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La faim invisible

Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 42-47)

À côté des êtres détruits par la sous-alimentation, victimes de la faim et recensés dans cette géographie terrifiante, il y a les êtres ravagés par la malnutrition. La FAO ne les ignore pas, mais les recense à part.

La sous-alimentation provient du manque de calories, la malnutrition de la déficience en matière de micronutriments – vitamines et sels minéraux.

Plusieurs millions d’enfants de moins de dix ans meurent de malnutrition aiguë et sévère chaque année1.

Au cours de mon mandat de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, pendant huit ans, donc, j’ai parcouru les territoires de la faim. Sur les hauteurs arides et glacées de la sierra de Jocotán au Guatemala, dans les plaines désolées de Mongolie, au cœur des forêts denses de l’État d’Orisha en Inde, dans les villages frappés par la famine endémique de l’Éthiopie et du Niger, j’ai vu des femmes édentées au teint gris qui, à l’âge de trente ans, paraissent en avoir quatre-vingts, des petits garçons et des petites filles aux grands yeux noirs, étonnés, rieurs, mais dont les bras et les jambes sont aussi minces que des allumettes, des hommes humiliés aux gestes lents, au corps décharné.

Leur déréliction est immédiatement visible. Tous sont les victimes d’un manque de calories.

Les ravages de la malnutrition, en revanche, ne sont pas immédiatement visibles. Un homme, une femme, un enfant peuvent avoir un poids normal et souffrir pourtant de malnutrition, c’est-à-dire de déficiences permanentes

et graves de vitamines et des sels minéraux indispensables à la bonne assimilation des macronutriments. Ces nutriments sont qualifiés de

« micro » parce qu’ils ne sont nécessaires qu’en infime quantité pour permettre au corps de grandir, de se développer et de se maintenir en bonne santé. Mais ils ne sont pas fabriqués par l’organisme et doivent impérativement être apportés par une alimentation variée, équilibrée et de bonne qualité.

Les déficiences en vitamines et en minéraux peuvent en effet entraîner de graves problèmes de santé : une très grande vulnérabilité aux maladies infectieuses, la cécité, l’anémie, la léthargie, la diminution des capacités d’apprentissage, le retard mental, les déformations congénitales, la mort.

Les carences les plus fréquentes sont au nombre de trois : la vitamine A, le fer et l’iode.

Pour désigner la malnutrition, les Nations unies utilisent volontiers l’expression « silent hunger », la « faim silencieuse ». Il arrive pourtant que les victimes crient. Je préfère, pour ma part, parler de « faim invisible », imperceptible à l’œil – fût-il souvent celui du médecin.

Un enfant peut arborer un corps apparemment bien nourri, aux rondeurs ordinaires, au poids correspondant à celui des enfants de son âge… et être quand même rongé par la malnutrition – état dangereux qui, autant que le manque de calories, peut mener à l’agonie, à la mort.

Mais ces décès consécutifs à la malnutrition ne sont pas comptabilisés, on l’a dit, dans les statistiques de la faim de la FAO, qui ne prennent en compte que les kilocalories disponibles.

Pour ce qui concerne les enfants de moins de quinze ans, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) et l’Initiative Micronutriments, une organisation à but non lucratif spécialisée dans les carences, mènent périodiquement, depuis 2004, des enquêtes dont les résultats sont publiés dans des rapports intitulés « Carences en vitamines et en minéraux.

Évaluation globale2 ». Il apparaît qu’un tiers de la population mondiale ne peut pas réaliser son potentiel physique et intellectuel du fait de carences en vitamines et minéraux.

La malnutrition dévaste tout particulièrement la classe d’âge entre zéro et cinq ans.

L’anémie est une des conséquences les plus fréquentes de la malnutrition. Elle est due à la carence en fer. Elle se caractérise notamment par une insuffisance d’hémoglobine. Elle est mortelle, surtout chez les

enfants et les femmes en âge de procréer. Pour les nourrissons, le fer est essentiel : la plupart des neurones du cerveau se forment durant les deux premières années de la vie. L’anémie dérègle, par ailleurs, le système immunitaire.

Environ 30 % des bébés naissent dans les 50 pays les plus pauvres du monde, ou « Pays les moins avancés » (PMA), pour reprendre la terminologie onusienne. Le manque de fer y provoque des dommages irrémédiables. Bien des victimes seront pour la vie des déficients mentaux3.

Dans le monde, toutes les quatre minutes, un être humain perd la vue, devient aveugle, la plupart du temps par déficience alimentaire.

Le manque de vitamine A provoque la cécité. 40 millions d’enfants souffrent d’un manque de vitamine A. 13 millions d’entre eux deviennent aveugles chaque année pour la même raison.

Le béribéri – une maladie qui détruit le système nerveux – est dû au manque prolongé de vitamine B.

L’absence dans la nourriture de vitamine C provoque le scorbut et, pour les enfants en bas âge, le rachitisme.

L’acide folique est indispensable aux femmes enceintes. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime à 200 000 par an les nouveau-nés mutilés par l’absence de ce micronutriment.

L’iode est indispensable à la santé. Près de 1 milliard d’êtres humains – surtout des hommes, des femmes et des enfants vivant dans les campagnes de l’hémisphère Sud, notamment dans les régions de montagnes et de plaines inondables où les sols et l’eau, délavés, ont une trop faible teneur en iode – souffrent d’une carence naturelle d’iode. Quand celle-ci n’est pas compensée, elle provoque des goitres, des troubles sévères de la croissance, des désordres mentaux (crétinisme). Dans le corps des femmes enceintes, et donc dans le fœtus, le manque d’iode est fatal.

Le manque de zinc affecte les facultés motrices et cérébrales. Selon une étude de l’hebdomadaire The Economist, il cause environ 400 000 décès par an4. La déficience en zinc provoque aussi la diarrhée – souvent mortelle – chez les enfants en bas âge5.

Il faut savoir aussi que plus de la moitié des personnes souffrant de carences micronutritionnelles sont affligées de carences cumulatives. Ce qui veut dire qu’elles endurent, à la fois, le manque de plusieurs vitamines et de plusieurs minéraux.

1.

2.

La moitié des décès des enfants de moins de cinq ans dans le monde ont pour cause directe ou indirecte la malnutrition. La grande majorité d’entre eux vivent en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne. Autant dire qu’un très faible pourcentage des enfants mal alimentés ont accès à un traitement : les politiques nationales de la santé, dans nombre d’États du Sud, ne prennent qu’exceptionnellement en compte la malnutrition aiguë et sévère, alors que celle-ci pourrait être traitée moyennant un faible investissement – et sans poser de problèmes thérapeutiques particuliers.

Les centres spécialisés de réalimentation manquent cruellement.

Dans un document de 2008, Action contre la Faim se plaint à juste titre :

« En finir avec la malnutrition enfantine serait facile. Il faut en faire une priorité. Or, la volonté de nombreux États manque6. »

Selon toute probabilité, depuis 2008, la situation a même empiré. En Afrique subsaharienne, par exemple, les services de santé primaire n’ont cessé de se dégrader. Au Bangladesh, où le nombre des enfants mal nourris de moins de dix ans dépasse les 400 000, il n’existe que deux hôpitaux capables d’administrer les soins permettant de ramener à la vie un petit garçon ou une petite fille ravagés par le manque de vitamines et/ou de sels minéraux.

Et puis n’oublions pas que la malnutrition, comme la sous-nutrition, frappe aussi par le biais de la destruction psychologique. Le manque de macro- et de micronutriments, avec son cortège de maladies, génère en effet l’angoisse, l’humiliation permanente, la dépression, l’obsession du jour qui vient.

Comment une mère dont les enfants pleurent de faim le soir, et qui réussit miraculeusement à emprunter un peu de lait à une voisine, va-t-elle les nourrir le lendemain ? Comment ne pas devenir folle ? Quel père incapable de nourrir les siens peut-il ne pas perdre, à ses propres yeux, toute dignité ?

Une famille exclue de l’accès régulier à une nourriture suffisante et adéquate est une famille détruite. Les dizaines de milliers de paysans suicidés de l’Inde ces dernières années incarnent tragiquement cette réalité.

Hans Konrad Biesalski, « Micronutriments, wound healing and prevention of pressure ulcers », Nutrition, septembre 2010.

« Vitamine and Mineral Deficiency. A Global Assessment ».

3.

4.

5.

6.

Hartwig de Haen, « Das Menschenrecht auf Nahrung », conférence, Einbeck-Northheim, 28 janvier 2011.

« Hidden hunger », The Economist, 26 mars 2011.

Enquête du New York Times, 24 novembre 2010, par Nicholas D. Kristof.

Action contre la Faim, « En finir avec la malnutrition, une question de priorité », Paris, 2008.

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Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 42-47)