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CHAPITRE 4. LA PERFORMANCE DE L’IMAGE

4.3 La projection de valeurs spécifiques

La moralité

Tout d’abord, il faut garder à l’esprit que ces œuvres sont avant tout des portraits et qu’en ce sens, elles sont destinées à véhiculer une certaine image des individus qu’elles représentent. La première valeur que l’on peut associer à l’œuvre de Van Dyck est dès lors morale et est en lien avec la conception du passé tel que vécu à l’époque, qui influençait la manière dont les individus portraiturés souhaitaient être représentés. En fait, le passé était alors généralement rattaché au présent à travers l’utilisation de correspondances entre les anciens événements et d’autres récents. Cela est dû à une conception cyclique du temps, la nature humaine et la structure de l’univers étant compris comme constants247. Par exemple, les jours et les saisons reviennent année après

244 Jonckheere, Op. cit., p. 140.

245Ibid., p.134.

246 Adams, Op. cit., p. 204.

247 On retrouve cet enseignement à plusieurs endroits : dans les textes historiques élitistes écrits par Joseph

Scaliger et P. C. Hooft, les traités sur l’éducation de Johan Amos Comenius, les textes scolaires en vogue de Dirck Adriaens Valcooch, ainsi que dans les sermons et les pamphlets distribués à l’époque.

année. De même, les Chrétiens comprennent le temps à la fois de manière linéaire et en progression continuelle — de la naissance à la mort, de la Création à la vie du Christ jusqu’au jour du Jugement dernier — parce que Dieu est éternel et que l’Histoire qu’il crée est récurrente. Toujours selon la conception du XVIIe siècle, l’Histoire se bâtit par un certain nombre d’hommes aux types de personnalités différentes, mais d’une variété limitée, qui recrée des événements similaires à travers le temps où seuls quelques détails changent. Dans cette logique, de nombreux parallèles sont alors construits entre les personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament, de même qu’entre les individus contemporains et les personnages célèbres de l’histoire antique248.

La compréhension du portrait historié s’approfondit d’autant plus lorsque l’on considère que les spectateurs de l’époque traçaient des liens entre les individus portraiturés et leur rôle dans la représentation à travers cette notion de récurrence dans le temps. Comme le thème du Christ bénissant les enfants est l’événement biblique pouvant tracer le plus de parallèles historiques avec la représentation d’une confirmation, son utilisation dans l’œuvre de Van Dyck n’en est que conséquente. De plus, toujours dans cette logique de temps cyclique, les portraiturés pouvaient tout à fait s’identifier à ces personnages qui avaient vécu la même apothéose plusieurs siècles auparavant. Des parallèles typologiques se créaient donc entre les deux récits; cela avait l’avantage de donner un second niveau de sens au portrait historié, c’est-à-dire que non seulement les portraiturés faisaient partie intégrante de l’événement biblique, mais qu’ils étaient en plus porteurs des mêmes valeurs morales que les personnages dont ils prenaient la place. Dans le cas de Laissez les enfants venir à moi de Van Dyck, les individus portraiturés remplacent exclusivement la famille — il était toutefois plus commun de les voir disséminés à travers la famille et les apôtres, rendant le tout plus ambigu pour le spectateur qui ne connaissait pas l’identité des portraiturés. Puisque Van Dyck choisit de conserver l’unité familiale en remplaçant les différentes familles qui constituent ces œuvres par une seule famille composée d’individus vivants, la cohésion familiale et picturale y est d’autant plus présente. Également, le fait que ce soit le Christ et non un quelconque membre de l’Église qui célèbre cette bénédiction vient renforcer cette idée selon laquelle la famille est à ce point irréprochable qu’elle est en droit de participer à cette action aux côtés des personnages bibliques.

Dans Adams, Op. cit., p. 205.

L’importance de la famille

La valeur familiale est la seconde à être mise de l’avant par ce type de portrait historié. Concrètement, un portrait de famille se devait de véhiculer non seulement une unité à travers la représentation de ses membres, mais aussi l’importance que celle-ci avait pour eux. Dans l’œuvre de Van Dyck, ce sentiment se traduit en premier lieu par les figures majestueuses des parents; ils sont tous deux représentés à la fois dans un état contemplatif face à l’action divine et de bienveillance envers leurs enfants. Leur gestuelle démontre affection et protection — le père effleurant l’épaule du jeune garçon blond et la mère tenant d’une main son dernier-né et de l’autre, accompagnant son aîné durant ce moment solennel. Ces émotions sont par ailleurs facilement compréhensibles pour le spectateur parce qu’elles sont universelles et fondamentales à la vie de famille; face à cette représentation, il est aisé de ressentir une vive empathie. Si les parents véhiculent certaines valeurs bien déterminées, le rôle des enfants n’en est pas moins dénué de sens. En effet, ce ne sont non pas les parents qui invitent le spectateur à entrer dans la scène, mais bien les deux plus jeunes enfants qui le fixent avec curiosité, reconnaissant ainsi sa présence et l’invitant à entrer dans la scène. Cela est tout à fait en accord avec l’épisode du Christ bénissant les enfants en Marc (10,15) tel que cité en description préliminaire : « Je vous le dis en vérité, quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n'y entrera point. » Dans l’œuvre de Van Dyck, ce sont effectivement les enfants qui nous invitent à accéder au monde divin; eux-mêmes y sont parvenus par l’innocence de leur condition qui leur confère cet accès privilégié. Ainsi, le spectateur est amené par un réseau de références cumulatives à identifier les parents en tant que bonnes figures parentales en regard de leurs enfants et à travers eux en regard du Christ249. Pour la famille représentée, il s’agit donc non seulement de projeter une image spécifique à laquelle eux-mêmes s’identifiaient, mais aussi d’inviter leurs visiteurs à découvrir une partie plus personnelle de leur vie exposée grâce à ce portrait.

Les allégeances politiques et religieuses

Pour aller plus loin dans l’analyse et considérant que ces portraits servaient à diffuser un certain nombre de valeurs souhaitées par le commanditaire (dont la moralité et l’unité familiale),

l’usage du thème du Christ bénissant les enfants identifiait de la même manière les individus portraiturés aux différentes allégeances politiques et religieuses de l’époque — ces deux domaines étant alors intimement liés. Comme l’identité de la famille représentée par Van Dyck est aujourd’hui perdue, une œuvre provenant d’un contexte différent sera étudiée afin de permettre de comprendre quelle image était projetée au spectateur par l’utilisation de ce thème biblique avant de revenir à l’œuvre du jeune maître.

L’œuvre qui nous servira à établir une comparaison est Le Christ bénissant les enfants avec la famille de Michiel Poppen (figure 44), peinte par Werner van den Valckert en 1620. Elle présente des différences notables avec celle de Van Dyck tout d’abord parce qu’elle fut réalisée à Utrecht aux Provinces Unies, un milieu à majorité protestante; ensuite parce que Michiel Poppen, un riche patricien, aurait commandé cette œuvre afin de l’exposer dans un endroit public250. Là où ces deux œuvres se rejoignent véritablement, c’est sur l’originalité même de leur composition qui, à la différence des représentations traditionnelles de ce thème, met davantage l’accent sur l’expérience divine de la famille plutôt que sur le divin lui-même251. C’est d’ailleurs en raison de cette similitude qu’il est possible de comparer l’image que ces deux œuvres projettent — même en étant de forme et de milieu dissemblables, le signifié est quant à lui comparable. Dans l’œuvre de Van den Valckert, on compte environ douze portraits identifiables sur les trente-trois individus représentés; ces portraits sont disséminés à travers la représentation parmi d’autres figures plus génériques. Michiel Poppen est représenté à l’avant-plan droit aux côtés de ses enfants, les vivants comme les décédés, et de d’autres membres de sa famille élargie252. Cependant, le véritable intérêt de cette œuvre ne se trouve non pas dans la représentation de ses portraiturés, mais plutôt dans le détail de l’arrière-plan qui vient ajouter une signification supplémentaire aux valeurs morales et familiales communément admises. En effet, en plein centre de la composition se trouve la tour de la Zuiderkerk d’Amsterdam, soit la première église de cette ville à être spécifiquement construite pour les Protestants253. Bien que la ville d’Utrecht était alors en majorité protestante et que l’œuvre aille en ce sens, il y a de fortes indications selon lesquelles la

250 Ce portrait a probablement été réalisé afin de figurer dans la chambre du conseil d’une église

aujourd’hui inconnue. Dans Adams, Op. cit., p. 175.

251 Ibid., p. 161. 252 Ibid., p. 175.

253 Une étude détaillée de cette œuvre de Van den Valckert est réalisée par Ann Jensen Adams. Pour les

détails de cette analyse, se référer au chapitre « The History Portrait : Comprehending Self through Historical Narrative », p. 158-210.

famille Poppen serait en fait de dénomination catholique254. Puisque de nombreuses restrictions touchaient encore les familles non réformées même en cette période de trêve, il fallait être prudent lorsque l’on naviguait dans les hautes sphères de la société, — et ce, même si la population catholique représentait le quart de la population des Provinces Unies et comptait parmi ses membres certains des citoyens les plus riches et distingués. De plus, comme le thème du Christ bénissant les enfants était accepté et lié au baptême à la fois par les membres des factions catholiques et protestantes, cette œuvre se voulait médiatrice sans contredire les valeurs du commanditaire. Tout particulièrement, elle fut réalisée alors que la question du baptême était à son paroxysme dans les Provinces Unies; c’est à cette époque que le Synode de Dordrecht — convoqué par l’église réformée néerlandaise et réunissant huit nationalités différentes — restreignit notamment la pratique du baptême aux prêtres seulement. En ce sens, Le Christ bénissant les enfants avec la famille de Michiel Poppen se positionnait contre l’attitude des Calvinistes à l’égard du baptême, mais d’une manière qui était acceptable à la fois pour les églises protestantes et catholiques. D’ailleurs, certains documents indiquent que la famille Poppen aurait elle-même contribué à la construction de la tour Zuiderkerk. Le fait d’offrir cette peinture à un emplacement public venait à la fois témoigner de leur générosité envers l’église protestante et d’appeler à leur tolérance en retour255. Cette représentation était donc conçue pour projeter une image spécifique de la famille portraiturée, mais surtout pour servir d’appui politique et religieux en cette époque incertaine.

Quant à savoir à quel point cela s’applique à l’œuvre de Van Dyck, il n’y a rien de moins certain; déjà, le fait qu’il s’agisse d’une œuvre à destination privée indique sa portée plus restreinte. Nous pouvons cependant retenir de cette étude que les œuvres sur le thème du Christ bénissant les enfants avaient une signification très forte en cette période précaire et que si son utilisation n’a jamais été aussi forte qu’en Flandres au XVIIe siècle, c’est sans aucun doute parce que ces œuvres avaient comme objectif de réaffirmer et de renforcer la foi catholique. Finalement, le fait d’inclure le portrait de sa famille dans ce thème biblique peut être perçu comme une prise de position dans ce conflit, c’est-à-dire que non seulement la famille possédait

254 Cette ascendance catholique est confirmée pour certains membres de la famille, notamment par des

déclarations plus tardives des enfants représentés. De plus, la représentation d’enfants décédés avec une couronne de fleurs, qui était populaire dans les foyers catholiques, mais considérée comme une superstition par les autres confessions, renseigne à ce sujet.

Dans Adams, Op. cit., p. 176.

dans son foyer une représentation de bénédiction associée à l’un des sacrements, mais qu’en plus elle était physiquement représentée dans cette scène. En ce sens, cette famille s’identifiait à un réseau de valeurs complémentaires tout en léguant son image à la postérité. En définitive, comme l’ensemble de cette représentation tourne autour d’un enchevêtrement de valeurs morales, familiales et politiques qui sont au final toutes rattachées à l’importance que la religion occupait à cette époque, une question doit maintenant directement se poser : qu’en est-il de la croyance des peintres ayant créé ces œuvres? Ont-ils réellement un impact sur les artistes ou est-ce simplement pour eux « les affaires sont les affaires » ?

4.4 Les convictions personnelles influent-elles vraiment sur l’œuvre d’un artiste?