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CHAPITRE 1. LA PREMIÈRE PÉRIODE ANVERSOISE

1.4 Van Dyck et Rubens

Rubens et son atelier

« Je n’ai pas encore décidé si je devais rester dans mon propre pays ou retourner pour toujours à Rome, où je suis invité dans les termes les plus favorables. Ici, ils n’échouent pas non plus à faire tous les efforts pour me garder par toute sorte de compliments. L’Archiduc et l’Altesse Sérénissime m’ont envoyé des lettres me pressant de rester à leur service. Leur offre est très généreuse, mais j’ai peu de désir à redevenir courtisan. Anvers et ses citoyens pourraient me satisfaire, si je pouvais dire au revoir à Rome. » (10 avril 1609, lettre de Rubens adressée à son ami romain Johannes Faber)

Rubens revient s’installer à Anvers vers la fin de 1608 après un séjour de huit ans en Italie. Ce retour coïncide avec le début de la Trêve de Douze ans et des efforts des archiducs Albert et Isabelle pour favoriser la vie culturelle flamande. D’ailleurs, c’est à leur demande et grâce à leur haute estime de son art que Rubens revient s’installer définitivement à Anvers en tant que peintre de cour, avec la promesse de privilèges et d’un droit d’exercer hors de la cour située à Bruxelles79. À partir d’Anvers, il fit rayonner son art à travers l’Europe.

Rubens tira certainement avantage de son statut de peintre à la cour. Entre autres, il recevait une rente annuelle de 500 florins, il était exempté de certains impôts et surtout, il conservait une indépendance vis-à-vis des règlements de la Guilde, incluant la non-obligation d’y déclarer ses élèves80. En raison du nombre élevé de commandes auquel l’artiste devait répondre, — notamment celles concernant les retables et œuvres religieuses de plusieurs villes dont

79 Werner Thomas et Luc Duerloo, éds., Albert et Isabella, 1598-1621 : essays, Turnhout, Brepols, 1998,

p. 121.

80 Frans Baudoin, « Rubens’ Social and Cultural Background », dans Stil und uberlieferung in der Kunst

des abendlandes : Akten des 21. Internationalen Kongresses für Kunstgeschichte (Bann 1964), Berlin,

Bruxelles, Gand, Lille, Malines et Lierre à partir des années 1612 — il devint nécessaire pour Rubens d’établir un atelier où il pourrait mettre en place un système de production basé sur l’utilisation d’assistants et la reproduction d’œuvres ayant pour exemple les modèles du maître81. En raison des privilèges mentionnés plus haut, il est maintenant difficile de rétablir la réalité historique de cet atelier puisque ces privilèges exemptaient Rubens d’un parcours archivé qui aurait non seulement permis d’obtenir le nom des peintres travaillant pour lui ou à tout le moins, certaines dates phares.

Des œuvres produites dans son atelier, l’artiste distinguait celles qui étaient « originales, entièrement de sa main », de celles « entièrement retouchées par sa main, et donc pouvant passer pour un original », alors que d’autres étaient « faites par ses élèves », mais qui nécessitaient tout de même des retouches par le maître82. Pour garantir la qualité de ses œuvres, Rubens avait donc besoin d’assistants talentueux et prêts à travailler sous sa direction. D’ailleurs, il faut noter que Rubens n’enseignait pas à ses élèves l’art de peindre; il formait plutôt des jeunes artistes ayant préalablement suivi un apprentissage à imiter son style personnel83. La taille de l’atelier peut être estimée d’après une lettre écrite en 1611 dans laquelle l’artiste explique qu’il recevait tellement de demandes de peintres prêts à travailler pour lui qu’il avait dû refuser plus de cent candidats. Selon Friso Lammertse et Alejandro Vergara, il est probable que Rubens ait eu à cette époque une vingtaine de peintres pour l’assister84. Les tâches qui leur étaient dévolues étaient plus ou moins importantes selon les capacités individuelles de chacun et dans cette optique, Van Dyck occupa une place spéciale assez tôt dans l’atelier. En effet, son aptitude à imiter à la perfection l’art de Rubens faisait de lui un assistant de choix.

Les années de collaboration

Si les dates d’arrivée et de départ de Van Dyck dans l’atelier de Rubens ne sont pas connues, quatre documents citent le jeune artiste comme étant son élève ou disciple. Ces documents attestent par le fait même d’une collaboration entre les années 1618 et 1620, soit dans

81 Vergara et Lammertse, Op. cit., p. 48. 82 Ibid.

83 Susan J. Barnes et Arthur K. Wheelock, éd., Van Dyck 350, Washington D. C., University Press of New

England, 1994, p. 67-68.

les années présumées de la création de Laissez les enfants venir à moi. Le premier document fait référence à la réputation que se forgea Van Dyck par sa participation dans l’atelier de Rubens. Il s’agit d’une lettre de Toby Matthew adressée à Sir Dudley Carleton et datée du 25 novembre 1620 où l’on peut lire en post-scriptum : « Votre excellence aura entendu comment Van Dyck, son célèbre élève, est parti en Angleterre; et le roi lui donne une pension de 100 livres par année85 ». À cette époque, l’on reconnaissait donc déjà le talent du jeune artiste et le fait qu’il se soit illustré dans l’atelier du célèbre maître participa à le faire connaître aussi loin qu’en Angleterre. Le deuxième document est un contrat signé le 29 mars 1620 entre Rubens et le Père Tirinus visant à la réalisation de fresques sur le plafond de l’église des Jésuites d’Anvers. Cette entente stipulait que le maître lui-même exécuterait les esquisses, mais que les tableaux seront réalisés par Van Dyck et d’autres « disciples ». À ce propos, il est révélateur que le seul nom mentionné dans le contrat — en dehors de celui de Rubens bien sûr — soit celui de Van Dyck. Déjà, cela indique que le jeune artiste occupait un statut spécial au sein de l’atelier86. Comme un incendie détruisit ces peintures moins d’un siècle après leur réalisation, il n’est maintenant plus possible d’établir ce qui relevait de la main de Van Dyck en particulier et donc de constater la mesure de sa participation87. Le troisième document est une lettre écrite le 17 juillet 1620 au compte d’Arundel par son secrétaire qui séjournait alors à Anvers. Il y écrit que Van Dyck se trouvait dans cette ville, près de Rubens, qu’il était déjà presque autant estimé que son « maître », qu’il était riche et qu’il ne paraissait pas enclin à quitter la ville d’Anvers88. Cette lettre semble soutenir une certaine exagération lorsque l’on considère que la réputation du jeune Van Dyck dépendait dans ces années de la réputation de son maître qui était, elle, établie. Elle présente cependant un intérêt particulier en démontrant qu’il existait déjà en 1620 l’amorce d’un mythe auréolant l’artiste. Le dernier document est une lettre de Rubens à Sir Dudley Carleton datée du 28 avril 1618 où l’artiste parle d’un tableau exécuté par « del meglior mio discepolo » dont on a historiquement pensé qu’il s’agissait-là d’une référence à Van Dyck89. Néanmoins, Vergara et Lammertse émettent une réserve à ce sujet; le nom de Van Dyck n’est pas nommé par Rubens et

85 Willem Hookham Carpenter, Pictorial Notices Consisting of a Memoir of Sir Anthony van Dyck with a

Descriptive Catalogue of the Etchings executed by him and a Variety of Interesting Particulars Relating to other Artists patronized by Charles I, Londres, James Carpenter (Old Bond Street), 1844, p. 7.

86 Leo van Puyvelde, « L’Atelier et les collaborateurs de Rubens », 2e partie, Gazette des Beaux-Arts, 6e

série, vol. 36 (1949), p. 249.

87 Vergara et Lammertse, Op. cit., p. 50. 88 Van Puyvelde, Op. cit., p. 249. 89 Ibid., p. 248.

sa main n’est pas non plus reconnue dans le tableau en question. Il pourrait simplement s’agir d’une manière pour le maître de promouvoir l’une de ses œuvres, ce qui expliquerait le fait qu’il n’ait pas jugé opportun de désigner plus clairement son assistant90. Ainsi, la question de la réputation des deux artistes est parallèle à l’édification du mythe entourant leur relation qu’il est nécessaire d’aborder dans cette optique pour s’en tenir le plus possible aux faits. Toutefois, ces quatre documents montrent déjà qu’une collaboration entre les deux artistes est attestée entre 1618 et 1620, bien que certains auteurs font remonter cette collaboration dès l’année 161391. Pour ce qui est certain, Van Dyck avait déjà une large production d’œuvres indépendantes à son actif durant les années certifiées de sa collaboration avec Rubens, ce qui complique de ce fait la compréhension du statut qu’il avait au sein de l’atelier du maître.

Rubens et Van Dyck : faits et mythes

Comme la définition même de la relation unissant Rubens et Van Dyck est si vague qu’elle relève parfois du mythe, quelques précisions sont nécessaires à cet égard. Les documents d’époque nous indiquent que Van Dyck était considéré comme un « élève » ou encore un « disciple » de Rubens, bien que cela soit difficile à définir. Il est fort improbable que Van Dyck ait été un élève du maître au sens propre du terme puisqu’il était reconnu dès 1618 en tant que maître indépendant. À strictement parler, Van Dyck fut l’élève d’Henri van Balen. Le terme « disciple » n’exprime pas non plus assez justement l’ensemble de la rencontre entre les deux artistes; peut-être ce terme s’applique-t-il au mieux au commencement de leur relation où Van Dyck devait encore faire ses preuves. Rapidement, son habileté à imiter parfaitement le style de Rubens lui conféra toutefois une position unique au sein de l’atelier. En fait, il l’imitait si bien que des douzaines d’œuvres ont été simultanément attribuées à l’un ou à l’autre à travers les siècles. Pour cette raison, Rubens dut réaliser très tôt l’utilité que pouvait avoir ce jeune homme dont les œuvres passaient pour les siennes, augmentant par la même occasion sa production et ses

90 Vergara et Lammertse, Op. cit., p. 27.

91 Susan J. Barnes avança cette date sur la preuve du portrait de Van Dyck peint par Rubens (Anvers,

Rubenshuis) qu’elle fait remonter à « as early as 1613 and no later than 1615 ». Ce serait là une preuve qu’il existait déjà à l’époque un lien spécial qui unissait les deux peintres et le fait que Van Dyck n’ait que très peu retenu de l’art de Van Balen serait également expliqué par une entrée hâtive dans l’atelier de Rubens.

bénéfices92. Il lui aurait même confié après un certain temps la responsabilité de faire des dessins d’après ses peintures et qui seraient destinés à la gravure, ce qui indique la grande confiance qu’il avait envers les capacités de Van Dyck93. Ainsi, sa participation dans l’atelier de Rubens tient beaucoup plus du rôle du « collaborateur » que du simple « disciple » — disciple qui aurait fait du jeune peintre le successeur de son art et non un artiste en pleine possession de ses moyens. Van Dyck put également profiter du statut dont il jouissait au sein de l’atelier de Rubens pour être introduit auprès du circuit d’amateurs d’art d’Anvers et d’ailleurs. En fait, il est possible de voir une même clientèle se répéter entre les deux artistes à travers certains clients d’importance dont Nicolas Rockox, éminent membre de la vie publique et bienfaiteur des arts. Celui-ci passa l’une des premières grosses commandes qu’eut Rubens après son retour à Anvers. Elle concernait la célèbre Adoration des Mages (figure 16) pour la salle des États de l’hôtel de ville. Plus tard, Rockox commanda également quelques portraits à Van Dyck94.

Des nombreux mythes entourant la relation Van Dyck/Rubens, le plus subtil concerne sans doute leur réputation respective. En fait, la figure de Rubens elle-même est auréolée d’un mythe à la mesure de son talent exceptionnel. Non seulement il était excellent, mais certains auteurs vont jusqu’à dire que le Baroque du Nord est sa propre création, ce qui laisse effectivement peu de place aux autres artistes95. Traditionnellement, la plupart des ouvrages n’abordent que deux autres figures de l’art baroque flamand à la suite de Rubens, soit Van Dyck et Jordaens (qui faisait également partie de l’atelier de Rubens). Marie-Louise Hairs écrit à ce propos : « Si Van Dyck et Jordaens avaient subi sans péril pour leurs fortes personnalités l’emprise rubénienne, tel ne fut point le cas d’une foule de satellites compatriotes ; il ne s’agit pourtant pas de misérables pasticheurs. Ces peintres manquaient de génie, non de talent.96 ». Sans aller jusqu’à la condescendance d’appeler les autres peintres des « satellites compatriotes », Rubens était sans nul doute une figure phare de l’art Baroque et si l’on considère Van Dyck comme étant le deuxième peintre flamand en importance pour cette période, c’est souvent sous

92 Barnes et Wheelock, Van Dyck 350, p. 68-69. 93 Martin et Feigenbaum, Op. cit., p. 21.

94 Rockoxhuis, Qui est Nicolas Rockox?, [En ligne], <www.rockoxhuis.be>, (page consultée le 30 janvier

2015).

95 Edith Greindl, De Rubens à Van Dyck : l’âge d’or de la peinture flamande, Tournai, La Renaissance du

Livre, 2004, p. 27.

l’appellation du plus fameux de ses élèves — mais l’un de ses élèves tout de même97. Pourtant, selon une lettre écrite en juillet 1620 par le secrétaire du comte d’Arundel à son maître, les œuvres de Van Dyck ne valaient seulement « qu’un peu moins (pocho meno) » que celles de Rubens, contredisant ainsi l’idée selon laquelle le jeune Van Dyck n’avait qu’une importance restreinte sur le marché de l’art. Clairement, celui-ci jouissait alors d’une réputation enviable, forgée au contact de Rubens, et si à sa mort Van Dyck était lui-même devenu un maître célébré pour ses portraits, c’est néanmoins son passage dans l’atelier de Rubens qui frappa d’un sceau son souvenir98.

D’ailleurs, à travers la grande production de portraits de Van Dyck se trouve une vieille histoire sans doute exagérée, mais qui a la qualité d’indiquer au lecteur un sujet de controverse tenace : s’il est maintenant reconnu en tant que grand portraitiste, c’est parce que Rubens l’aurait poussé vers ce genre afin de conserver la main mise sur son genre à lui, c’est-à-dire les peintures narratives de grand format99. En fait, Bellori a été le premier à suggérer que Rubens aurait encouragé Van Dyck à se diriger vers la peinture de portraits; les commentateurs suivants ont perçu cela comme une sorte de compétition entre les deux artistes100. Pourtant, Rubens lui-même peignit de nombreux portraits tout aussi mémorables, tout comme la moitié de la production de jeunesse de Van Dyck concerne la peinture d’histoire. Van Dyck avait un grand talent en tant que portraitiste et il ne fait aucun doute que Rubens l’encouragea en ce sens parce qu’il l’avait lui- même reconnu. Même si cette histoire appartient au monde du mythe entourant leur relation, quelques auteurs dont Barnes supportent cette idée; elle écrit en 2004 que si Van Dyck excellait en tant que premier portraitiste à la cour anglaise, il aurait probablement été trop ambitieux pour lui de viser une reconnaissance en tant que peintre d’histoire101.

Il existe un dernier mythe selon lequel les deux peintres auraient développé une chaleureuse amitié durant les années où ils se sont côtoyés, appuyé sur le fait que Rubens possédait à sa mort neuf œuvres datant toutes de la jeunesse de Van Dyck102. Pourtant, en dehors d’une seule exception, les sources restent complètement silencieuses quant à de possibles

97 Barnes et Wheelock, Van Dyck 350, p. 68. 98 Vergara et Lammertse, Op. cit., p. 29-30. 99 Barnes et Wheelock, Van Dyck 350, p. 69.

100 Christopher Brown, Van Dyck, Oxford, Phaidon, 1982, p. 50-51. 101 Barnes et al., Van Dyck : a Complete Catalogue, p. 18.

contacts entre les deux artistes après le départ de Van Dyck pour l’Italie en 1621103. S’il régnait entre eux une entente cordiale, celle-ci était probablement tributaire des avantages que chacun retirait de cette collaboration et non d’une amitié profonde104.

Au final, le jeune Van Dyck jouissait d’un talent exceptionnel qui lui valut une grande renommée de son vivant. Encore aujourd’hui, sa figure est auréolée d’un mythe à l’exemple de celui qui lui apprit à développer son art. Cet aspect biographique de la jeunesse de Van Dyck arrive en partie à expliquer l’inventivité dont il fit preuve dans Laissez les enfants venir à moi alors qu’il était somme toute novice dans le monde de l’art. Ainsi, son sentiment religieux et son talent exceptionnel participèrent à leur manière à cet exercice, de même que sa production indépendante de portraits et de peintures d’histoire fusionnèrent dans une œuvre du genre hybride qu’est le portrait historié. Néanmoins, la création est un exercice laborieux qui ne se base pas uniquement sur le talent, aussi impressionnant soit-il, et dont l’apprentissage prend un temps considérable. Cet apprentissage peut être compris à travers le cheminement traditionnel d’un artiste tel que vécu à l’époque baroque, c’est-à-dire à travers l’apprentissage de l’imitation, de la volonté guidant l’émulation et menant parfois à l’invention.

103 L’information d’une rencontre tardive entre les deux artistes se trouve dans une lettre signée par le

compte de Carlisle qui passa à Anvers le 17 mai 1628. Celui-ci passait voir Rubens et le trouva par hasard dans la maison de Van Dyck.

Dans Barnes et Wheelock, Van Dyck 350, p. 71.

CHAPITRE 2. IMITATION & ÉMULATION : LE CHEMINEMENT DE