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Quand le libre-échange tue

Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 143-147)

À Hong-Kong, en décembre 2005, lors d’une conférence ministérielle visant à relancer le cycle des négociations entamé à Doha en 2001, et bloqué depuis lors, l’OMC s’attaqua à la gratuité de l’aide alimentaire. Elle déclara qu’il était inacceptable que le PAM et d’autres organisations distribuassent gratuitement – dans les camps de réfugiés, les villages ravagés par les sauterelles, les hôpitaux où agonisent les enfants sous-alimentés – du riz, de la pâte de farine, des galettes, du lait… grâce aux surplus agricoles fournis au PAM par des États donateurs.

Selon l’OMC, cette pratique pervertissait le marché. Tout transfert commercial d’un bien devait avoir un prix. L’OMC demanda donc que l’aide en nature que les donateurs fournissaient au PAM fût désormais taxée à sa juste valeur. En bref, le PAM ne devait plus accepter des dons en nature provenant de la surproduction agricole des pays donateurs, et ne devait distribuer désormais que des aliments achetés sur le marché.

Grâce notamment à Daly Belgasmi, directeur du Bureau genevois du PAM, et à Jean-Jacques Graisse, directeur des opérations, la réaction du PAM fut vigoureuse.

« Une veuve du sida en Zambie, avec ses six enfants mineurs, ne se soucie pas de savoir si l’aide alimentaire qu’elle reçoit provient d’un don en nature effectué par un donateur du PAM ou d’une contribution monétaire de ce donateur. Tout ce qu’elle veut c’est que ses enfants vivent et n’aient pas besoin de mendier leur nourriture… L’Organisation mondiale de la santé

nous apprend que, sur notre Terre, la sous-alimentation et la faim constituent les risques les plus importants pour la santé. Chaque année, la faim tue plus d’êtres humains que le sida, la tuberculose, la malaria et toutes les autres épidémies prises ensemble… L’OMC est un club de riches. […]

« Le débat qu’elle mène n’est pas un débat sur la faim, mais un débat sur les avantages commerciaux […]. Est-il tolérable de réduire les aides alimentaires pour des mères et des enfants affamés qui ne jouent aucun rôle sur le marché mondial, au nom du libéralisme économique1 ? »

Et le PAM de conclure : « Nous voulons que le commerce mondial soit doté d’une conscience. »

À Hong-Kong, les pays de l’hémisphère Sud se dressèrent contre les puissances dominantes de l’OMC. La proposition de taxation de l’aide alimentaire fut balayée. Pascal Lamy et les siens furent battus à plate couture.

L’OMC subit une autre défaite encore. Cette fois-ci, de la main de l’Inde.

La jurisprudence de la Cour suprême protégeant le droit à l’alimentation est hors d’atteinte pour l’OMC. L’Inde est, certes, membre de l’OMC. Mais les statuts de l’organisation ne créent d’obligations qu’au pouvoir exécutif de l’État membre, pas au pouvoir judiciaire. Or, l’Inde est une grande et vivante démocratie : elle vit sous le régime de la séparation des pouvoirs.

D’un autre côté, le Public Distribution Service (PDS)2 indien relève, lui, du pouvoir exécutif. De quoi s’agit-il ?

En 1943, une effroyable famine avait fait plus de 3 millions de morts au Bengale. L’occupant anglais avait vidé les greniers, réquisitionné les récoltes pour envoyer la nourriture confisquée aux armées britanniques combattant les troupes japonaises en Birmanie et sur d’autres fronts d’Asie3.

Depuis lors, le Mahatma Gandhi avait fait de la lutte contre la faim la priorité absolue de son combat. Le Pandit Nehru, Premier ministre de l’Inde souveraine, reprit ce combat.

Aujourd’hui, si, dans l’un des 6 000 districts du pays, une personne meurt de faim, le District Controller est immédiatement révoqué.

Ce fait me rappelle une nuit d’août 2005 à Bhubaneswar, la magnifique capitale de l’État d’Orissa, au bord du golfe du Bengale. Chacune de mes

missions prévoyait impérativement des rencontres avec des représentants des mouvements sociaux, des communautés religieuses, des syndicats et des mouvements de femmes. À Bhubaneshwar, Pravesh Sharma, au nom de l’International Fund for Agricultural Development (IFAD / Fonds international pour le développement agricole) en Inde, était chargé d’organiser ces rencontres4.

Plus de 40 % des paysans indiens sont des paysans sans terre, des sharecroppers, des travailleurs migrants qui vont de récolte en récolte.

L’IFAD travaille surtout avec ces sharecroppers. La misère qui les accompagne est sans fond.

Sharma nous présenta deux femmes portant des saris brun délavé, au regard triste, mais à la détermination intacte : elles avaient chacune perdu un enfant par la faim.

Mes collaborateurs et moi les écoutâmes longuement, en prenant des notes et en posant des questions. La rencontre avait lieu loin de notre hôtel et loin des bureaux locaux de l’ONU, dans un local de banlieue.

Trois jours plus tard, dans le hall de départ de l’aéroport de Bhubaneshwar, un officier de police m’intercepta. Dépêchée par le Premier ministre, une délégation m’attendait dans un salon. Elle était conduite par P. K. Mohapatra, le directeur local de la Food Corporation of India (FCI).

Pendant trois heures, les cinq hommes et trois femmes composant la délégation tentèrent de me persuader, documents et certificats médicaux à l’appui, que les deux enfants n’étaient pas morts de faim, mais d’une infection. À l’évidence, plusieurs de ces fonctionnaires jouaient leur tête.

La Food Corporation of India administre le Public Distribution System (PDS). Dans chaque État membre de l’Union, elle entretient d’immenses dépôts. Elle achète le blé au Punjab et le stocke aux quatre coins de l’Inde.

Sur tout le territoire national, elle gère plus de 500 000 magasins. Les assemblées des villages et des quartiers urbains dressent les listes de bénéficiaires. Chaque famille bénéficiaire reçoit une carte de légitimation.

Il existe trois catégories de bénéficiaires : les APL, les BPL et les Anto.

APL signifie « Above the Poverty Line » (tout juste au-dessus du seuil de pauvreté, du minimum vital), BPL « Below the Poverty Line » (en dessous du minimum vital), Anto, terme hindi, désigne les victimes de la faim aiguë.

Pour chacune des trois catégories, il existe un prix de vente spécifique.

Une famille de 6 personnes a droit à 35 kilogrammes de blé et 30 kilogrammes de riz par mois.

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En 2005, pour une famille BPL, les prix étaient les suivants : 5 roupies pour 1 kilogramme d’oignons ; 7 roupies pour 1 kilogramme de pommes de terre ; 10 roupies pour 1 kilogramme de céréales5.

Il faut savoir que le salaire minimum en milieu urbain était, en 2005, de 58 roupies par jour.

Il est vrai qu’environ 20 % des stocks du PDS sont régulièrement vendus sur le marché libre. Certains ministres et fonctionnaires font des fortunes avec ces détournements. La corruption est endémique.

Il n’en reste pas moins que des centaines de millions de personnes extrêmement pauvres profitent du PDS. Les prix payés dans les Food stores de la Food Corporation of India (FCI) étant – selon les catégories des bénéficiaires – plusieurs dizaines de fois inférieurs aux prix du marché, les grandes famines ont été éradiquées en Inde.

De plus, le système PDS améliore le sort des enfants.

Il existe, en effet, en Inde plus de 900 000 centres spécialisés pour l’alimentation infantile, les Integrated Child Development-Centers (ICD).

Selon l’UNICEF, plus de 40 des 160 millions d’enfants indiens en dessous de cinq ans sont gravement et en permanence sous-alimentés. À une partie d’entre eux, les ICD procurent une alimentation thérapeutique, des vaccins et des soins sanitaires.

Or, les ICD sont approvisionnés par la FCI (Food Corporation of India).

Dans la lutte contre le fléau de la faim, le PDS joue donc un rôle crucial.

Si l’OMC a entrepris de supprimer le PDS, c’est que son existence et son fonctionnement sont effectivement contraires aux statuts de l’organisation.

Un sikh portant un imposant turban noir, et dont l’énergie est inépuisable, Hardeep Singh Puri, ambassadeur indien à Genève, a combattu d’arrache-pied ce projet d’abolition. Il disposait à New Delhi de deux alliés tout aussi déterminés que lui : son propre frère, Manjeev Singh Puri, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, et le ministre de l’Agriculture, Sharad Pawar. Ensemble, ils ont sauvé le PDS et ont mis l’OMC en échec.

Mémorandum du PAM, 8 décembre 2005.

Service de distribution publique.

Jean Drèze, Amartya Sen, Athar Hussain, Political Economy of Hunger, Oxford, Clarendon Press, 1995.

L’IFAD a son siège à Rome.

1 roupie = moins de 10 centimes d’euro (change de 2005).

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