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Le cinéma, disait André Bazin, substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs….

Jean-Luc Godard1

Comme mémoire issue de l’histoire illustrée des manuels de l’école pri- maire, la révolution de l’imprimerie et la figure bienveillante de Gütemberg portent leur marque indélébile et simple: devant sa presse, un vieillard barbu penché sur les épreuves invente le livre, le modèle même de celui qui, ici dans l’enfance, en reproduit l’image. La force de l’iconographie scolaire tient à sa capacité d’engendrer des souvenirs durables, mais mesurés à l’aune des mu- tations possibles ou déjà avérées du numérique, les efforts de spécialistes de l’histoire du livre visent à situer dans un plus long terme les évolutions de l’objet-livre. Dissocier les aspects techniques de duplication du texte des pra- tiques de la lecture, dépasser le stéréotype liant le livre et l’imprimé et en complexifier les enjeux pour tenter de saisir l’évolution des textualités électro- niques à travers les variations des modalités de lecture, tel est le sens des re- cherches récentes de Roger Chartier2.

Questionné par les nouvelles présences du texte à l’écran, ce champ de réflexion opère un retour depuis l’évolution, aux tous premiers siècles de notre ère, des formes antiques du rouleau de papyrus, le volumen, au profit du co-

dex, plus proche de la forme actuelle du livre avec ses feuillets reliés. Une ap-

proche historique similaire peut-elle aussi concerner plus largement les usages

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multimédias des supports numériques : disquettes, CDroms ou DVDroms ?

Même si les échelles de temps sont infiniment éloignées des rythmes actuels, les méthodes d’analyse insistant sur la distinction entre innovation technique et mutation culturelle qu’autorise le long terme peuvent guider notre réflexion. En dépit d’une vitesse rapide d’évolution, les techniques ne déterminent pas simplement les usages même si elles en fixent les limites pour les étendre ou les déplacer. Dans l’histoire du livre, l’enjeu porte sur les modes de lecture, dans l’édition numérique, il s’agit de scénariser les modalités de l’agir.

Ainsi la pratique progressive de la lecture silencieuse requiert toute la durée du moyen-âge pour s’imposer, elle anticipe l’apparition de l’imprimé, tout comme la diffusion de la pratique massive du lire sans précédent que con- nait le milieu du XVIIIe siècle précède l’industrialisation de son support d’édi- tion3. Que peuvent nous apprendre ces déliaisons, et peut-on les transposer dans le domaine du multimédia ? Particulièrement lisible et médiatisé, l’exem- ple du DVD, nouveau support technique de diffusion du cinéma est-il le résultat

de semblables évolutions d’usages, tout aussi décisives dans la brève histoire des images animées ?

Fort d’un succès économique particulièrement rapide depuis seulement 2001, le monde du cinéma considère l’arrivée du format DVD comme une nou-

velle donne déterminant la production des films par des contraintes d’écriture et de tournage qui intègrent, en plus de l’exploitation en salle, une dimension éditoriale. Les critiques, acteurs, témoins et observateurs de la profession sont partagés entre deux attitudes: penser les nouveaux usages de ce support comme une variante mineure de la première révolution que fut, à la fin des an- nées 70, la diffusion du cinéma en cassette vidéo ou bien y voir l’amorce de bouleversements plus profonds, modifiant le rapport du public à la consom- mation des films, celui des cinéastes à leurs exigences de création et des dis- tributeurs aux modes et aux lieux de diffusion.

Il est en effet relayé par un nouvel équipement domestique, le Home Ci-

néma qui exploite les améliorations techniques apportées par le DVD: options

des différentes bandes-son, et qualité de la restitution sonore (fréquences plus larges et sources plus nombreuses), choix de sous-titres, bande image parfois restaurée et ajouts d’éléments annexes plus ou moins dictés par des choix culturels ou des impératifs commerciaux, les bonus. En première analyse, le DVD semble bénéficier des performances techniques du disque numérique

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Du même auteur : « Du Codex à l’écran : les trajectoires de l’écrit », Solaris n°1, 1994, revue en ligne sur http://biblio-fr.info.unicaen.fr/bnum/jelec/solaris/d01/1chartier.html [01/2004] et « Passé et avenir du livre », Université de tous les savoirs, L’art et la cul-

grâce à l’encodage par compression qui offre un espace propice à des dévelop- pements didactiques d’accompagnement et surtout propose des possibilités d’action sur le film: l’accès par chapitrages. La consultation individuelle dans un cadre privé produirait les conditions d’une nouvelle cinéphilie, plus analyti- que et mieux informée…

Entièrement consacrée à ce nouveau support, une étude intitulée « Prati- ques et économie du DVD » figure en annexe de l’ouvrage Le Banquet imaginaire4

publié par L’Exception, groupe de travail interdisciplinaire associant profes- sionnels, cinéastes, enseignants et théoriciens sous la direction de Jean-Mi- chel Frodon, journaliste spécialisé au journal Le Monde. Reprenant certains propos d’un numéro spécial des Cahiers du Cinéma intitulé Nos DVD5, les points de vues exposés tentent de poser les bases d’une réflexion sur de nouveaux usages induits par le support. Sous le choc de la nouveauté, certaines formules projettent un peu hâtivement sur le thème de la libération des principes géné- raux extrapolés à partir de simples performances techniques du DVD: « D’archi-

tecture ouverte, il propose son contenu là ou la VHS l’imposait. Il affranchit spectateurs et réalisateurs de la tyrannie de la linéarité et leur permet d’enga- ger un dialogue plus approfondi, personnel, autour du film6. » Et un peu plus loin pour commenter les options des sous-titrage ou les choix de doublages: « Le DVD libère le spectateur de la tyrannie de la majorité 7… »

Dans ce dossier pourtant riche en informations, il serait facile de souli- gner d’évidentes contradictions. Dans la conclusion, le même bilan qui milite pour inscrire ce support au régime de l’exception culturelle remarque  : « Ainsi

le DVD a-t-il amplifié la prédominance de l’industrie cinématographique améri-

caine. » Même si les libertés précédentes accordées aux lecteurs ne sont pas immédiatement celles du marché, il serait naïf de croire qu’elles n’en sont pas dépendantes et, en la matière, on pourrait rêver meilleure libération que celle du modèle culturel dominant du cinéma américain ! Mais parce qu’ils savent ouvrir une réflexion encore neuve, et qu’ils mesurent l’absence de recul, les contributeurs assument aussi dans cette synthèse des tensions et savent inté- grer des données critiques. Les clichés platement laudatifs concernant les bo- nus et l’incontournable making-of n’y sont pas repris à bon compte, celui de la promotion. On apprend les strictes réserves de Woody Allen concernant sa par- ticipation à des éléments extérieurs au film et le refus de David Lynch d’auto-

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Paris, L’Exception & Gallimard, 2002. Le groupe dispose aussi d’un site web : www.lexception.org [01/04]

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riser l’accès séquentiel au DVD Mulholland Drive8. Le respect légitime des vœux

de ces auteurs incite à s’interroger sur le bien fondé des versions DVD de films

historiques actuellement séquencés en chapitres et même sur la pertinence de certains éléments d’accompagnement9.

Dans la première partie du même ouvrage, Marc Nicolas1 0 a pourtant rai- son de rappeler, que s’il transforme à son tour un service, la séance publique de cinéma, en un objet à vocation privée, le DVD n’a pas eu le privilège d’inau-

gurer ce repli vers le confort individuel et clos du domicile, déjà initié par la cassette VHS. Il est alors d’autant plus étonnant de relever que justement, tout au long de l’ouvrage, la fonction d’enregistrement offerte par le VHS soit à peine évoquée! Dissociant le moment de la télédiffusion de celui du visionne- ment, c’est pourtant un des usages essentiels du magnétoscope: différer le flux télévisuel, et éventuellement cinématographique. Implicitement, lors- qu’on ne mesure le DVD qu’à la cassette vidéo pré-enregistrée, on néglige cette

perte de liberté pourtant essentielle qui touche au temps télévisuel et on ré- duit implicitement son champ à celui du cinéma1 1. Mais peut-être ne s’agit-il plus du même objet, puisqu’il existe un DVD enregistrable plus coûteux qui

reste actuellement très minoritaire ? Quoi qu’il en soit des nuances critiques, tous les intervenants n’ont pas sacrifié aux premières tentations optimistes résumées plus haut. Le point de vue de Bernard Stiegler est même particulière- ment contrasté  :

Le DVD est en fait une instance critique nouvelle, extrêmement riche de potentialités, mais pas dans dans son état actuel, qui n’est que ce que le marché veut nous donner et qui est désastreux12.

Issu du monde du cinéma, le DVD questionné dans les revues et cet ou-

vrage concerne essentiellement des longs métrages de fictions plutôt récents, en particulier ceux qui peuvent intégrer la contrainte éditoriale dès le tournage. Laissant peu de place au genre documentaire, davantage à celle de l’histoire

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Idem., p. 294. Le film qui joue sur une construction paradoxale du récit y perdrait de son mystère et de son intérêt.

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La violente polémique soulevée par André S. Labarthe dans un article des Cahiers du ci-

néma concerne les conditions qu’il qualifie de “scandaleuses” dans lesquels un éditeur amé-

ricain jusqu’ici respecté, Criterion, utilise des éléments documentaires tronqués pour enri- chir les contenus de ses DVD, en dépit des règles et usages élémentaires du droit d’auteur avec, semble-t-il, la complicité de l’INA… Dossier Spécial DVD, Nouvelle économie, nou-

velle critique, « Criterion et le mépris », décembre 2003, n° 585, p. 118. Concernant Criterion, voir Peter Lunenfeld, « The Myths of Interactive Cinema », in Narrative Across Media, Lincoln & Londres, University of Nebraska Press, sous la direction de Marie-Laure

Ryan, 2004.

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Directeur de la Femis et membre de l’Exception, p. 106.

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patrimoniale du cinéma, mais presqu’aucune aux sujets produits par la télévi- sion: culturels ou didactiques par exemple. Le rôle du marché est déjà marqué dans ce privilège inavoué accordé aux films à gros budget. Lorsqu’il est recon- nu, cet état de fait tient en une phrase sans détour: « C’est un support neuf entièrement dédié au cinéma1 3.» Alors de quel

DVD parle-t-on ? Faudrait-il sup-

poser que DVD tout court signifie DVD de fiction, ou DVD-cinéma ? L’évolution

mouvementée à l’origine de son nom serait-elle déjà oubliée ? On espère que le lecteur nous pardonnera d’insister à nouveau sur les jeux de passe-passe per- mis par les nominations formées à partir d’acronymes, tant celui du DVD sem-

ble le produit d’un oubli plutôt significatif.

Pourtant rappelée en guise d’introduction, mais éludant la déclinaison des supports liée à cette histoire, l’information laconique fournie par L’Excep-

tion est à cet égard parfaitement incomplète: « Le DVD, acronyme à l’origine de

Digital Video Disc puis par la suite, de Digital Versatile Disc, est un nouveau support de stockage numérique1 4… » Pour compléter utilement ces informa- tions, on peut relire le cahier spécial du Monde Interactif daté du 31 janvier 2001, dans lequel Alain Le Diberder consacrait sa rubrique hebdomadaire Sabir

cyber au DVD1 5. Il y précisait comment l’industrie informatique avait proposé de

décliner le support vidéo, soumis alors à la concurrence des standards entre deux groupes industriels rivaux, à une alternative d’importance. L’opération demandait une manipulation subtile. En 1995, sous la gouverne d’IBM, le V pour Video de DVD devenait Versatile, non par humeur, mais par intérêt straté-

gique, car le nouveau DVD se déclinerait alors en DVDrom, DVD-RW, et bien sûr

aussi en… DVD-vidéo, offrant au monde de l’informatique de nombreux stan-

dards déclinables sur le modèle des variantes du premier compact disque au- dio.

On le voit, le point de vue développé par le monde du cinéma s’est foca- lisé sur une seule de ces déclinaisons, au point de créer une confusion qui semble regrettable. L’oubli du suffixe video est alors significatif d’une im- passe étrange qui revient à se couper de plus de quinze ans d’une culture complexe, certes peu rentable, mais riche d’enseignements, celle de l’édition de disque laser d’abord puis de CDroms. Dans l’ouvrage, les distances évasives

prises à cet égard frisent même la dénégation équivoque : « Certains ont pu concevoir le DVD un peu à l’image du CDrom qui implique une coopération active

de l’utilisateur… » Ces distances évasives prises avec la réalité éditoriale iso- lent le projet critique et analytique qu’évoque Sylvie Lindeperg, actuellement

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Idem., p. 267.

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empêché d’édition pour des raisons de droits d’auteur. En relation avec l’INA, ce projet semble pourtant ouvrir les perspectives qui répondraient aux criti- ques sévères formulées par B. Stiegler. Privilégiant justement le support

DVDrom, elle l’inscrit dans la logique d’une pratique de la citation documen-

taire1 6, à partir d’archives historiques, dans une autre direction que celle que le marché des blockbusters risque de nous imposer avec le seul DVD-cinéma. Sur

la foi de cette seule description et en attendant l’occasion de l’expérimenter directement, la filiation avec le CDrom semble incontournable.

En ajoutant un aspect important à celui de producteur, le métier d’édi- teur numérique s’affirme, mais il ne présente pas exactement des mêmes en- jeux que ceux du cinéma. On doit souhaiter que ces nouveaux venus fassent preuve d’une réelle exigence à l’égard des auteurs et assument la rigueur d’une ligne éditoriale cohérente autant que des qualités de gestion. Comme l’a bien compris le groupe MK2, qui affirme prolonger ses activités en ses termes: « …nous avons l’ambition d’aborder l’édition DVD en s’inspirant de La Pléiade

avec ses préfaces et ses notes1 7. »

Ainsi, retour au modèle du livre, et pas le moins prestigieux, qui en dé- pit de certaines évolutions liées au support numérique a ouvert la question des écarts entre les usages et les modifications techniques. Comme le livre, l’ac- tuel DVD-cinéma affiche souvent sa vocation d’objet précieux susceptible d’être

collectionné et réservé à l’usage privé. Mais la vision en salle par une première vision classique, conforme à l’objet temporel insécable,  (plutôt que linéaire ), le film qui se déroule du début à la fin, reste la règle. Les autres modes de consultation restent plutôt exceptionnels et secondaires. Puisque cette étude le rappelle, « En l’état actuel aucune enquête ne permet d’affirmer que l’inter- activité serait une exigence forte des acheteurs »1 8, il faut alors s’interroger sur les raisons du succès du DVD-cinéma, dont les qualités d’actions permises ne

seraient pas essentielles pour les spectateurs. Peut-être ces actions par leurs limites ou leur réductions mêmes à néant accomplissent-ils d’autant mieux le potentiel narratif du cinéma qui serait autrement menacé ? Les jeux intempes- tifs s’opposent-ils à l’évidence de la narration ?

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Chapitre 2