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Off-line, archétypes

3/ Beyond, Zoe Beloff

Autant le statut de Flying Letters est, aujourd’hui et à partir des seules informations textuelles et mentions sur le CD, plutôt elliptique (on dira que c’est un jouet), autant celui de Beyond ne présente guère d’incertitudes. Sur le premier, les termes Design and Software attribués à l’auteur, John Maeda, marquent plus de restrictions que de crédits d’appartenance au domaine ar- tistique dans l’appréciation habituelle d’un sujet, en occident au moins. Mais cette situation est probablement moins tranchée, et peut-être même in- versement source de légitimation artistique au Japon, justement le pays de

Digitalogue l’éditeur où le design et l’art ne forme pas le couple souvent an-

tagoniste qu’il incarne encore en France. Pour la création de Zoe Beloff, cette légitimité artistique est à la fois affichée et acquise.

Un monde mystérieux à explorer

Les conditions de production de Beyond permettent de situer ce projet comme un titre auquel la reconnaissance de CDrom artistique est évidente. En plus des nombreuses sources littéraires et théoriques, les crédits accessi-

bles au premier écran mentionnent les acteurs institutionnels qui en ont per- mis l’existence, en particulier la résidence artistique de Zoe Beloff en 1996. Son triple rôle Director, Photographer et Programmer44

ne laisse aucune hé- sitation sur une place d’auteur fortement assumée. Limitées à quelques as- sistants, les collaborations complémentaires concernent la mise en œuvre du procédé panoramique QuickTime VR45

. Ces informations orientent la lecture et l’appropriation par le spectateur de ce travail vers une appréciation es- thétique a priori autorisée et déjà validée sur ce plan générique. Bien que l’on n’ait pas choisi de faire de l’appartenance au champ artistique un préalable exclusif, cette remarque concernant la netteté des intentions reconnues à

Beyond mérite ici d’être spécifiée. À quoi tient l’intérêt que l’on peut porter

à l’œuvre ? Que peut-on extrapoler à partir d’elle ?

Comme la quatrième de couverture d’un livre, le verso du boîtier cristal du CD porte une indication qui a valeur incitative et programmatique :

Beyond est un monde virtuel mystérieux. Dans l’esprit ludique d’une

enquête philosophique, il explore les paradoxes de la technologie, du désir et du paranormal nés avec l’apparition de la reproduction mécanique : le phonographe captant la voix et la dissociant du corps, la photographie capturant l’âme et le cinéma ressuscitant les morts4 6.

Le monde virtuel numérique lui-même est souvent confondu avec l’univers de la simulation en trois dimensions, synonyme des mondes modé- lisés du jeu vidéo. Évoquant la technologie, ce court texte ne manque pas de contraster avec les attentes courantes des utilisateurs de ces jeux dans les- quels la quête philosophique est plutôt l’exception, la technologie moins souvent paradoxale que paroxystique en prenant la forme d’une simulation

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Réalisatrice, photographe, programmeur. (À défaut d’un féminin usité en français).

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Format de vidéo dérivé du format vidéo QuickTime inventé par la société Apple. Le suf- fixe VR pour Virtual Reality, réalité virtuelle, réfère à l’impression d’immersion perceptive produite par l’effet panoramique. Les modes de navigation et d’interactivité nouveaux jus- tifient le premier écran didactique qui reprend la notice au verso de la couverture : l’interac- tivité est lisible par les états du curseur pour contrôler les déplacements, le zoom et les liens.

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« Beyond is a mysterious virtual world. In a playful spirit of philosophical inquiry, it explores the paradoxes of technology, desire and the paranormal posed since the birth of mechanical reproduction ; the phonograph severing the voice from the body, photographie capturing the soul and cinema resurrecting the dead. »

3D réaliste, en temps réel. Les codes mis en œuvre ici garantissent une pro- fonde déception à celui qui croirait rencontrer les spectres fantastiques des jeux parfois peuplé de morts-vivants ! Dans Beyond, la relation aux para- doxes n’est pas limitée à la technologie, tout est construit à partir de rela- tions paradoxales. À la traduction de ces quelques lignes, le sujet de la phrase « … il explore » augure déjà une construction étrange : «…it explo- res… » Comment un monde virtuel, auquel se it se réfère, pourrait-il être son propre sujet de l’exploration ? Ce refus de l’adresse directe au lecteur, cette invitation explicite qui élude la place même de l’utilisateur et rend sa posi- tion d’entrée incertaine, en fait un sujet évincé et le met en situation incon- fortable d’exclusion. Ce monde clos a sa propre logique et comme agent, l’utilisateur n’y est pas désigné.

Pourtant, dès le générique, le spectateur est pris dans une série alter- nant les séquences filmées de courte durée et des panoramiques en noir et blanc, seuls lieux possibles de ses actions limitées: tourner et choisir certai- nes zones pour continuer à dériver. Après un montage de quelques plans ci- nématographiques, noir et blanc, images vacillantes de films d’archives docu- mentaires d’un ballon dirigeable et des plans de titrage de textes superposés sur des supports transparents, on parvient à un premier panorama: paysage vide et désolé, une scène d’extérieur en hiver avec une route déserte, un oi- seau figé en vol, des bâtiments, un visage dessiné sur les murs, une mappe- monde géante, des manuscrits au sol… et divers éléments qui réagissent au survol. À la première musique du générique filmique qui évoque une am- biance romantique succède le faible bruit de fond d’un lieu plus urbain que la scène de campagne où l’on est brutalement transporté. Réagissant au survol de la fenêtre d’un bâtiment à l’arrière plan, et affichant en sous-titre « L’Eve Future », la voix qui surgit n’en est que plus surprenante : « Du spectacle, de l’invention, de l’action, de l’histoire47

…! » Tout un programme. Le ton est déclamatif, comme l’invitation d’un forain au spectacle. Cette annonce nous est-elle destinée ? Il est difficile de ne pas la considérer comme

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l’adresse qui faisait défaut dans le texte de présentation et répondrait ainsi, ironiquement à nos attentes. Exclu puis interpellé, le spectateur sera ainsi malmené, peut-être manipulé. Dès les premiers déplacements dans le pay- sage circulaire, un bruit de pas improbables accompagne le regard balayant l’image à la recherche d’autres légendes textuelles susceptibles de motiver des actions futures sur des zones sensibles. Pourtant le point de vue du pa- norama est un pivot, la référence absolue, fixe, immobile qui justifie la dé- couverte, alors qui marche ? À qui attribuer ces bruits de pas sur la route ? Qui scande, inutile, notre seul regard mobile ? Est-ce un écho de notre pro- pre arrivée sur les lieux ou l’anticipation de notre départ sur la route ? Les interrogations peuvent rester ouvertes, car tous ces éléments hétéroclites s’opposent à une intégration rapide et cohérente, le trouble et l’incertitude président dans ce monde qui s’annonçait d’emblée mystérieux. Contre la lo- gique dramatique, il faut accepter une temporalité inhabituelle, proche de celle du rêve probablement. L’étrangeté n’est pas réduite aux seuls textes ni aux images pas plus qu’aux dessins, mais c’est la situation du spectateur qui est sans cesse mise en cause.

Fragments, citations et parcours…

Au rythme de ces pas, le tour complet du panorama dévoile d’autres sous-titres au survol de certains éléments de l’image : « Symptômes de Ruine, Cité Plein de Rêves, The Office of Memory, Einbahnstrasse, Locus Solus, The Arcade. » Mêlant ces textes en français, en anglais, en allemand, on comprend que l’autre figure qui structure Beyond est celle du collage, la citation déliée de sa source qui devient simple fragment mis au service d’un nouvel assemblage. Reste à en découvrir la logique, car chacun des sept lieux correspondant aux sous-titres ouvre un embranchement du parcours et n’au- torise pas de retour direct. Pourquoi s’intéresser en détail à cette ouverture sinon pour sa valeur de condensation ? Ce générique filmique et le premier panorama que l’on a décrit sont un passage obligé, ils ont valeur d’introduc-

tion impérative, puisque tout utilisateur, à chaque consultation, sera tenu de progresser à partir de cette séquence inaugurale et de ces signes. Ensuite, sur le même mode fait d’alternances entre séquences contraintes et panoramas, tout diverge. Après cette première séquence, une pratique un peu insistante le montre, Beyond est à l’image de ce début, une variation sur le motif de l’alternance entre séquences filmées, jouées, citations refilmées d’images, de bribes de textes à peine lisibles ou couvertes par une musique entêtante et ces pauses panoramiques qui seules appartiennent au temps de l’utilisateur. À ces deux modes de représentation correspondent deux régimes spectato- riels qui se succèdent, alternent et s’articulent. S’orienter et choisir ou atten- dre, écouter et regarder à la dérive du temps contraint.

Dans les films, l’image imparfaite et le son presque inaudible, tous deux brouillés sont tels que l’imagination cherche à en combler les lacunes. Sur le mode de l’intégration filmique, celle du spectateur de cinéma, la com- préhension et l’intelligibilité sont pris en défaut dans les manques, ampli- fiant l’investissement par libres associations, obligeant à l’attention moins consciente des éléments de récit. Les thèmes de la magie, de l’extase, de la mémoire, de l’enfer, de la ruine empruntant librement au répertoire romanti- que qui relie la critique de la technique et ses dérives fantasmatiques, tissent un univers de cauchemar. Par la médiation d’une figure et d’une voix fémi- nine, ( peut-être celle de l’auteur ? ), le spectateur est emporté malgré lui dans le collage de ces sombres tourments au ton pathétique. Échappant à toute possibilité d’actions, hors d’atteinte d’une interruption, le flux du temps s’écoule inéluctable.

Par contraste et hors du temps, un autre régime, s’affranchit de ces contraintes dans les phases panoramiques, ces lieux de l’interface qui s’op- posent aux durées rigoureusement contraintes des séquences de films, elles définissent les moments de jeu possible. À l’espace panoramique habituelle- ment réaliste, magnifiant l’espace d’un paysage ouvert et lumineux, Beyond substitue un collage étrange de neige, de désolation et d’obscurité qui accom- pagne les errances de l’explorateur. Vers quel nouveau destin étrange va-t-il

se diriger ? Parce qu’elle est irréversible, la situation de choix offerte par le panorama ne remplira pas la promesse attendue d’un véritable lieu d’orien- tation, mais elle offre le calme relatif d’une rêverie dirigée, un temps sinon totalement suspendu au moins délégué à l’utilisateur, jusqu’à la décision, dramatisée de cliquer pour se déplacer encore ailleurs. Puisque chaque pano- rama propose généralement plusieurs liens, donc de nombreuses échappées, les choix de parcours deviennent rapidement innombrables. Parfois, rare- ment, l’épisode de film ramène au panorama initial ou à un lieu déjà visité. Dans le jeu des variations, quelquefois l’issue est unique. Par exemple, l’épreuve dans Le catalogue emblématique de l’enfer48

est légitimement péni-

ble. Il faut absolument rentrer dans la logique symbolique du titre pour trou- ver la solution, sans doute l’unique issue ! Une seule zone active pourra nous libérer des sons d’orages inquiétants répétés à chaque autre clic inutile.

Un essai multimédia

On a pu vérifier qu’à chaque consultation la valeur générique de ces images inaugurales annonce la force singulière de l’alternance réglée film/panorama à laquelle répond la posture également alternée du spectateur/joueur. Comment conclure ? Beyond ne semble ni s’achever de lui-même, ni proposer de finir, il ne comporte rien à accomplir qui marque- rait une issue, pas d’intrigue donc pas de conclusion narrative. Ce n’est une sorte de jeu que dans les images panoramiques dont le but relance toujours une nouvelle séquence dans une logique infiniment circulaire. Une lecture at- tentive du premier écran précise la commande clavier qui permet de quitter volontairement le programme. Par un dernier détour, répondant à l’ultime choix de quitter, une séquence finale présente brièvement une étiquette « The End », puis l’image d’un incendie qui vient rappeler les premières ima- ges du film, celles du dirigeable survolant la ville. Noyée dans les flammes, la structure du ballon en feu se reforme et il s’envole dans le ciel. Le film inver-

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« An Emblem Catalogue of Hell ». Pour trouver l’issue unique, penser aux pouvoirs an- tagonistes aux Troubles de l’Enfer… peut-être dans le Ciel… ?

sé, remontant le cours du temps prend tout son sens du commentaire de la narratrice :

Pierre Janet a prédit qu’un temps viendra où l’homme pourra voyager dans le passé comme il voyage aujourd’hui dans les airs. Je l’entends en- core me murmurer à l’oreille, tout ce qui a été persiste quelque part sans que nous puissions le comprendre ni y accéder4 9.

L’évocation passée d’une prédiction futuriste inaccomplie accompagne la démonstration contraire par les possibilités de la magie truquée de l’image. L’accident des premiers pionniers des géants de l’aviation50

met au défi les projets de voyage dans le temps que la confidence rend pourtant possible par la présence de la mémoire. Antagonismes, paradoxes actifs, présences absentes, le lecteur désorienté quitte dubitatif, partagé par la richesse des matériaux symboliques que la tonalité nostalgique pourrait tenir dans la sus- picion et éloigner des technologies numériques. La présence complexe et fas- cinante de l’objet, l’expérience qu’il propose contredit les présupposés ro- mantiques dont il se nourrit. Paradoxe et collage, l’image finale qu’il réserve est celle d’une boucle réversible impossible, le désir d’un temps fluide con- trarié. Après l’avoir quitté, ce qui reste de Beyond, est la mise à l’épreuve de notre propre mémoire. Cette situation étrange, les manques, les vides invi- tent à une nouvelle consultation, bientôt à un nouveau voyage. Mais ne se- rions nous pas à découvrir ainsi, dans un lyrisme peu critique « des perfec- tions autres que celles que l’autheur y a mises et apperceües, et y preste des sens et des visage plus riches », que nous soyons alors devenu un suffisant

lecteur51

?

Relevons ce déictique surprenant dans cette toute dernière phrase. « Je

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« Pierre Janet predicts a time will come when man will be able to travel through the past in the same way that he now travels through the air. I still hear him whisper to me, every- thing that has existed endures in a place we do not understand and cannot go. »

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Une rapide recherche historique confirme qu’il s’agit bien du dernier voyage du dirigea- ble Hindenbourg, reliant Berlin à New-York depuis plus d’un an. Fierté du IIIe

Reich, dont l’accident du 6 mai 1937 marque une rupture dans l’histoire de l’aviation. À l’arrivée à New-York, l’incendie détruit en 30 secondes le ballon gonflé à l’hydrogène, gaz hautement inflammable qui remplissait le dirigeable à défaut d’hélium, suite à l’embargo américain puisque les États-Unis se refusaient à le fournir à l’Allemagne nazie.

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l’entends me murmurer à l’oreille. » Qui est ce je contemporain de Pierre Ja- net ? Contemporain dans un temps où tout persiste. Le locuteur qui s’adresse à nous, ne peut être que l’auteur, Zoe, présente dans plusieurs des petits films comme organisatrice du spectacle et profitant de l’inversion du temps ou de son abolition. S’interrogeant sur une possible adaptation, trans- position à partir du livre de Jonathan Crary, L’art de l’observateur, elle trouvait le support du CDrom comme réponse52

. Ainsi dans cette dernière confidence, à la clôture, on peut entendre, nous aussi, à l’oreille, ce qui a été dit quelque part sans que nous puissions y accéder, sauf à l’entre-apercevoir dans cet essai multimédia : « Ainsi, lecteur je suis-moy-mesmes la matiere de mon livre53

. »

Pour Zoe Beloff, autour de 1996, le choix du support interactif édito- rial prolongeait des travaux filmiques antérieurs, aujourd’hui elle trouve dans les installations une nouvelle forme de réalisation. Chaque projet n’est pas directement déterminé par les contraintes d’un support, mais il suppose une adéquation entre l’intention initiale et les manifestations sensibles produites grâce au médium. Ainsi d’après la notice descriptive de son site : Beyond ainsi que Where Where There There Where sont tous les deux des « films in- teractifs sur cd-rom54

». Au-delà des variations permises par les différents dispositifs, et travaillés par les inventions techniques du XIXe

siècle, une thématique forte domine ses travaux, celle d’une recherche de « …jouets philosophiques qui nous questionnent55

. »