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La nouvelle sélection

Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 168-171)

Dans le bâtiment vétuste du PAM à Rome se trouvent deux salles où se décide quotidiennement le destin – ou, plus concrètement, la vie ou la mort – de centaines de milliers de personnes.

La première de ces salles, la « salle de situation » (situation room) abrite la banque de données de l’organisation.

La principale force du PAM réside dans sa capacité à réagir au plus vite aux catastrophes et de mobiliser dans un laps de temps minimal les navires, camions et avions chargés d’apporter aux victimes la nourriture et l’eau indispensables à leur survie. Le temps de réaction moyen du PAM est d’environ quarante-huit heures.

Les murs de la « salle de situation » sont tapissés d’immenses cartes géographiques et d’écrans. Sur les tables, longues et noires, s’entassent des cartes météorologiques, des images satellites, etc.

Toutes les récoltes, partout dans le monde, y sont surveillées au jour le jour. Les mouvements des criquets, les tarifs du fret maritime, les cours du riz, du maïs, de l’huile de palme, du mil, du blé, de l’orge au Chicago Commodity Stock Exchange et aux autres bourses de matières premières agricoles du monde, ainsi que quantité d’autres variables économiques sont constamment scrutés, examinés, analysés.

Entre le Vietnam et le port de Dakar, par exemple, le riz reste six semaines en mer. L’évolution des frais de transport joue un rôle crucial. Les variations prévisibles du prix du baril de pétrole constituent un autre

élément dont l’évolution est suivie avec attention par les économistes et spécialistes des assurances et des transports qui occupent la « salle de situation » du PAM.

Ces spécialistes sont d’une très grande efficacité, prêts à livrer toutes les informations nécessaires à la moindre alerte.

L’autre salle stratégique du quartier général du PAM à Rome, bien que moins impressionnante à première vue, et moins animée d’experts en tous genres, est celle de la Vulnerability Analysis and Mapping Unit (VAM). Elle est actuellement dirigée par une femme énergique, Joyce Luma. C’est de là que partent des enquêtes minutieuses qui, sur les cinq continents, identifient les groupes vulnérables.

Joyce Luma est, en quelque sorte, chargée d’établir la hiérarchie de la misère.

Elle travaille avec toutes les autres organisations de l’ONU, les ONG, les Églises, les ministères de la Santé et des Affaires sociales des États, et surtout avec les directeurs régionaux et locaux du PAM.

Au Cambodge, au Pérou, au Bangladesh, au Malawi, au Tchad, au Sri Lanka, au Nicaragua, au Pakistan, au Laos, etc., elle sous-traite à des ONG locales les enquêtes de terrain. Munis de questionnaires détaillés, les enquêteurs (plus souvent des enquêtrices) vont de village en village, de bidonville en bidonville, de hameau en hameau, interrogeant les chefs de famille, les personnes isolées, les mères célibataires sur leur revenu, leur emploi, leur situation alimentaire, les maladies ravageant le foyer, les carences en eau, etc.

Généralement, les questionnaires comportent entre 30 et 50 questions, toutes élaborées à Rome.

Une fois remplis, les questionnaires reviennent à Rome et sont exploités par Joyce Luma et son équipe.

Elie Wiesel est certainement l’un des plus grands écrivains de notre temps. Il est lui-même un survivant des camps d’Auschwitz-Birkenau et de Buchenwald. Il a mis en évidence avec une particulière clarté la contradiction presque insurmontable affectant tout discours sur les camps d’extermination. D’un côté, les camps nazis relèvent d’un crime si monstrueux qu’aucune parole humaine n’est réellement capable de l’exprimer : parler d’Auschwitz, c’est banaliser l’indicible. Mais, d’un autre côté, s’impose le devoir de mémoire : tout, même le crime le plus monstrueux, peut à tout moment se reproduire. Il faut donc en parler,

avertir, alerter du danger de rechute les générations qui n’ont pas connu l’indicible.

Au cœur de l’horreur nazie, il y a eu la sélection. La rampe d’Auschwitz était le lieu où, en un clin d’œil, se décidait le destin de chaque nouvel arrivant : à gauche ceux qui allaient mourir, à droite ceux qui, pour un temps incertain, jouiraient de la survie.

La sélection est également au cœur du travail de Joyce Luma. Comme les moyens du PAM se sont effondrés et que la nourriture disponible est désormais insuffisante pour répondre aux millions de mains qui se tendent, il faut bien choisir.

Joyce Luma tente d’être juste. Par tous les moyens techniques à la disposition de la plus grande organisation humanitaire du monde, elle s’efforce d’identifier, dans chacun des pays ravagés par la faim, les personnes les plus affligées, les plus vulnérables, les plus immédiatement en danger d’anéantissement. Resteront en rade les personnes et les groupes de personnes qui, par malchance, ne relèvent pas de la catégorie des

« extrêmement vulnérables », mais n’en appartiennent pas moins à des populations menacées de sous-alimentation grave – et donc de mort prochaine, quoique différée.

Joyce Luma, cette femme rayonnante d’humanité et de compassion, décide de qui va vivre et de qui va mourir. Elle aussi pratique la sélection, même si elle le fait, et cela interdit toute comparaison avec l’horreur nazie, au nom d’une nécessité objective imposée au PAM.

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Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 168-171)