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Les vautours de l’« or vert »

Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 189-195)

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Le mensonge

Il existe deux filières principales de biocarburant (ou agrocarburant) : la filière bioéthanol (ou alcool) et la filière biodiesel. Le préfixe « bio- », du grec bios (vie, vivant), indique que le carburant (l’éthanol, le diesel) sont produits à partir de matière organique (biomasse). Il n’a pas de lien direct avec le terme « bio » utilisé pour désigner l’agriculture biologique, mais la confusion profite à l’image d’un carburant – dont on croit comprendre qu’il serait propre et écologique.

Le bioéthanol est obtenu par transformation de végétaux contenant du saccharose (betterave, canne à sucre, etc.) ou de l’amidon (blé, maïs, etc.), dans le premier cas par fermentation du sucre extrait de la plante sucrière, dans le deuxième par hydrolyse enzymatique de l’amidon contenu dans les céréales. Quant au biodiesel, il est obtenu à partir de l’huile végétale ou animale, transformée par un procédé chimique appelé transestérification et faisant réagir cette huile avec un alcool (méthanol ou éthanol).

L’« or vert » s’impose depuis quelques années comme un complément magique et rentable de l’« or noir ».

Les trusts agroalimentaires qui dominent la fabrication et le commerce des agrocarburants avancent, à l’appui de ces nouvelles filières, un argument apparemment irréfutable : la substitution de l’énergie végétale à sa sœur fossile serait l’arme absolue dans la lutte contre la rapide dégradation du climat et des dommages irréversibles que celle-ci provoque sur l’environnement et les êtres humains.

Voici quelques chiffres.

Plus de 100 milliards de litres de bioéthanol et de biodiesel seront produits en 2011. La même année, 100 millions d’hectares de cultures agricoles serviront à produire des agrocarburants. La production mondiale des agrocarburants a doublé au cours des cinq dernières années, de 2006 à 20111.

La dégradation climatique est une réalité.

À l’échelle mondiale, la désertification et la dégradation des sols affectent maintenant plus de 1 milliard de personnes dans plus de 100 pays.

Les régions sèches – où la terre aride ou semi-aride est particulièrement sujette à la dégradation – représentent plus de 44 % des terres arables de la planète2.

Les conséquences de la dégradation des sols sont particulièrement graves en Afrique, où des millions de gens dépendent entièrement de la terre pour survivre en tant que paysans ou éleveurs, et où il n’existe pratiquement pas d’autres moyens de subsistance. Les terres arides d’Afrique sont peuplées de 325 millions de personnes (sur presque 1 milliard d’habitants que compte désormais le continent), avec de fortes concentrations au Nigeria, en Éthiopie, en Afrique du Sud, au Maroc, en Algérie et en Afrique de l’Ouest, au sud d’une ligne reliant Dakar à Bamako et Ouagadougou. À l’heure actuelle, environ 500 millions d’hectares de terres arables africaines sont touchées par la dégradation des sols.

Partout, dans les pays de hautes montagnes, les glaciers reculent. Par exemple, en Bolivie.

La plus haute cime du pays, le Nevado Sajama, se dresse au-dessus du haut plateau andin jusqu’à 6 542 mètres d’altitude, les neiges de l’Illimani, au-dessus du cratère où est bâtie La Paz, dominent à 6 450 mètres, et les séracs et autres glaciers du Huayna Potosí, dans la Cordillère royale, à 6 088 mètres. Les neiges de ces sommets scintillants réfléchissent le soleil et la lune. Les habitants des ayllus3 et leurs prêtres les croyaient sacrées et éternelles…

Or, elles ne le sont pas.

Car le réchauffement climatique fait reculer les champs de neige et fondre les glaciers. Les fleuves grossissent. La situation devient

catastrophique, notamment dans les Yungas, où les flots torrentiels issus de la fonte des neiges déchirent les villages sur les rives, tuent le bétail et les gens, détruisent les ponts, creusent des ravins. Et, à terme, la perte de volume des glaciers pourrait poser des problèmes essentiels de ressources en eau.

Partout dans le monde, les déserts progressent. En Chine et en Mongolie, sur les bords du désert de Gobi, chaque année de nouveaux pâturages et de nouveaux champs vivriers sont avalés par les dunes de sable qui progressent vers l’intérieur des terres.

Au Sahel, le Sahara avance dans certaines zones de 5 kilomètres par an.

J’ai vu à Makele, au Tigray, dans le nord de l’Éthiopie, des femmes et des enfants squelettiques qui tentent de survivre sur une terre que l’érosion a transformée en une étendue poussiéreuse. La céréale nationale, le teff, y pousse à peine sur des tiges de 30 centimètres, contre 1,5 mètre au Gondar ou au Sidamo.

La destruction des écosystèmes et la dégradation de vastes zones agricoles, dans le monde entier mais surtout en Afrique, sont une tragédie pour les petits paysans et les éleveurs4. En Afrique, l’ONU estime à 25 millions le nombre de « réfugiés écologiques » ou « émigrants environnementaux », c’est-à-dire d’êtres humains obligés de quitter leurs foyers par suite de catastrophes naturelles (inondations, sécheresses, désertification) et finissant par devoir se battre pour survivre dans les bidonvilles des grandes métropoles. La dégradation des sols attise les conflits, surtout entre éleveurs et cultivateurs. Nombre de conflits, en Afrique subsaharienne notamment, y compris celui de la région soudanaise du Darfour, sont étroitement liés à ces phénomènes de sécheresse et de désertification qui, en empirant, engendrent des affrontements entre nomades et cultivateurs sédentaires pour l’accès aux ressources.

Les sociétés transcontinentales productrices d’agrocarburants ont réussi à persuader la majeure partie de l’opinion publique mondiale et la quasi-totalité des États occidentaux que l’énergie végétale constituait l’arme miracle contre la dégradation du climat.

Mais leur argument est mensonger. Il fait l’impasse sur les méthodes et les coûts environnementaux de la production des agrocarburants, qui nécessite et de l’eau et de l’énergie.

Or, partout, sur la planète, l’eau potable se fait de plus en plus rare. Un homme sur trois en est réduit à boire de l’eau polluée. 9 000 enfants de moins de dix ans meurent chaque jour de l’ingestion d’une eau impropre à la consommation.

Sur les 2 milliards de cas de diarrhée recensés chaque année dans le monde, 2,2 millions sont mortels. Ce sont surtout les enfants et les nourrissons qui sont frappés. Mais la diarrhée n’est qu’une des nombreuses maladies transmises par l’eau de mauvaise qualité : les autres sont le trachome, la bilharziose, le choléra, la fièvre typhoïde, la dysenterie, l’hépatite, le paludisme, etc. Un grand nombre de ces maladies sont dues à la présence d’organismes pathogènes dans l’eau (bactéries, virus et vers).

Selon l’OMS, dans les pays en développement, jusqu’à 80 % des maladies et plus du tiers des décès sont, du moins partiellement, imputables à la consommation d’une eau contaminée.

Selon l’OMS encore, un tiers de la population mondiale n’a toujours pas accès à une eau saine à un prix abordable, et la moitié de la population mondiale n’a pas encore accès à l’assainissement de l’eau5. Environ 285 millions de personnes vivent en Afrique subsaharienne sans pouvoir accéder régulièrement à une eau non polluée, 248 millions en Asie du Sud sont dans la même situation, 398 millions en Asie de l’Est, 180 millions en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique, 92 millions en Amérique latine et dans les Caraïbes, et 67 millions dans les pays arabes.

Et ce sont, bien entendu, les plus démunis qui souffrent le plus durement du manque d’eau.

Or, du point de vue des réserves en eau de la planète, la production, tous les ans, de dizaines de milliards de litres d’agrocarburants constitue une véritable catastrophe.

Il faut, en effet, 4 000 litres d’eau pour fabriquer 1 litre de bioéthanol.

Ce n’est pas Eva Joly, Noël Mamère voire quelque autre écologiste réputé « doctrinaire » qui l’affirment, mais Peter Brabeck-Letmathe, le président du plus grand trust d’alimentation du monde, Nestlé6. Écoutons Brabeck : « Avec les biocarburants nous envoyons dans la pauvreté la plus extrême des centaines de millions d’êtres humains »7.

Par ailleurs, une étude détaillée de l’OCDE, l’organisation des États industriels, avec siège à Paris, nous livre le résultat de ses calculs sur la quantité d’énergie fossile nécessaire pour produire 1 litre de bioéthanol.

Elle est tout simplement considérable. Et le New York Times de commenter

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sobrement : du fait de la quantité élevée d’énergie que requiert leur fabrication, « les agrocarburants font augmenter le dioxyde de carbone dans l’atmosphère au lieu de contribuer à le diminuer8 ».

Benoît Boisleux, « Impacts des biocarburants sur l’équilibre fondamental des matières premières aux États-Unis », Zurich, 2011.

R. P. White, J. Nackoney, Drylands, People and Ecosystems. A Web Based Geospatial Analysis, Washington, World Resources Institute, 2003.

Communautés dont l’organisation sociale remonte à l’époque précolombienne et qui reprennent aujourd’hui, dans la Bolivie d’Evo Morales, une visibilité.

Sur les causes de la destruction des écosystèmes en Europe, cf. Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global, op. cit. ; cf. aussi l’excellent film du même nom.

Riccardo Petrella, Le Manifeste de l’eau, Lausanne, Éditions Page Deux, 1999. Cf. aussi Guy Le Moigne et Pierre Frédéric Ténière-Buchot, « De l’eau pour demain », Revue française de géoéconomie, numéro spécial, hiver 1997-98.

Peter Brabeck-Letmathe, Neue Zürcher Zeitung, 23 mars 2008.

La Tribune de Genève, 22 août 2011.

« The real cost of biofuel », The New York Times, 8 mars 2008.

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