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Charles Taylor 1 La nation politique

II. L’APPROCHE DE LA CULTURE POLITIQUE

2. Charles Taylor 1 La nation politique

Le reproche essentiel qu’on peut adresser à l’approche substantialiste de Mill et de Miller est qu’elle ignore ce que Margaret Moore appelle « la question territoriale », savoir le déficit d’appartenance légitime des populations minoritaires à la « nationalité » en raison de la définition que

168 Ibid., p. 130-131. 169 Ibid., p. 71-72. 170 Ibid., p. 128.

171 Pour l’exposition de cette objection et de la réponse de Habermas, voir la section III, intitulée « querelle de la viabilité », dans ce même chapitre 2.

lui donnent ces deux philosophes. Mill se rabat sur l’assimilation forcée pure et simple tandis que Miller en présente une version un peu plus modérée, sans pour autant penser indépendamment de ses catégories les plus fondamentales. L’approche intersubjectiviste de Habermas va à l’encontre de la leur, et au lieu de l’appartenance à la nation, culturellement interprétée, elle avance la reconnaissance réciproque, fondement de l’autolégislation et l’autogouvernement, comme critère primordial de l’appartenance et de la citoyenneté. Son idée est que la citoyenneté dans la nation de citoyens repose sur l’autogouvernement auquel participe activement tous les individus sans égard à leur communauté de provenance. De son côté, Charles Taylor apporte une réponse qui comble la lacune de l’approche substantialiste, savoir le problème des frontières, en proposant la séparation de la nation politique et la nation culturelle. La première serait formée du « Souverain », dont l’extension s’étend à tous les

individus soumis à l’autorité de leur gouvernement. La seconde ne se rapporte à tous les individus

d’une juridiction donnée, mais à des traits caractéristiques partagés. 2. 2. La nation politique et la nation culturelle

Selon Taylor, le mot nation possède deux sens, et ce depuis deux siècles. La « nation culturelle, linguistique ou historique », par exemple la « nation canadienne-française »; le lien qui tient en solidarité la nation culturelle semble relever de la culture, de la langue, des traditions, des origines et de l’histoire commune, mais ce lien est indifférent aux frontières politiques. La nation politique fait référence au « Souverain », c'est-à-dire « l’ensemble de ceux et celles qui décident collectivement de leur sort dans un régime démocratique. »172 La prise de décision collective par le « Souverain », ajoute

Taylor, prend une délibération collective, et celle-ci est impossible « sans un accord de fond, sur des principes, des buts, des valeurs clés. »173 Taylor entend parler avant tout de Québec, qu’il caractérise

comme une nation « hybride ». Selon lui, la dichotomie classique ethnique/civique n’est pas adéquate pour penser la situation de la plupart des sociétés démocratiques, y compris l’État québécois. Une nation hybride n’est ni purement ethnique ni purement civique, elle est un mélange entre une dimension « républicaine » (la composante civique) et une dimension « ethnique » définie « par un ou des groupes ethniques qui en forment le noyau. » L’identité politique commune d’une telle nation doit donc rassembler les trois éléments, l’un est « républicain », et se résume à une éthique politique dont les composantes clés sont l’égalité, la démocratie et les droits de l’homme, et les deux autres « ethniques », soit l’adoption du français comme langue publique et un « certain rapport à notre

172 C. Taylor, dans Michel Venne (sous dir.), Penser la nation québécoise, Québec en Amérique, 2000, p. 37. 173 Ibid.

histoire ».174 Nous voilà devant une définition qui n’est pas strictement éthique comme c’est le cas

avec Habermas ou Jocelyn Maclure175. En plus de l’élément éthico-politique (les droits humains,

l’égalité et la délibération démocratique), Taylor intègre d’autres éléments comme la langue et l’histoire commune.

Ceci dit, il n’y a pas de recette valable pour toutes les situations. Une prétention de ce genre serait une expression d’ethnocentrisme que dénonce Taylor explicitement. Car ce qui convient à la société québécoise ne l’est pas nécessairement pour d’autres sociétés. Il est, par exemple, possible de fusionner la Constitution avec l’identité nationale comme aux États-Unis et la Suisse, et du coup faire coïncider les deux pour faire de la constitution elle-même une identité nationale176. Mais il est

possible aussi d’intégrer la dimension libérale ou républicaine avec la dimension de l’identité nationale, qui n’est ni libérale ni républicaine, mais un mélange. Le but est que l’identité politique doit chaque fois trouver un équilibre qui « entretienne un rapport complexe, mais fondamentalement ouvert et accueillant, avec les multiples identités personnelles de ses membres. »177

Selon Taylor, chaque société politique connaît une certaine version de l’enchevêtrement entre, d’une part, la dimension éthique, par exemple la définition de la société en termes de démocratie et des droits humains et, de l’autre, la dimension historique, savoir la réalisation d’un projet historique particulier, la réalisation de « cette forme de vie. »178 [Je souligne.] Cette réalisation est inscrite dans le

passé, dans le sens où l’action actuelle n’est jamais une création ex nihilo. En tant que membre d’une société « on n’arrive jamais au début du film ». Avoir un lien avec cette histoire c’est la continuer sans égard à la divergence des interprétations qu’en fait chacun des protagonistes. En d’autres mots, sans ce passé, notre existence comme peuple perd sa raison d’être. Voilà une tâche que ne peuvent remplir les nouveaux arrivants dans la mesure où ils n’ont pas le même rapport avec l’histoire qu’ont les « Québécois de souche ». À cela Taylor répond que si les immigrants assument cette histoire, ce n’est pas dans le sens d’assumer « la signification qu’a cette histoire pour les Québécois de souche » [c’est l’auteur qui souligne en gras], histoire qui demeure en tout cas controversée à l’intérieur de chaque société politique. Cela peut rejoindre l’idée de Michel Seymour, selon laquelle il faut faire une distinction entre structure de culture et caractère de culture. Le caractère renvoie à la signification de

174 Ibid., p. 41.

175 Jocelyn Maclure, La culture publique commune dans les limites de la raison publique, dans Du tricoté serré au métissé serré, Op. Cit., pp. 87-108.

176 Ces deux modèles, la Suisse et les États-Unis, inspirent largement Habermas dans son « patriotisme constitutionnel ». 177 C. Taylor, dans Michel Venne (sous dir.), Op. Cit., p. 37-38.

cette culture pour une société donnée en un moment historique donné, c'est-à-dire un « ensemble de valeurs, de croyance et de traditions » alors que la structure de culture renvoie à un « ensemble d’institutions »179. Les nouveaux arrivants n’ont pas à assumer la dernière signification, mais

seulement l’intégration dans la structure (écoles, institutions, langue, etc.). Mais l’idée de Taylor ici semble dire que toute société est située quelque part dans le temps et dans l’espace et que les nouveaux arrivants en s’associant à leur nouvelle société ne mettent pas les pieds dans le vide, mais

déjà à l’intérieur d’une réalité quelconque, qui a sa propre histoire. Cependant, il ne semble pas

vouloir dire que les immigrants doivent s’assimiler à cette histoire. L’assumer « comme la leur », explique-t-il, c’est prendre place au sein du débat autour de cette histoire, comprise « en tant que matrice formatrice de la société qu’ils rejoignent », en vue de la « création de notre avenir »180.

Cela dit, Taylor souligne la tendance générale dans toutes les démocraties au primordialisme, c'est- à-dire le penchant à « se cramponner à certaines formes traditionnelles, prétendument ‘fondatrices’. »181 De ces « formes traditionnelles et quasi sanctifiées » figure la laïcité en France ou le

« Wall of Separation » aux États-Unis. Selon Taylor, en vue de contrecarrer cette propension primordialiste, toute société démocratique doit procéder à une reformulation constante de « l’essentiel » de sa vie publique, a fortiori quand il s’agit d’une société d’immigration.