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Un bien encombrant cercueil

Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 113-118)

Au Brésil, en 1961, João Goulart, candidat du Parti des travailleurs brésiliens (PTB), fut élu président de la république. Il engagea aussitôt une série de réformes avec, comme priorité, la réforme agraire.

Il nomma Josué de Castro ambassadeur auprès du siège européen des Nations unies à Genève.

C’est là que je l’ai connu. À première vue, il présentait tous les traits du bourgeois du Pernambouc, jusqu’à l’élégance discrète de ses vêtements.

Derrière ses fines lunettes brillait un sourire ironique. Sa voix était douce. Il était chaleureux mais tout en retenue, très sympathique, manifestement habité par la rectitude morale.

Castro s’est avéré être un chef de mission efficace et consciencieux, mais peu enclin aux mondanités diplomatiques. Ses deux filles, Anna-Maria et Sonia, et son fils Josué fréquentaient l’école publique genevoise.

Cette nomination à Genève lui a certainement sauvé la vie.

En effet, lorsque, le 9 avril 1964, le général de corps d’armée Castelo Branco, téléguidé par le Pentagone, détruisit la démocratie brésilienne, la première liste des « ennemis de la patrie » publiée par les putschistes comportait en tête les noms de João Goulart, Leonel Brizola1, Francisco Julião, Miguel Arraes et Josué de Castro.

À l’aube du 10 avril 1964, les parachutistes investirent le palais gouvernemental de Recife. Miguel Arraes était déjà au travail. Il fut enlevé et disparut. Une immense vague de solidarité internationale contraignit ses bourreaux à le libérer. Comme Castro et Julião, Arraes était devenu, dans toute l’Amérique latine, un symbole de la lutte contre la faim.

S’ensuivirent dix ans d’exil, d’abord en France, puis en Algérie. Je revis Arraes en 1987. Dès la fin de la dictature, il avait été réélu gouverneur du Pernambouc. Il avait aussitôt repris le travail là où il l’avait laissé vingt ans auparavant. De sa voix rauque, à peine audible, il me dit : « J’ai retrouvé tous les anciens problèmes… multipliés par dix. »

Quant à Francisco Julião, il avait plongé dans la clandestinité au matin même du coup d’État. Dénoncé, il fut arrêté à Petrolina, à la frontière des États du Pernambouc et de Bahia. Atrocement torturé, il survécut et fut libéré. Il mourut en exil, au Mexique2.

De 1964 à 1985, cette dictature militaire barbare, cynique et efficace, a ravagé le Brésil. Une succession de généraux et de maréchaux, tous plus sanguinaires et stupides les uns que les autres, a gouverné ce peuple merveilleux et rebelle.

À Rio de Janeiro, les tortionnaires des services secrets des Forces aériennes officiaient au centre de la ville, dans les hangars de la base aérienne Santos-Dumont. Ceux des services de la Marine martyrisaient les étudiants, les professeurs et les syndicalistes enlevés au sous-sol de l’état-major de la Marine, une vaste bâtisse blanche de huit étages sise à quelques centaines de mètres de la Praça Quince et de l’Université Candido Mendes.

Chaque nuit, les commandos de l’armée, munis de listes de suspects, circulaient en civil aussi bien dans les quartiers de Flamengo, Botafogo et Copacabana que dans les interminables et misérables faubourgs de la Zona Norte, où s’étendent les quartiers ouvriers et la mer de cabanes sur pilotis des favelas.

Mais de l’embouchure de l’Amazone à la frontière uruguayenne, la résistance était active.

Les Ligues paysannes, les syndicats agricoles et industriels, les partis et les mouvements de gauche furent tous anéantis par les services secrets et les commandos de la dictature. Seuls subsistèrent au combat clandestin quelques groupes de résistance armés actifs dans les campagnes, comme le VAR-Palmarès, dont faisait partie l’actuelle présidente du Brésil, Dilma Rousseff3.

Quatorze pays offrirent à Josué de Castro de l’accueillir. Il choisit la France.

Il fut à Paris l’un des fondateurs du Centre universitaire expérimental de Vincennes, aujourd’hui Université Paris-VIII à Saint-Denis. Il y enseigna dès la rentrée de 1969.

Il ne ralentit pas son action internationale. Malgré l’opposition des généraux au pouvoir à Brasilia, les Nations unies continuèrent à lui offrir leur tribune.

En 1972, Castro prononça le discours inaugural de la Première conférence mondiale sur le milieu naturel à Stockholm. Ses thèses sur l’agriculture vivrière familiale, au service exclusif des besoins de la population, inspirèrent fortement la résolution finale et le plan d’action de cette toute première rencontre onusienne sur l’environnement.

Josué de Castro mourut d’un arrêt du cœur dans son appartement parisien, au matin du 24 septembre 1973, à l’âge de soixante-cinq ans.

La cérémonie funéraire eut lieu en l’église de la Madeleine. Ses enfants ayant négocié – difficilement – le retour de leur père en terre brésilienne, l’avion se posa à l’aéroport de Guararapes, à Recife. Une foule immense l’attendait.

Mais personne ne put accéder au cercueil. Les environs immédiats étaient bouclés par des milliers de policiers antiémeutes, des parachutistes et des soldats.

Tel était le rayonnement du défunt dans le cœur des Brésiliens : les dictateurs craignaient son cercueil comme la peste.

Josué de Castro est aujourd’hui enterré au cimetière São João Batista à Rio de Janeiro.

André Breton écrit : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable cessent d’être perçus comme contradictoires. »

La vie de Josué de Castro confirme cette hypothèse.

Né catholique, il n’était pas pratiquant. Mais croyant. Croyant au-delà des dogmes.

Une relation orageuse, mais marquée par le respect mutuel, a lié Josué de Castro à Gilberto Freyre, seigneur de la Casa Amarella4, auteur du célèbre Casa-Grande e Senzala5. Freyre, plutôt conservateur, trouva du bon

à la dictature militaire… du moins jusqu’à l’Acte institutionnel n° 5, promulgué à Noël 1968, qui abolit définitivement les dernières libertés démocratiques.

Freyre était le protecteur de la plus réputée des maisons d’umbanda de Recife, le Terreiro de Sieu Antonio, dans le quartier du Coq.

L’umbanda est un culte bâtard. Il mêle des mythes, des rites et des processions hérités du candomblé nagô-yoruba à des traditions spiritistes d’inspiration kardéciste6.

En sociologue passionné, Castro partageait complètement le point de vue de Roger Bastide, à savoir que la tâche du sociologue est d’« explorer toutes les façons qu’ont les hommes d’être des hommes ». Or, les cultes importés d’Afrique, et qui avaient persisté dans l’esclavage, l’umbanda comme le candomblé, avaient été tenus dans un grand mépris (raciste) par les classes dirigeantes blanches.

Castro s’intéressait ardemment aux cosmogonies et aux cultes populaires. Guidé par Freyre, il fréquenta avec assiduité le Terreiro du Coq.

J’ai connu ce terreiro au début des années 1970 grâce à Roger Bastide7. La nuit tropicale était gonflée de toutes les odeurs de la terre. Le son lointain des tambours roulait comme un tonnerre étouffé dans le ciel. Nous avons dû marcher longtemps dans les ruelles agitées d’ombres, sans éclairage, de l’immense quartier du Coq.

Le gardien reconnut Bastide. Il appela Sieu Antonio. Bastide palabra. Je pus entrer.

Devant l’autel, des femmes et des jeunes filles noires, vêtues de blanc, tournaient interminablement en leur ronde obsédante jusqu’à ce que la transe les saisît et que, dans le silence de l’assistance, retentît la voix de Xango.

L’univers de l’umbanda déborde de mystères, d’étranges hasards, de coïncidences.

Faut-il en voir quelques signes dans ce qui suit ?

Le 17-18 janvier 2009, l’Université de Paris-VIII fêtait ses quarante ans d’existence. L’Université de Vincennes, à Saint-Denis, est certainement, après la Sorbonne, la plus connue des universités françaises à l’étranger, la plus prestigieuse vue des pays du Sud. Comme le dit son président, Pascal Binczak, c’est une « Université-Monde ».

Née de la révolte de mai 1968, incarnant l’esprit d’ouverture et de critique radicale du mouvement étudiant, Paris-VIII a délivré, depuis sa

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création, plus de deux mille doctorats, dont la moitié a été conférée à des hommes et à des femmes venus d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie.

Álvaro García Linera, l’actuel vice-président de la Bolivie, Marco Aurélio Garcia, conseiller en politique étrangère de la présidence du Brésil, Fernando Henrique Cardoso, ancien président brésilien, et sa femme Ruth Cardoso y ont enseigné ou étudié.

Paris-VIII avait décidé de célébrer cet anniversaire par un colloque international dédié à Josué de Castro et au centième anniversaire de sa naissance. Je fus invité à y prendre la parole et reçus ce jour-là – sur proposition d’Alain Bué et de sa collègue Françoise Plet – un doctorat honoris causa.

Et puis ceci. C’est Olivier Bétourné, alors jeune éditeur aux Éditions du Seuil, qui a assuré, au début des années 1980, la réédition en France de Géographie de la faim. Or, c’est précisément Olivier Bétourné, aujourd’hui président des Éditions du Seuil, qui a eu l’idée du présent livre. Pour réactiver le combat.

Leonel Brizola avait épousé la sœur de João Goulart. Il était comme lui un dirigeant du PTB et, à la veille du coup d’État, gouverneur du Rio Grando do Sul et député fédéral.

Brizola et Goulart réussirent à échapper à leur arrestation en rejoignant l’Uruguay.

Dilma Rousseff fut arrêtée, torturée pendant des semaines, par les agents du DOPS (Département des opérations policières spéciales). Elle ne « donna » aucun de ses camarades.

VAR-Palmarès signifie Vanguardia armada revolucionaria-Palmarès (Avant-garde armée révolutionnaire-Palmarès).

Palmarès était le nom d’un quilombo – une république d’esclaves insurgés – dans l’État de Espiritu Santo, au XVIIIe siècle.

Sa maison à Recife.

Paru en français sous le titre Maîtres et Esclaves, traduit par Roger Bastide, avec une préface de Lucien Febvre, Paris, Gallimard, 1963.

Allan Kardec, fondateur en France d’une école spiritiste qui a essaimé au Brésil au

XIXe siècle.

Jean Ziegler, Les Vivants et la Mort, Paris, Éditions du Seuil, 1975, Points, 1978 et 2004.

Troisième partie

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