1. 3. Nationalité et gouvernement représentatif

Au chapitre XVIe des Considérations, le lien structurel entre nationalité et gouvernement

représentatif est explicite, et la question gagne en précision dès le titre du chapitre, « De la nationalité,

108 John S. Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif, traduction de Patrick Savidan, Gallimard, Paris, 2009, p. 15-16. 109 Ibid., p. 16.

110 Ibid. p. 17. 111 Ibid. p. 16. 112 Ibid. p. 19.

dans ses rapports avec le gouvernement représentatif ». « Les institutions libres, dit Mill, sont quasiment

impossibles dans un pays composé de différentes nationalités. »113 Plusieurs raisons d’ordre

empirique sont amenées pour justifier ce jugement. Les différentes frontières linguistiques au sein d’un même pays font que les influences et les facteurs qui façonnent les opinions sont si différents, et les sympathies asymétriquement distribuées. De sorte que l’usage de deux langues entraîne la formation de deux opinions différentes, avec des conséquences éventuellement conflictuelles. Ainsi, se pose le problème de la confiance mutuelle114. Les antipathies entre les nationalités ne permettraient

pas la formation d’une opinion qui leur serait commune, et qui serait seule garante d’une défense conséquente du bien public. Aussi, une armée composée de soldats originaires de différentes nationalités n’aura pas de sympathie pour le peuple, avec lequel elle ne partage pas la même affiliation nationale, et qu’elle considérerait naturellement comme un ennemi.

Selon ce philosophe, la solution aux conflits entre nationalités, à l’intérieur d’une seule et même juridiction, est bien sûr leur assimilation les unes aux autres.115

2. Objections contre l’argument de Mill