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Les enfants de Crateùs

Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 61-64)

Les États du Nordeste brésilien occupent 18 % du territoire national et abritent 30 % de la population totale du pays. La majeure partie du territoire est composée de la zone semi-aride du Sertão, qui étend sur 1 million de kilomètres carrés sa savane inculte et poussiéreuse, parsemée d’épineux, trouée ici et là de mares, coupée de quelques fleuves. Le soleil y est incandescent, la chaleur torride toute l’année.

Vêtus de leurs habits de cuir, les vaqueros à cheval veillent sur des troupeaux de plusieurs milliers de vaches chacun, appartenant à des fazendeiros, ces grands propriétaires descendant souvent des familles issues de l’ancienne vice-royauté lusitanienne du Brésil.

Crateùs est une municipalité du sertão de l’État du Ceará. Elle couvre plus de 2 000 kilomètres carrés et regroupe, essentiellement en ville, 72 000 habitants.

À la lisière des grandes fazendas et dans la banlieue misérable de la ville se dressent les cahutes des « boia frio » et de leurs familles : les travailleurs sans terre.

Chaque matin, y compris le dimanche, les boia frio affluent sur la place centrale de Crateùs. Les feitores, contremaîtres des grands propriétaires, parcourent la foule famélique. Ils choisissent ceux d’entre les travailleurs qui seront engagés, pour un jour ou une semaine, pour assurer le creusement d’un canal d’irrigation, l’établissement d’une clôture ou tout autre travail sur la fazenda.

Avant que l’homme ne quitte sa masure à l’aube pour se vendre sur la place, la femme a préparé sa gamelle : un peu de riz, des haricots noirs, des pommes de terre. S’il a la chance d’être engagé, son mari devra travailler comme un bœuf (boia en brésilien). Il mangera froid (frio). S’il est refusé, il restera sur place, trop honteux pour rentrer à la maison. Sous le grand séquoia, il attendra, attendra et attendra encore…

Un boia frio du Ceará gagne en moyenne 2 reais par jour, soit un peu moins de 1 euro. Après 2003, le premier gouvernement de Luiz Inácio Lula da Silva a fixé le salaire minimum rural journalier à 22 reais. Mais très rares sont les fazendeiros du Ceará qui respectent la loi de Brasilia.

Pendant des décennies, Crateùs a été la résidence d’un évêque exceptionnel : Dom Antônio Batista Fragoso.

Ma toute première visite à Crateùs, dans les années 1980, en compagnie de ma femme, a tenu de l’opération semi-clandestine. Comme Dom Hélder Câmara, évêque d’Olinda et de Recife, au Pernambouc, Dom Fragoso était un partisan déterminé de la théologie de la libération. Dans ses sermons et sa pratique sociale, il défendait les boia frio. Les officiers du Premier régiment d’infanterie de la troisième armée stationnée à Crateùs et les grands propriétaires des alentours le haïssaient. Plusieurs attentats avaient été organisés contre lui. Par deux fois les pistoleros des latifundiaires avaient manqué de peu leur cible.

Bernard Bavaud et Claude Pillonel, deux prêtres suisses liés à Dom Fragoso, avaient préparé notre visite. Et nous voilà à la tombée de la nuit, Rua Firmino Rosa n° 1064, devant une modeste maison servant de siège à l’évêché1. Fragoso était un petit homme dur du Nordeste à la peau mate, au sourire rayonnant. Il nous accueillit dans un français parfait. Sa chaleureuse simplicité me fit aussitôt penser à l’évêque des Misérables de Victor Hugo, le « Monseigneur Bienvenu » des pauvres de Digne.

Le lendemain matin, Dom Fragoso nous conduisit sur un terrain vague à quelque 3 kilomètres des dernières cahutes de la ville. « Le champ de mort des enfants anonymes », nous dit-il.

En y regardant de plus près, nous y découvrîmes des dizaines de rangées de petites croix de bois peintes en blanc. L’évêque expliqua. Selon la loi brésilienne, chaque naissance devait être enregistrée auprès de la prefeitura, la mairie. Mais l’enregistrement était payant et les boia frio n’avaient pas l’argent nécessaire. De toute façon, un grand nombre de ces enfants mouraient peu après leur naissance des suites de la sous-alimentation fœtale

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2.

ou parce que leur mère, sous-alimentée, ne pouvait pas les nourrir au sein.

Bref, nous dit Dom Fragoso : « Ils viennent au monde pour mourir. »

Les enfants des boia frio n’étant pas enregistrés à la mairie, ils étaient inconnus de l’état civil. Celui-ci ne pouvait donc pas délivrer de permis d’inhumer. Et sans ce document civil, l’Église ne pouvait pas enterrer les enfants au cimetière…

Dom Fragoso avait trouvé une solution en marge de la loi. Avec les deniers de l’évêché, il avait acheté ce terrain vague. Il y enterrait chaque semaine les « enfants venus au monde pour mourir ».

Ce matin-là, un ami de Bernard Bavaud et Claude Pillonel nous accompagnait : Cicero, un paysan vivant sur un minuscule lopin en plein sertão.

C’était un grand homme sec comme le paysage alentour, comme sa femme et les nombreux enfants qui se terraient dans sa cabane en branchage et en pisé où nous ferions leur connaissance le lendemain. Il nous montrerait alors sa terre de posseiro – à peine 1 are –, où poussaient quelques plants de maïs et où vaquait un cochon. Il nous raconterait comment, périodiquement, les vaqueros du maître envoyaient leurs vaches paître à l’intérieur de sa clôture, ravageant son maigre jardin. Il nous dirait aussi qu’il était analphabète, ce qui ne l’empêchait pas d’écouter Radio Tirana2, qu’il rêvait de révolution…

Le soleil était déjà haut dans le ciel. Erica et moi restâmes silencieux, immobiles, au bord du camp constellé de petites croix. Cicero s’aperçut de notre émotion. Il tenta de nous consoler : « Ici, chez nous au Ceará, nous enterrons ces petits avec leurs yeux ouverts pour qu’ils trouvent plus facilement leur chemin vers le ciel. »

Le ciel est beau au Ceará, toujours piqué de jolis nuages blancs.

Comme tous les grands diocèses du Brésil, celui de Crateùs possède un palais épiscopal somptueux. Dès sa nomination, en 1964, Fragoso refusa d’y résider. Natif d’un bourg à l’intérieur de l’État de Paraíba, Dom Antônio Batista Fragoso est mort en 2006, à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

À l’époque d’Enver Hoxha, Radio Tirana arrosait littéralement le monde entier dans de nombreuses langues, y compris le portugais.

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