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SECTION II. L E CARE ET LA VULNÉRABILITÉ , UNE FAMILLE THÉORIQUE À RECOMPOSER

1. Vers « une anthropologie de la vulnérabilité »

La vulnérabilité, au même titre que le care, est une notion large, polysémique, imprécise (Martuccelli, 2014), qui peut confiner, en l’absence d’un effort de conceptualisation rigoureux, à un « vide sémantique » (Clément & Bolduc, 2004). La vulnérabilité, au même titre que le

care, apparaît dans l’ensemble de ces écrits comme une notion controversée, qui « oscille entre

rejet, utilisation plastique et volonté de solidification conceptuelle » (Brodiez-Dolino et al., 2014, p. 9).Si vulnérabilité comme care suscitent de telles controverses scientifiques, c’est peut-être parce que l’actualité de leurs enjeux, leur lien intrinsèque avec les questions de (re)production de la vie humaine – qui sont au cœur de nos disciplines – obligent les chercheur- e-s à développer une « pensée complexe » (Morin, 2005), à dépasser les frontières de la production intellectuelle, à fournir des efforts de conceptualisation englobant les différentes implications de ces concepts et qui s’avèrent donc forcément imparfaits (Roy, 2008, pp. 29– 31). Les théoricien-ne-s de la vulnérabilité invite à se détacher d’un usage de sens commun de la notion et à tenter d’en formaliser les propriétés et implications épistémologiques.

Du latin vulnerabilis « qui peut être blessé », la vulnérabilité demande à être envisagée au même titre que le care à partir des conditions socioculturelles et socioéconomiques qui la produisent (Châtel, 2008, p. 203). Succédant aux notions d’exclusion sociale et de pauvreté, la vulnérabilité – comme le care – interroge le lien social et les possibilités de l’agir, l’inscription de chacun-e dans les rapports sociaux et de sa capacité à y être reconnu-e (Roy & Châtel, 2008, p. 13)31. Plus qu’un état, la vulnérabilité suppose donc l’idée de processus (Perrault, 2008).

« Dans le domaine social, parler de vulnérabilité, c'est automatiquement parler d'une étape d'un long processus d'exclusion sociale, c'est immédiatement penser et rechercher les mécanismes qui, dans les rapports sociaux, rendent ces personnes ou populations vulnérables. Au contraire, dans le domaine de la santé, le mot « vulnérabilité » renvoie assez spontanément à un état intrinsèque aux personnes, qui incite à vouloir les changer une à une, en les traitant comme si elles étaient fondamentalement seules responsables de leur vulnérabilité. » (Perrault, 2008, p. 154)

Ainsi, parler de vulnérabilité renvoie à une « catégorie de désignation sociale, avec des risques certains de relégation sociale et, pratiquement, de ghettoïsation » (Perrault, 2008, p. 150). En ce sens, l’auteur appelle à penser les « processus de vulnérabilisation » afin d’éviter la constitution de nouvelles catégories stigmatisantes – les « vulnérables » – et d’élargir le

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Les réflexions de R.Castel (1995) autour de la « zone de vulnérabilité », résultat des bouleversements de la condition salariale et des zones d’inscription sociale, inspirent ces chercheur-e-s.

bassin des personnes pouvant être désignées par cette appellation. Car parler de « processus de vulnérabilisation » ainsi que de « personnes et groupes vulnérabilisés » permet de regarder ce qui, dans les rapports sociaux et dans les interactions sociales, rend vulnérable et maintient dans la vulnérabilité (Perrault, 2008; Roy, 2008) et non plus de penser la vulnérabilité comme un attribut individuel marquant le déficit, de désigner un processus, des conditions – matérielles et symboliques – plutôt que des catégories, des groupes, des personnes. D’un point de vue matériel, la vulnérabilisation peut être pensée comme ce processus contextuel empreint de ruptures, d’épreuves sociales, économiques, politiques qui limitent les capacités d’agir pratiques des individus. D’un point de vue symbolique, la vulnérabilisation est la mise en cause progressive de la place même de l’individu dans la société, de son appartenance au monde commun, par la difficulté qu’il a à inscrire son action et son comportement dans l’ordre symbolique marqué par l’impératif de la réussite, de l’autonomie, de la liberté et du bonheur (Châtel, 2008, p. 234).

Penser la vulnérabilité implique de porter son regard sur le continuum plutôt que sur la dimension binaire du processus (inclusion/exclusion, capacité/incapacité, dépendance/indépendance) (Roy, 2008, p. 25). La notion de vulnérabilité apparaît « comme un possible » permettant de penser les phénomènes liés à la dépendance, à la souffrance, à la faiblesse des réseaux et des supports sociaux, à la paralysie de l'agir dans le processus d'autoréalisation de soi (Roy, 2008). En ce sens, au-delà de sa dimension ontologique (nous sommes des êtres mortels), la vulnérabilité permet de penser les processus de fragilisation de tout être humain se trouvant à un moment ou à un autre dans l’incapacité – temporaire ou prolongée – de répondre aux injonctions sociétales de l’agir autonome, de la responsabilité de soi. « Saisir l’entier de la vulnérabilité » (Châtel, 2008) implique bien d’interroger ce qu’avoir une place dans la société signifie et ainsi, de dépasser l'application du concept aux personnes socialement, culturellement, économiquement défavorisées ; d’interroger « l'apologie contemporaine » de l'individu émancipé dit « sujet autonome et responsable » et les principes même de l’autonomie : le pouvoir d’agir, la nature du lien social et l’interdépendance ou la relationalité. La vulnérabilité c’est bien « la trame fragile » de l'autonomie (Châtel, 2008) dans ses dimensions à la fois matérielles et symboliques. Penser la vulnérabilité sociale implique de penser les « épreuves sociales » que les individus sont contraints d’affronter dans une société donnée, c’est-à-dire

« (…) les défis historiques, socialement construits, inégalement distribués, (…) les manières dont la vie humaine est de nouveau au cœur de la vie politique, que ce soit par des épreuves proprement

existentielles (liées à la vie, à la mort) ou par des épreuves sociales qui se chargent de significations existentielles nouvelles (chômage, maladie, solitude, échec, etc.). (…) Elle invite à mieux comprendre la dialectique entre grandes positions structurelles et états sociaux effectifs des acteurs, c’est-à-dire les stratégies qu’ils mettent – ou non – en place pour se prémunir (…) contre tout ce qu’ils ressentent comme source possible de vulnérabilité. (…) La notion de vulnérabilité permet aussi de rendre compte de l’importance croissante que la « vie » prend en tant que bien suprême dans les sociétés contemporaines (…) puisque c’est autour du corps et de ses souffrances, que se construit l’intolérable propre à nos sociétés. » (Martuccelli, 2014, pp. 37– 39)

Ce qu’il y a derrière cette « nouvelle anthropologie du soin et de la vulnérabilité » (Le Blanc, 2007) commence alors à faire jour. J-L. Genard (2014, p. 42) analyse en ce sens le référentiel anthropologique aujourd’hui dominant, résultant du passage

« (…) d’une anthropologie disjonctive, opposant clairement les êtres selon qu’ils sont responsables OU irresponsables, à une anthropologie conjonctive, où chaque être est toujours à la fois responsable ET irresponsable, toujours fragile, vulnérable, mais disposant pourtant toujours aussi de ressources mobilisables. » (Genard, 2009)

Partant de ce principe, il analyse le référentiel humanitaire, comme une critique du concept de « bio-légitimité » (Fassin & Memmi, 2004) qu’il convient selon lui de réinscrire dans ce continuum anthropologique, dont la logique est celle de la réciprocité et de la responsabilisation. L’action humanitaire apparaît dans ce sens comme le « point-limite d’une anthropologie de la vulnérabilité » ; l’urgence face à laquelle l’individu est sans ressources « peut dès lors constituer une « autre » manière de penser la solidarité, en particulier comparée à la conception de la solidarité sous-jacente aux dispositifs de l’État-social. » (Genard, 2014, p. 42). Le traitement de la vulnérabilité, sauf dans le cas de la politique humanitaire, comporte toujours une forme de pression à la responsabilisation, l’exigence de contreparties, le retour à une certaine capacité d’agir.

Le modèle anthropologique aujourd’hui dominant place l’individu au cœur d’un continuum entre normal et pathologique, vulnérabilité et responsabilité, fragilité et capacité d’agir (Genard, 2009). C’est autour de ce « paradoxe de l’autonomie et de la vulnérabilité » (Ricœur, 2001) que se rejoignent les théories du care et les conceptualisations de la notion de « vulnérabilité ». Cependant, théoricien-ne-s du care et de la vulnérabilité ne semblent pas entretenir de dialogue scientifique. En effet, une seule référence aux travaux sur le care a été repérée parmi l’abondante littérature sur la vulnérabilité (Vidal-Naquet, 2014). Nous rejoignons donc ici la critique de cloisonnement émise par G.Cresson (2011) à l’égard

des théoriciennes du care en l’adressant également aux théoricien-ne-s de la vulnérabilité. Il semble en effet regrettable que d’un point de vue scientifique, ces chercheur-e-s n’aient pas communiqué davantage puisque ces deux champs d’analyse forment indéniablement une même famille théorique. L’« anthropologie de la vulnérabilité » à laquelle ces deux courants théoriques font référence vient en effet révéler la portée éthico-politique tout comme les risques de dérives du continuum anthropologique – autrement nommé le « paradoxe de l’autonomie et de la vulnérabilité » (Ricœur, 2001) – qui prédomine aujourd’hui et à partir duquel nous proposons de penser notre objet.

Nous considérons en effet l’engagement associatif comme inscrit dans une représentation politique de la vulnérabilité et du manque de ressources des femmes d’Afrique Subsaharienne dans leur exposition au VIH. Cette représentation politique est néanmoins paradoxale puisqu’elle est d’emblée mise en question par le positionnement de ces femmes dans la cause du VIH tout autant qu’elle induit, dans le contexte français républicain, un transfert de responsabilité de l’État vers les communautés. L’engagement associatif des femmes d’Afrique Subsaharienne dans la lutte contre le VIH/sida est en effet orienté par une expérience individuelle et/ou collective de la vulnérabilité, qui justifie l’attention politique qui leur est portée et les encouragements qu’elles reçoivent pour intervenir au niveau communautaire. Pour ce faire, elles imaginent un ensemble de réponses à partir de la position sociale qu’elles occupent au sein de la société française et des sphères d’action qui leur sont traditionnellement assignées. C’est en ce sens qu’elles puisent dans une grammaire du care les réponses aux situations de vulnérabilité qu’elles identifient (et auxquelles il est attendu qu’elles répondent). Nous reviendrons sur ce point dans la seconde partie de la thèse.

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