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Off-line, archétypes

2/ Flying Letters, John Maeda

Cet ensemble indissociable, cet hybride du livre et du support numéri- que imaginé pour MAUS est déjà présent dans les Reactive Books de John Maeda comme un tout cohérent. Les deux premiers volumes de la série de quatre titres édités par Digitalogue au Japon, The Reactive Square et Flying

Letters, ont pour support numérique une disquette physiquement incluse

dans une épaisse page cartonnée. Évoquant les premiers livres d’enfant, dans ce dernier titre, la page est protégée par un livret de petite dimension qui comprend un dépliant de huit volets articulés en huit doubles pages. Ce petit livre protège matériellement le programme informatique. En page de garde, une dédicace : « to Kris », puis à la première personne une série de textes courts se déroule par petits blocs au fil des doubles pages :

Ma mère m'a appris à écrire l'alphabet de A à Z…

Mon père m'a appris le pliage d'une grue en papier… Elle avait des ailes mais ne pouvait pas voler.

Puis, au verso du dépliant :

Mon grand frère m'a appris le pliage d'un avion en papier… Il volait très bien.…

Un jour j'ai écrit un grand A à l'arrière de mon avion.… C'était ma première lettre qui pouvait voler.3 4

Le ton du jeu est donné dans cette présentation enfantine qui précède la vision du programme. La disquette étant placée en fin de volume, le pliage des pages incite à parcourir dans un premier temps les phases du récit. La lecture intimiste induite par le Je est confirmée par la dédicace et place le propos sur un mode d'apprentissage rythmé par la séquence du feuilletage. L'articulation en est claire: transmission, appropriation, autonomie, et les ac-

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« My mother taught me how to write the letters of the alphabet, ‘A’ to ‘Z’. My father taught me how to fold a paper crane. It had wings but could not fly. My older brother taught me how to fold a paper airplane. It flew very well. One day, I drew a large letter ‘A’ on the back of my airplane. It was my first flying letter. »

teurs attendus : la mère, le père, le grand-frère. Ce petit conte relate un épi- sode, probablement reconstruit, de la transmission de savoirs ludiques d’une génération à l’autre. Au delà de l'anecdote du pliage, simple événement pré- texte placé sous le signe de la magie et de la légèreté, les souvenirs d'enfance fixent l'émergence de la conscience singulière du monde. L’avion en papier parvient à vaincre la pesanteur, les premiers tracés de lettres accompagnent les premiers apprentissages symboliques, leur combinaison signe une vic- toire du Moi qui s’affirme. La force de ces souvenirs sont les moments de progrès déterminant l'emprise possible sur un monde. Par une sorte de jubi- lation qui en justifie la trace mémorielle, ils expriment, par une expérience réussie donc confortée, la conscience neuve d’une identité et ses possibilités créatrices. Il ne semble pas exagéré d’interpréter ce bref récit, dans sa pré- sentation ostensible d’un savoir faire pratique, comme celui d’une initiation.

Un jouet de programmeur

La double page centrale, celle qui fait face à la disquette est en rupture totale avec le répertoire précédent, cette évocation encore infantile d’une maturité naissante. Des signes manuscrits, équations mathématiques ratu- rées, flèches, quelques schémas: ce sont des notes de travail personnelles, il- lisibles, qui nous sont livrées. La page d’un brouillon scientifique élaboré. Ce dernier volet rabattu, un triptyque se découvre avec la page des indications génériques, auteur, éditeur, copyright, mentions légales et une dernière page d’image avec une mosaïque de pixels réguliers aux valeurs aléatoires. Le rôle de l’auteur est double : « Design and Software by John Maeda ». Souvent partagées par des spécialistes distincts, ces deux fonctions sont celles de programmeur et de concepteur ici réunies par l’auteur. Elles expliquent cette page étrange. Afficher une page manuscrite de code informatique n’est pas une idée revendiquée par l’un ou l’autre de ces acteurs. Pour l’informaticien, le code disparaît, seulement lisible en filigrane par son efficacité. Le pro- gramme n’est pas du domaine du concepteur-graphiste, mais lorsqu’il le ren-

contre dans l’univers numérique celui-ci apparaît dans un éditeur de texte, en caractères machines. Les commandes structurées sont prêtes à être exécu- tées, et très rarement visibles sous la forme manuscrite et inachevée tel ce code en projet. Quelle est la portée de cette double compétence affichée ? Comment qualifier le projet de J. Maeda ?

En couverture, le sous-titre ne laisse aucune ambiguïté sur la volonté de prolonger le premier titre The Reactive Square par ce deuxième volume de la même collection : « Flying Letters, Reactive Books Series, Number Two »35

. Le format identique de ces quatre petits livres précieux le laisse aussi supposer, des liens et des similitudes les rassemblent dans ce même projet éditorial. Aussi le texte manifeste qui clos le premier volume, en 1995, conserve-t-il pour toute la collection sa valeur de programme :

Mais peut-être doit-on oser regarder au-delà du culte du papier et de la belle qua- lité d'impression et essayer d'explorer nous-même les limites d'un design interactif qui ne peut exister hors de l'écran. Non le brouhaha du cliquer/pointer des actuels li- vres électroniques à menus, mais des expériences visuelles en temps réel qui relient une forme graphique avec le spectateur, en synergie. Les jeux vidéo réalisent cet idéal, bien qu'il s'agisse seulement de jeu et non de design graphique. Cependant si on supprime l'aspect ludique d’un jeu vidéo notre perception peut changer. L’écran d’ordinateur n’est pas réduit à un espace de compétition ou de combats, mais c’est aussi une toile blanche à la trame dynamique avec des couleurs qui traduisent l’ha- bileté graphique du designer lorsqu’il sait organiser les abstractions formelles révé- lées par la réalité physique. ¶ On considère qu’il y a dans l’impression traditionnelle quelque chose qu’on ne peut obtenir à l’écran d’ordinateur - un esprit qui tient à la réalité matérielle. Dans le logiciel qui accompagne cette édition papier, j’essaye de m’opposer à cette déclaration grâce à dix carrés réactifs qui voudraient démontrer le contraire. Demandez-leur de faire apparaître l’âme de ce qui n’existe pas dans l’es- pace mais dans le temps3 6

.

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La traduction donnerait peut-être : Collection des Livres à Jouer, n° 2 …

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The Reactive Square : But perhaps we can dare to look beyond the religion of paper and print quality and tempt ourselves to explore the outer bounds of kind of interactive de- sign that exists only on the computer screen. Not more the point-and-click brouhaha as seen in today’s electronic popup books, but real time visual experiences that link graphic form with audience in synergetic accord. We see such an ideal realized in videogames, yet such distractions are mere play-not graphic design. However, if we remove the “game” as- pect of a video game, our perception might change. The computer screen is then no longer an arena of competition and battle, but a blank canvas of dynamic fiber and pigment that awaits the skillful hand of the graphic designer who manipulates perfect abstractions of form, unhindered by physical reality. ¶We say that print on paper has a certain something that cannot be realized on the computer display sceen-a soul that stems from a physical existence. In the software that accompanies this printed edition, I attempt to refute this claim with ten reactive squares that seem to illustrate the contrary. Speak to them to reveal a soul that exists not in space but in time.

Le livre électronique à menus dont J. Maeda cherche à se défaire, c’est la plus simple des transpositions éditoriales, celle des débuts du multimédia permis par les fonctions élémentaires de logiciels d’édition tel que Hyper- Card37

. Son point de repère est ailleurs, recherchant des types de réactions dans une relation immédiate elles ont aujourd’hui une valeur exemplaire, et posent les bases d’un inventaire. À l’usage, à travers l’expérience, on peut relever quatre modalités de jeu: la lisibilité du texte, la rémanence des signes, le repérage spatial et l’insistance sur les modes de contrôle. Accessibles par des onglets qui sont la dernière réminiscence du livre, ces différents types de jeux se combinent dans les dix modules. Ensuite, émancipée du livre, la page est une ardoise magique, effaçable, ouverte sur la profondeur de l’écran. Cette approche se justifie et s’explique par la capacité à écrire, hors des mo- dèles implicites proposés par des logiciels auteurs, HyperCard à nouveau ou encore Director, des solutions informatiques légères, singulières et radicales. Le rapport au code informatique permet l’économie imposée par les capaci- tés limitées en informations du support disquette et plus de libertés dans la gestion des actions et des réponses. Décrire des propriétés et les associer se- lon des conditions spatiales, ici essentiellement les positions du curseur, de- mande cette expertise syntaxique et algorithmique pour produire un pro- gramme viable, léger, sans autres ressources graphiques intermédiaires que le langage informatique.38

Contrôler le joueur

La sélection des modules se fait indifféremment en cliquant sur les onglets d’intercalaires comme sur un classeur ou un répertoire ou bien par les touches-chiffres du clavier. L’onglet type intercalaire est le seul lieu où le clic produit un effet de sélection. Sur l’écran le clic est inactif, seuls les sur-

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De nombreux titres de The Voyager Company, par exemple The Complete MAUS…

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Avant la réédition sur mini CD-rom, le support disquette (floppy disk) et le choix exclu- sif du système Macintosh donne à ces objets minimalistes dans leur conception une au- dience potentielle elle-même des plus minimale. Le site web actuel modifie la donne puis qu’il permet le téléchargement, mais l’audience est encore restreinte par la compatibilité restreinte en plate-forme Mac sur un système antérieur à OS 10 ou en mode « Classic ».

vols et changements de positions sont actifs.

Les pages 4 et 9 affichent le titre « Flying Letters » l’une en noir sur fond blanc, l’autre en blanc sur noir. La position de la lettre initiale F est contrôlée par le joueur, les autres lettres suivent, successivement. Des ac- tions rapides font voler les lettres en tous sens et déstructurent les mots qui deviennent bientôt illisibles puis lentement, lettre par lettre se recomposent et redeviennent lisibles, si les actions cessent.

À l’inverse, dans la page 0, l’alphabet défile sur place à grande vitesse, en boucle de A à Z, infiniment. Il demande à être étalé par des mouvements du curseur pour être aperçu et identifié comme l’alphabet. De la même fa- çon, les mots « to the heaven » ou « to the earth »39

de la page 8 demandent des déplacements latéraux pour être lus, sinon ils glissent sur place et sont illisibles. En bas de l’écran les lettres montent justement vers le ciel et ce texte apparaît, en haut elles descendent vers la terre, comme on peut le lire également.

Page 7, les lettres du mot «illumination» s’éclairent à tour de rôle, ré- gissant au survol d’un curseur géant. Elles restent éclairées une brève se- conde, en fondu au noir après cette brève rémanence. Sollicitant la mémoire, le mot n’est jamais visible dans sa totalité.

La vague formée par les mots « water » de la page 6 répond aux effets d’un curseur en forme de croix comme un flotteur dans un bassin, par un amorti très lent. Le bel effet « tsunami », auquel sont habitués les utilisa- teurs du bureau Apple depuis le système OS 10, n’avait pas encore marqué les esprits par la récente catastrophe en Asie, et la vague d’Okusaï est de- puis longtemps une belle icône exempte de terreur.

La page 2 présente les deux mots « horizontal » et « vertical » orientés dans le sens même de leur signification. Leurs centres croisés sont asservis à la position du curseur masqué qui n’est repéré que par les déformations élastiques des deux mots. Cette représentation de la gestion des coordonnées X et Y, les positions numériques de l’utilisateur ou du traceur est à l’origine

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de l’invention des interfaces avec des entrées/sorties graphiques: table tra- çante et souris de commande.

Avec les trois lettres X, Y, Z, la page 5 propose une animation dans l’espace, une simulation 3D. Ces lettres qui régissent les axes géométriques hauteur, largeur, profondeur dessinent un volume virtuel par un fondu au noir qui efface les lettres tour à tour vers l’arrière et les fait réapparaître par l’artifice d’un fondu inverse vers l’avant. La vitesse de cette figure mobile dépend non de la position mais des écarts de mouvements de l’utilisateur par rapport au centre. Au début, son pilotage assez subtil impose quelques tâtonnements, mais le contrôle est bien vite acquis.

Le mot «white», dont la position appartient au lecteur apparaît page 3, alors que le fond devient progressivement noir au fur et à mesure que le mot «black» l’opacifie par des impacts aléatoires. Une pluie de mots noirs, écrits avec le mot black se dépose comme de la cendre, alors que la gomme du mot white mobile les efface. Ce module incite à ne rien faire, à laisser se remplir doucement le fond noir et laisser briller le mot blanc white.40

Enfin, la page 1 induit une lecture psychologique par la réaction trem- blante, de peur, de froid, peut-être émue du texte « Close to you »41

, cette phrase dont les lettres s’agitent, désordonnées, imprévisibles à l’approche du curseur avant de retomber en sommeil immobile.

Ces brèves descriptions, pourtant un peu précises, trahissent un man- que pour rendre compte précisément des expérimentions proposées. Elles ne traduisent qu’approximativement ce qui se passe à l’écran, preuve que ces jeux ne se laissent pas si facilement décrire ni raconter. Ces épreuves de lisi- bilités imparfaites, réflexives ou déçues sont autant d’occasions de mettre en scène un désir de maîtrise, de contrôle, ce qui n’est pas sans rappeler le terme psychanalytique d’omnipotence. L’attitude de l’utilisateur est à cha- que page, sur des modes différents, mis en situation de maîtrise, et le pro- gramme semble jouer à mettre en échec relatif ce pouvoir, à le déplacer ou le

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L’effet est incroyablement banal, mais à la description textuelle, on dirait un piège de langage.

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décevoir. Entre la domination flagrante qui ne ménage plus de surprise et le défaut d’emprise qui déroute et démobilise, le temps du jeu reste ouvert à ces battements d’un désir de maîtrise partiellement satisfait et rapidement épuisé. La programmation est l’anticipation formalisée dans un langage de cette situation instable et dynamique. La compétence du programmeur lui permet de se situer plus près du processeur de la machine que le créateur qui est simplement doté d’une application multimédia rudimentaire ou pré-pro- grammée. Alors que ce dernier est contraint par le répertoire des actions et des comportements proposés par son logiciel, l’expert-programmeur peut écrire des conditions d’actions inédites et s’affranchir des contraintes issues des standards. Les commandes d’événements peuvent être plus subtiles: survol, trajectoire, écart de positions, touches clavier; les réponses plus gra- duées: amortis, retards, rémanences, inerties, fondus. Il peut autoriser une commande plus proche du système d’exploitation comme ici le choix typo- graphique dépendant des polices installées sur la machine du joueur42

. L’in- formation de cette fonction cruciale, inscrite dans la notice d’accompagne- ment, fait défaut à l’utilisateur de la version téléchargeable. Par contre le web a le rôle d’erratum, en rectifiant une erreur sur les livrets indiquant les com- mandes pour quitter le programme43

.

L’ensemble de ces remarques nous éloigne des réponses d’interface ha- bituelles à usage fonctionnel, mécaniques, prédictibles et sans nuances. On a l’impression face à ce projet de faire l’expérience de l’incorporation de don- nées temporelles rendues sensibles par un jeu de variations complexes, gra- dations de durées de vitesses plus que des réponses logiques tranchées. Par contraste avec d’autres productions, les actualisations à l’écran sont faites de réponses plus inattendues, plus proches de notre expérience quotidienne du vivant. Si le terme d’immersion est trop directement référencé et connoté

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L’information est donnée dans le fichier « Read Me » : touche commande + clic dans la fenêtre principale, le menu déroulant des polices du système de la machine apparaît, sym- boles compris. Même au plus familier des usagers, son activation nouvelle produit des vi- sions absolument renouvelées de ce projet, en particulier avec les polices symboles ou type

dingbats.

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« Pour quitter le programme, appuyez sur la touche-commande, la touche-1 et la touche- 0 simultanément. » Le raccourci habituel: commande + Q ne fonctionne pas.

à d’autres dispositifs de visualisation numérique, et ne peut pas être justifié ici, on a pourtant la sensation d’être confronté, mis en demeure de réagir et de s’adapter face à l’écran simulant les propriétés moins mécaniques que biologiques caractéristiques des réactions d’un milieu naturel. Les contrôles que l’on s’est évertué à tester et à expérimenter pour en être maître s’avèrent fonctionner en retour comme un leurre qui en réalité nous contraint. À l’op- posé du sentiment de liberté produit pas la finesse des réactions, tout utili- sateur opère les mêmes types d’actions et se lasse sans doute au bout de quelques minutes. Malgré cet effet paradoxal ou à cause de lui, le joueur est joué en retour, et ces petits jeux destinés à amuser ses enfants, gardent toute leur séduction.