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Vers une conception positive de la santé mentale

CHAPITRE 1. REVUE DE LA LITTÉRATURE

1.1 Troubles mentaux et santé mentale

1.1.3 Vers une conception positive de la santé mentale

La santé mentale a longtemps été définie exclusivement par l’absence de maladie mentale ou de troubles mentaux [11, 53]. Cette définition suppose qu’un individu exempt de troubles mentaux est en bonne santé mentale et qu’à l’opposé, une personne atteinte de troubles mentaux ne peut jouir d’une bonne santé mentale. Cette définition est représentée par le

modèle du continuum unique dans lequel la santé mentale et les troubles mentaux

constituent les extrêmes d’un même continuum [53].

Au cours des dernières décennies, une définition holistique de la santé mentale, issue de la psychologie humaniste, a été proposée; la santé mentale serait plus justement définie par le bien-être et, en ce sens, irait au-delà de l’absence de troubles mentaux. Cette distinction conceptuelle entre santé mentale et maladie mentale apparaît pour la première fois en 1988 dans un document intitulé La santé mentale des Canadiens : vers un juste équilibre [54]. Le Canada aura agi à titre de précurseur dans la conceptualisation de la santé mentale dans son sens positif. Cette conception de la santé mentale, distincte des troubles mentaux, s’illustre par le modèle des deux continuums. Selon ce modèle, la santé mentale et la maladie mentale ne représentent pas les extrêmes d’un même continuum; ils renvoient plutôt à des continuums distincts, bien que corrélés [53]. Le premier continuum représente l’absence-présence de

troubles mentaux, tandis que le second décrit le niveau de santé mentale. Ce modèle reconnaît que la santé mentale va au-delà de l’absence de troubles mentaux.

L’étude longitudinale Midlife in the United States Study (MIDUS), réalisée de 1995 à 2005 aux États-Unis, est la première à offrir une démonstration empirique du modèle des deux continuums [55]. À partir des données recueillies auprès de plus de 3000 adultes américains âgés entre 25 et 74 ans, cette étude montre que même si 75% des participants sont exempts de troubles mentaux, seulement 20% ont une santé mentale florissante, définie comme le niveau supérieur de santé mentale. Trois constats émergent de cette étude : 1) l’absence de troubles mentaux n’implique pas la présence de santé mentale ; 2) la présence de troubles mentaux ne signifie pas nécessairement l’absence de santé mentale ; et enfin, 3) tout état inférieur à une santé mentale optimale est associé à un niveau de fonctionnement réduit, que la personne souffre ou non de troubles mentaux. Ces observations soutiennent la complémentarité des mesures de santé mentale et de troubles mentaux pour obtenir une évaluation juste et complète

Figure 1. Continuum unique et continuum double de la santé mentale et des troubles mentaux

Santé mentale

Troubles mentaux

*

Modèle du continuum unique

*

Absence de troubles mentaux Présence de troubles mentaux Santé mentale élevée Santé mentale faible

Modèle des deux continuums

= Santé mentale optimale

*

de l’état mental et prédire avec plus de précision le fonctionnement psychosocial de l’individu [55]. Cette étude aura également permis d’identifier qu’un faible niveau de santé mentale, même en l’absence de trouble mental, a des répercussions sur le fonctionnement de l’individu similaires à celles associées à un diagnostic du DSM2: problèmes affectifs et cognitifs, mauvais fonctionnement psychosocial, forte utilisation des services de santé, faible productivité au travail, etc. Les données longitudinales de l’étude MIDUS (1995-2005) montrent, sur une période de 10 ans, qu’un changement du niveau de santé mentale prédit la prévalence et l’incidence de troubles mentaux courants [56]. Une amélioration de la santé mentale prédit une diminution des troubles mentaux, appelant à des stratégies de promotion de la santé mentale ; à l’opposé un déclin du niveau de santé mentale prédit une augmentation des troubles mentaux, plaidant en faveur de stratégies de protection de la santé mentale [56]. En 2004, l’OMS adopte une nouvelle définition de la santé mentale qu’elle décrit comme « un état de bien-être dans lequel la personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et fructueux et contribuer à la vie de sa communauté» [57]. Selon cette définition, la santé mentale constitue le fondement du bien-être et du bon fonctionnement individuel et social. Il existe différentes manières de conceptualiser la santé mentale dans sa dimension positive; nous prendrons appui sur les approches hédonique et eudémonique du bien-être, issues des philosophes grecs puis reprises par les courants de la psychologie positive et humaniste dans les années ’70 pour définir les diverses composantes de la santé mentale. Nous illustrerons l’approche eudémonique du bien-être à l’aide des modèles développés par Ryff (1989) sur le bien-être psychologique et Keyes (1998) sur le bien-être social.

Les composantes de la santé mentale

Les approches hédonique et eudémonique ont grandement contribué à appréhender la santé mentale dans son sens global et positif. Ces approches renvoient à des manières différentes, mais complémentaires de conceptualiser la santé mentale [58]. Selon le modèle proposé par

2 Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders - Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. La plus récente version actuellement disponible est le DSM-V.

Keyes, la santé mentale dans sa dimension positive intègre les dimensions hédonique et eudémonique du bien-être. Par ailleurs, ces approches sont également à la base de la définition de la santé mentale de l’OMS; elles ont également servi de base théorique au développement des échelles de mesure de la santé mentale.

L’approche hédonique, issue des philosophes grecs, fait référence aux plaisirs de l’existence et au bonheur. La conceptualisation la plus courante de la dimension hédonique du bien-être renvoie au modèle tripartite proposé par Diener (1984), selon lequel une appréciation subjective du bien-être repose sur l’équilibre entre les affects positifs et négatifs et la satisfaction à l’égard de la vie [59]. L’affect renvoie à la manifestation des émotions et des sentiments; accroître le bien-être implique de maximiser les affects positifs et de minimiser les affects négatifs [60-62]. La satisfaction à l’égard de la vie [63] réfère au jugement cognitif global face aux évènements que rencontre l’individu au cours de son existence. Pour certains chercheurs, la satisfaction face à la vie n’est pas un concept strictement hédonique. Cependant, puisqu’il peut être influencé par l’affect, il est maintenant accepté comme une composante clé de l’approche hédonique du bien-être [64, 65]. Puisque les affects positifs et négatifs, tout comme la satisfaction face à la vie, évaluent les états affectifs, il y a consensus pour décrire l’approche hédonique par le terme de « bien-être émotionnel » [66, 67].

Les définitions hédoniques du bien-être apparaissent incomplètes pour plusieurs chercheurs qui soutiennent que le bien-être ne peut être réduit aux expériences gratifiantes immédiates [68, 69].

L’approche eudémonique suggère une conceptualisation du bien-être qui va au-delà du bonheur et du plaisir; elle conçoit le bien-être en tant que but ultime de la vie humaine et renvoie à la capacité de l’individu à actualiser son potentiel [69]; cette forme de bien-être s’exprime par le fonctionnement positif aux niveaux individuel et social. Le modèle développé par Ryff (1989) permet une évaluation du fonctionnement individuel qui opérationnalise le bien-être psychologique à travers les défis personnels que rencontre l’individu dans la réalisation de son potentiel [68]. Ce modèle intègre six dimensions du bien-être psychologique : acceptation de soi, relations positives avec les autres, croissance personnelle,

but dans la vie, contrôle de son environnement et autonomie. Keyes (1998) propose un modèle multidimensionnel pour évaluer la composante liée au fonctionnement social [70]. Ce modèle cible les tâches et défis liés à la sphère sociale de l’individu; il examine les relations interpersonnelles et la capacité d’adaptation de l’individu dans sa vie/son environnement social. Le modèle de bien-être social comprend cinq dimensions : cohérence sociale, actualisation sociale, intégration sociale, acceptation sociale et contribution sociale.

Ensemble, le bien-être émotionnel (composante hédonique), le bien-être psychologique et le bien-être social (composante eudémonique) appréhendent le large spectre de la santé mentale dans son sens positif. Une vie caractérisée par l’atteinte du bien-être à la fois dans la dimension hédonique et eudémonique est associée avec le plus haut niveau de bien-être [71]. Bien que les dimensions hédonique et eudémonique de la santé mentale soient étroitement liées, plusieurs soutiennent qu’elles ne sont pas redondantes tant conceptuellement qu’empiriquement [62]. Par ailleurs, certains auteurs questionnent la pertinence et l’utilité de distinguer les composantes hédonique et eudémonique du bien-être [72, 73]. La principale critique tient au manque de validité discriminante entre les dimensions hédonique et eudémonique; plusieurs études observent des corrélations très élevées entre ces dimensions auprès de diverses populations [74, 75], suggérant un chevauchement au niveau conceptuel.