• Aucun résultat trouvé

Malthus et la sélection naturelle

Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 83-88)

Jusqu’au milieu du siècle passé, la faim était frappée de tabou. Le silence recouvrait les charniers. Le massacre était fatal. Comme la peste au Moyen Âge, la faim était considérée comme un fléau invincible, de telle nature que la volonté humaine ne parviendrait jamais à l’endiguer.

Plus qu’aucun autre penseur, Thomas Malthus a contribué à cette vision fataliste de l’histoire de l’humanité. Si la conscience collective européenne, à l’aube de la modernité, est restée sourde et aveugle au scandale de la mort par la faim de millions d’êtres humains, si elle a même cru deviner dans ce massacre quotidien une judicieuse forme de régulation démographique, c’est en grande partie à lui que nous le devons – et à sa grande idée de

« sélection naturelle ».

Malthus était né le 4 février 1766 à Rookery, modeste bourg du comté de Surrey, dans le sud-est de l’Angleterre. Son père était avocat, sa mère la fille d’un pharmacien prospère.

Le 3 septembre 1783, dans un petit hôtel de la rue Jacob à Paris, fut signé, entre l’ambassadeur du Congrès américain Benjamin Franklin et l’envoyé du roi George III, le traité de Paris consacrant l’indépendance des États-Unis d’Amérique. La perte de cette colonie nord-américaine eut, en Angleterre, des répercussions considérables.

L’aristocratie rentière, qui tirait ses revenus des plantations américaines et du commerce colonial, perdit une grande partie de son pouvoir économique et fut supplantée par la bourgeoisie industrielle en pleine expansion. D’immenses usines – dédiées notamment à l’industrie textile – furent édifiées. Du mariage entre le charbon et le fer surgit une puissante industrie sidérurgique. Des millions de paysans et leurs familles affluèrent alors dans les villes.

Malthus avait fait des études brillantes au Jesus College de Cambridge, y avait enseigné la morale pendant trois ans, puis était devenu pasteur de l’Église anglicane et s’était assuré d’une charge de vicaire dans son Surrey natal, à Albury.

Mais il avait découvert à Londres le spectacle révoltant de la misère. Les déracinés devenus sous-prolétaires industriels souffraient de la faim. Ayant perdu leurs repères sociaux, beaucoup sombraient dans l’alcoolisme. Il ne devait jamais oublier ces mères de famille au visage blême, marqué par la sous-alimentation, ces enfants mendiants. Mais aussi la prostitution, les taudis.

Une obsession l’envahit. Comment nourrir ces masses de prolétaires, leurs enfants innombrables, sans mettre en danger l’approvisionnement en nourriture de la société toute entière ?

Avant même la rédaction de son fameux Essai sur le principe de population, les prémices de l’œuvre de sa vie transparaissent dans un premier écrit. Il observe « la population et la nourriture […] qui courent toujours l’une après l’autre ». Il note : « Le problème principal de notre temps est le problème de la population et de sa subsistance. » Ou encore :

« C’est la tendance commune, constante de tous les êtres vivants que les hommes ont à accroître leur espèce au-delà des ressources de nourriture dont ils peuvent disposer1. »

En 1798 parut son célèbre Essai sur le principe de population dans la mesure où il affecte l’amélioration future de la société (An Essay on the Principle of Population, as it Affects the Future Improvement of Society)2. Sa vie durant, Malthus devait périodiquement retravailler l’ouvrage, l’enrichir, en récrire des chapitres entiers, jusqu’à sa dernière version publiée un an avant sa mort, en 1833.

La thèse centrale du livre est organisée autour d’une contradiction qu’il juge insurmontable :

« Dans le règne végétal et dans le règne animal, la nature a répandu d’une main libérale, prodigue, les germes de vie. Mais en comparaison, elle a été avare de place et de nourriture. S’ils avaient assez d’aliments et de surface pour se développer librement, les germes d’existence contenus dans notre petit bout de terre suffiraient pour remplir des millions de monde en l’espace de seulement quelques milliers d’années. Mais la Nécessité, cette loi impérieuse et tyrannique de la nature, les cantonne dans les bornes prescrites. Le règne végétal et le règne animal doivent se restreindre pour ne pas excéder ces limites. Même la race humaine, malgré tous les efforts de sa Raison, ne peut échapper à cette loi. Dans le monde des végétaux et des animaux, celle-ci agit en gaspillant les germes et en répandant la maladie et la mort prématurée : chez l’homme, elle agit par la misère. »

Pour le pasteur Malthus, la « loi de la Nécessité » est l’autre nom de Dieu.

« D’après cette loi de population – qui tout exagérée qu’elle puisse paraître (étant énoncée de cette manière) est, j’en suis bien convaincu, la plus en rapport avec la nature et la condition de l’homme, il est évident qu’il doit exister une limite à la production de la subsistance et de quelques autres articles nécessaires à la vie. À moins d’un changement total dans l’essence de la nature humaine et dans la condition de l’homme sur la Terre, la totalité des choses nécessaires à la vie ne pourra jamais être fournie en aussi grande abondance. Il serait difficile de concevoir un présent plus funeste et plus propre à plonger l’espèce humaine dans un état irréparable d’infortune que la facilité illimitée de produire de la nourriture dans un espace borné […].

« Le Créateur bienfaisant, qui connaît les besoins et les nécessités de ses créatures d’après les lois auxquelles il les a assujetties, n’a pas – dans sa miséricorde – voulu nous donner toutes les choses nécessaires à la vie en aussi grande abondance. Mais si l’on admet (et on ne saurait s’y refuser) que l’homme enfermé dans un espace limité voit que son pouvoir de produire du blé a des bornes, dans ce cas la valeur de la quantité de terre dont il se trouve réellement en possession dépend du peu de travail nécessaire pour l’exploiter comparativement au nombre de personnes que cette terre peut nourrir. »

Cette théorie a prévalu depuis lors, et résiste encore aujourd’hui dans une partie de l’opinion publique : la population croît sans cesse, la nourriture et la terre qui la produit sont limitées. La faim réduit le nombre

des hommes. Elle garantit l’équilibre entre leurs besoins incompressibles et les biens disponibles. D’un mal, Dieu ou la Providence (voire la Nature) font un bien.

Pour Malthus, la réduction de la population par la faim était la seule issue possible pour éviter la catastrophe économique finale. La faim relevait donc de la loi de la nécessité.

L’Essai sur le principe de population contient, par voie de conséquence, des attaques virulentes contre les « lois sociales », les timides tentatives du gouvernement britannique d’alléger – par une assistance publique rudimentaire – le sort terrible fait aux familles prolétaires des villes.

Malthus écrit : « Si un homme ne peut pas vivre de son travail, tant pis pour lui et pour sa famille. » Plus loin : « Le pasteur doit avertir les fiancés : si vous vous mariez, si vous procréez, vos enfants n’auront aucune aide de la société. »

Encore Malthus : « Les épidémies sont nécessaires. »

Au fur et à mesure que Malthus progresse dans la rédaction de son livre, le pauvre devient son pire ennemi : « Les lois sociales sont nuisibles […].

Elles permettent aux pauvres d’avoir des enfants […]. La peine prononcée par la nature : le besoin […]. Il faut qu’il [le pauvre] sache que les lois de la nature, qui sont les lois de Dieu, l’ont condamné à souffrir, lui et sa famille. »

Encore Malthus : « Les taxes paroissiales sont écrasantes [pour les pauvres] ? Tant pis. »

Une telle théorie ne pouvait aller sans différencialisme racial. Dans son livre, Malthus fait en effet le tour des peuples du monde. Des Indiens d’Amérique du Nord, il dit par exemple : « Ces peuples chasseurs sont comme les bêtes de proie auxquelles ils ressemblent. »

L’Essai sur le principe de population rencontra tout de suite un immense succès auprès des classes dirigeantes de l’Empire britannique. Le Parlement en débattit. Le Premier ministre en recommanda la lecture.

Rapidement, ses thèses se diffusèrent dans toute l’Europe. C’est que l’idéologie malthusienne servait admirablement les intérêts des classes dominantes et leurs pratiques d’exploitation. Elle permettait aussi de résoudre un autre conflit apparemment insurmontable : concilier la

« noblesse » de la mission civilisatrice de la bourgeoisie avec les famines et les charniers qu’elle provoquait. En adhérant à la vision de Malthus – les souffrances induites par la faim, la destruction de tant de milliers de

1.

2.

personnes étaient certes effroyables, mais à l’évidence nécessaires à la survie de l’humanité –, la bourgeoisie calmait ses propres scrupules.

La vraie menace, c’était l’explosion de la croissance démographique.

Sans l’élimination des plus faibles par la faim, le jour viendrait où nul être humain, sur la planète, ne pourrait plus ni manger, ni boire, ni respirer.

Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’idéologie malthusienne a ravagé la conscience occidentale. Elle a rendu la plupart des Européens sourds et aveugles aux souffrances des victimes, notamment dans les colonies. Les affamés étaient devenus, au sens ethnologique du terme, un tabou.

Admirable Malthus !

Probablement sans le vouloir clairement, il a libéré les Occidentaux de leur mauvaise conscience.

Sauf grave cas de dérangement psychique, personne ne peut supporter le spectacle de la destruction d’un être humain par la faim. En naturalisant le massacre, en le renvoyant à la nécessité, Malthus a déchargé les Occidentaux de leur responsabilité morale.

Thomas Malthus, The Crisis, rédigé en 1796, sans trouver d’éditeur.

Le sous-titre changera dans les éditions ultérieures : « An Essay of the Principle of Population, a View of its Past and Present Effects on Human Hapiness ». Les citations qui suivent sont tirées de l’édition préfacée, introduite et traduite par Pierre Theil, Paris, Éditions Seghers, 1963.

2

Dans le document Ce livre est dédié à la mémoire de (Page 83-88)