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Savonarole au bord du Léman

Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 147-152)

Pascal Lamy est le Savonarole du libre-échange.

L’homme est impressionnant de volonté et d’intelligence analytique. Sa position actuelle et sa carrière passée lui confèrent une influence et un prestige dont peu d’autres dirigeants internationaux jouissent aujourd’hui.

L’OMC compte actuellement 153 États membres. Son secrétariat, rue de Lausanne à Genève, emploie 750 fonctionnaires.

Lamy est un homme austère, ascétique, qui court le marathon. Selon ses propres dires, il parcourt chaque année 450 000 kilomètres en avion, supportant apparemment sans problèmes les dérèglements que provoquent, dans le corps humain, les décalages horaires… et les interminables séances nocturnes dont l’OMC est coutumière.

Pascal n’a pas d’états d’âme. À la journaliste qui l’interroge, il déclare :

« Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. Je suis activiste1. »

Lamy est un homme de pouvoir. Seuls les rapports de forces l’intéressent.

Question de la journaliste : « Comme le FMI, vous êtes accusé par une partie de l’opinion publique d’enfoncer les citoyens les plus pauvres des pays pauvres… »

Réponse du directeur général de l’OMC : « Un accord reflète toujours les rapports de forces au moment où il est signé. »

Ancien commissaire européen au commerce extérieur, il a façonné l’OMC dès ses premiers pas. L’un de ses livres, L’Europe en première ligne,

en particulier le chapitre intitulé « Les cent heures de Doha », rend compte de son inlassable combat contre toute forme de contrôle normatif ou social des marchés2.

Sur les ambassadrices et ambassadeurs accrédités auprès de l’OMC, sur ses collaboratrices et collaborateurs, il exerce une fascination évidente. Et comme Savonarole dans la Florence du XVe siècle, Lamy ne laisse rien passer. Il est constamment en éveil, traquant sans pitié les déviants du dogme libre-échangiste. Ses informateurs sont partout.

J’en ai fait moi-même l’expérience. Chaque mois de septembre, animé par l’extraordinaire Jean-François Noblet, se tient dans le petit bourg de L’Albenc, dans les montagnes du Dauphiné, à quelques dizaines de kilomètres de Grenoble, le Festival de la Vie, réunissant les mouvements sociaux, les syndicats, les communautés religieuses de la région. J’y ai pris la parole en septembre 2009.

J’ai critiqué à cette occasion, mais d’une façon mesurée, la stratégie de l’OMC en matière de commerce alimentaire.

Dans le ciel luisait la pleine lune. La grande tente était pleine de monde.

La discussion dura au-delà de minuit. Elle était passionnante.

Mais il y avait un homme (ou une femme) de Pascal Lamy dans l’auditoire.

Le 29 septembre 2009, je reçus de lui la lettre suivante :

« Cher Jean,

« Je prends connaissance avec consternation, une fois de plus, des propos que vous avez tenus lors d’une conférence à L’Albenc, me mettant en cause de manière diffamante : mes actions seraient, selon vous,

“totalement contraires aux intérêts des gens victimes de la famine”. Rien de moins ! L’OMC se hâte de conclure le round de Doha… ce qui équivaudra à tuer plus de gens… ? […]

« Absurde, évidemment ! Les membres de l’OMC négocient depuis huit ans un mandat qu’ils se sont donné, à la demande des pays en voie de développement, d’ouvrir davantage les marchés agricoles, et en priorité ceux des pays développés, auxquels ils veulent pouvoir avoir accès. […]

« Le plus simple, pour vous faire une idée de la réalité, serait de demander au représentant de ces peuples ce qu’ils en pensent. C’est d’ailleurs ce qu’a fait votre successeur, Olivier De Schutter, au cours d’une

discussion dans le comité agricole de l’OMC, et dont le résultat a laissé peu de doutes quant à la position des pays en question. […]

« En espérant que ce rappel à quelques réalités politiques vous évitera à l’avenir des proclamations aussi mensongères, je vous prie de croire, mon cher Jean, etc. »

Je n’ai évidemment pas besoin qu’on me suggère de « consulter » les représentants des États du Sud. De par mes fonctions, je les fréquente quotidiennement. Certains sont mes amis.

Mais Lamy a raison sur un point : peu d’entre eux contestent ouvertement la stratégie de l’OMC en matière de commerce agricole. La raison en est évidente : nombre de gouvernements de l’hémisphère Sud dépendent, pour leur survie, des aides au développement, des capitaux et des crédits d’infrastructure des États occidentaux. Sans les versements réguliers du Fonds européen de développement (FED), par exemple, plusieurs gouvernements d’Afrique noire, des Caraïbes et d’Amérique centrale seraient incapables de payer les salaires de leurs ministres, de leurs fonctionnaires et de leurs soldats douze mois par an.

L’OMC est un club d’États dominateurs et riches. Cette réalité incite à la prudence.

Pascal Lamy évoque l’ouverture des marchés des pays industrialisés aux produits des paysans du Sud. Il y voit la preuve de la volonté de l’OMC de venir en aide aux agriculteurs du tiers-monde.

Mais cette preuve est inopérante : lors de la conférence ministérielle tenue à Cancún en 2003 devait être formalisé l’accord international sur l’agriculture prévoyant, entre autres, l’ouverture des marchés agricoles du Sud aux sociétés multinationales de l’alimentation du Nord en contrepartie de l’accession aux marchés du Nord de certains produits du Sud.

À Cancún, l’ambassadeur brésilien, Luiz Felipe de Seixas Corrêa, organisa la résistance. Les pays du Sud refusèrent l’ouverture de leur marché aux sociétés transcontinentales privées et aux fonds d’États souverains étrangers.

Cancún fut un fiasco complet. Et, à ce jour, l’accord international sur l’agriculture – pièce centrale du cycle de négociations initié à Doha – n’est pas signé.

Car chacun sait bien, au Sud, qu’invoquer, comme le fait Lamy, l’ouverture des marchés agricoles du Nord aux produits du Sud relève de l’illusion3.

1.

2.

Dans la philippique qu’il m’a adressée, Lamy parle de l’élimination des subsides à l’exportation payés par les États riches à leurs paysans. La Déclaration ministérielle de Hong-Kong dit, dans son paragraphe 6 : « Nous convenons d’assurer l’élimination parallèle de toutes les formes de subventions à l’exportation et des disciplines concernant toutes les mesures à l’exportation d’effet équivalent […]. On y procédera d’une manière progressive et parallèle. »

Le problème est que les négociations pour l’élimination des subsides à l’exportation n’ont jamais dépassé le stade des déclarations d’intention.

Les négociations en vue d’un accord international sur l’agriculture sont au point mort. Et les États riches continuent de subventionner massivement leurs paysans. Sur n’importe quel marché africain – à Dakar, Ouagadougou, Niamey ou Bamako –, la ménagère peut ainsi acheter des légumes, des fruits, des poulets de France, de Belgique, d’Allemagne, d’Espagne, de Grèce… à la moitié ou au tiers du prix du produit africain équivalent.

Quelques kilomètres plus loin, les cultivateurs Wolof, Bambara, Mossi, leurs femmes et leurs enfants s’épuisent douze heures par jour, sous un soleil brûlant, sans avoir la moindre chance de s’assurer du minimum vital.

Quant à Olivier De Schutter, mon excellent successeur, Lamy n’a sans doute pas lu le rapport qu’il a écrit après sa mission à l’OMC.

Ce rapport traite essentiellement de l’accord international sur l’agriculture que l’OMC ne parvient pas à conclure depuis l’échec de la conférence de Cancún en 2003. Or, Olivier De Schutter y critique sévèrement la stratégie de l’OMC. Il écrit ainsi : « Si nous souhaitons que le commerce soit propice au développement et qu’il contribue à la réalisation du droit à une alimentation suffisante, il faut reconnaître la spécificité des produits agricoles au lieu de les assimiler à une marchandise comme une autre4. »

La quasi-totalité des ONG et des syndicats paysans, mais aussi de nombreux États du Sud, demandent que l’accord sur le commerce des biens agricoles soit exclu de la compétence de l’OMC et donc du cycle de Doha5.

La nourriture, disent-ils, doit être considérée comme un bien public.

Olivier De Schutter s’est rallié à cette position. Moi aussi.

Sonia Arnal, Le Matin-dimanche, Lausanne, 12 décembre 2010.

Pascal Lamy, L’Europe en première ligne, préface d’Éric Orsenna, Paris, Éditions du Seuil, 2002, notamment p. 147 et suivantes.

3.

4.

5.

Une réserve cependant : pour les 50 pays les moins avancés, il existe des accès exceptionnels pour certains produits aux marchés du Nord.

Olivier De Schutter, « Mission auprès de l’Organisation mondiale du commerce », document ONU A/HRC/10/005/Add 2.

Cf. notamment « Note conceptuelle pour le Forum social mondial (FSM) de février 2011 » à Dakar, rédigée par le comité scientifique présidé par Samir Amin, ainsi que le document présenté par Via Campesina et adopté par l’assemblée plénière du FSM.

Quatrième partie

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