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CHAPITRE 1. LA PREMIÈRE PÉRIODE ANVERSOISE

1.3 La première période anversoise : premiers succès

Posséder son propre atelier : un pas vers l’indépendance

Non seulement le jeune Van Dyck fit preuve d’un talent remarquable, mais il semble qu’il ait été doté en plus d’une volonté d’indépendance. Un exemple de cela se trouve dans la constitution de son propre atelier à Den Dom van Ceulen alors qu’il travaillait encore dans l’atelier de Rubens. Comme pour la majorité des dates relatives aux événements de sa jeunesse, il est impossible d’établir à quel moment précis cet atelier fut fondé; son existence même est fortement discutée parmi les auteurs. Il est néanmoins admis par la majorité d’entre eux qu’avant son départ pour l’Angleterre en automne de l’année 1620, le jeune Van Dyck employait deux assistants pour l’aider dans sa production : Herman Servaes (1598/1601-1674/1675) et Justus van Egmont (1601-1674)54. Quant à une datation plus précise, les historiens de l’art penchent traditionnellement pour une création dès les années 1615-1616 sur la base d’un procès survenu entre 1660 et 1662 à Anvers; Servaes et Van Egmont y rapportent alors avoir travaillé pour l’artiste désormais décédé durant ces années55. Néanmoins, la fiabilité des preuves apportées à ce procès reste controversée puisque les événements y sont rapportés près de cinquante ans après les faits. Il existe toutefois une date que l’on connait avec certitude : celle de l’inscription de Van

52 Ibid., p. 17. 53 Ibid.

54 Friso Lammertse, « Van Dyck’s Apostles Series, Hendrick Uylenburgh and Sigismund III », The

Burlington Magazine, vol. 144, no 1188 (Mars 2002), p. 140-141.

55 Ce procès concerne l’attribution d’une série de bustes d’apôtres qui avait été achetée par François

Hillewerve, que l’on avait convaincu à l’achat qu’il s’agissait d’œuvres autographes de Van Dyck. Hillewerve choisit de porter cette affaire devant les tribunaux lorsque quelques artistes le firent douter de l’authenticité de ses œuvres. Guilliam Verhagen, l’homme qui avait commandé à Van Dyck cette série à l’origine, déclara en 1661 que cette commande datait d’il y a quarante-cinq ou quarante-six ans, ce qui serait la preuve que Van Dyck possédait déjà son atelier dans les années 1615-1616. De même, Brueghel témoigna qu’il se rappelait avoir vu le jeune artiste peindre dans son atelier à Den Dom van Ceulen dans les mêmes années.

Dans Lammertse, « Van Dyck’s Apostles Series », p. 140-141 et Margaret Roland, « Van Dyck’s Early Workshop, the Apostle Series, and the Drunken Silenus », Art Bulletin, vol. 55, no 2 (juin 1984), p. 212.

Dyck en tant que maître indépendant à la Guilde de Saint Luc d’Anvers, qui eut lieu le 11 février 161856. C’est aussi cette information qui jette un doute sur la datation de l’atelier de Van Dyck telle que traditionnellement admise. En effet, il est surprenant que l’artiste ait pu avoir son propre atelier et deux assistants dès 1615-1616 alors qu’il n’était toujours pas inscrit à la Guilde en tant que maître57.

Prendre position dans ce débat n’est toutefois pas nécessaire dans le cadre de cette étude; disons simplement que le jeune Van Dyck avait son atelier quelque part entre les années 1618 et 1620, mais qu’il commença probablement à recevoir des commandes dès l’époque de sa collaboration avec Rubens au contact de qui il forgea sa réputation. Aussi, bien que l’existence de son atelier indépendant fut somme toute assez brève, il joua un rôle important dans la diffusion de son art et sa reconnaissance personnelle. De la même manière, son atelier servit d’intermédiaire efficace aux nombreuses commandes qu’il recevait parmi la bourgeoisie anversoise.

Peindre portraits et peintures d’histoire pour la bourgeoisie anversoise

Avant d’aborder plus en détail les genres traités par l’artiste durant sa jeunesse, une mention doit être faite des événements entourant ces années parce qu’ils favorisèrent ultimement la commande d’œuvres d’art par la bourgeoisie anversoise. En fait, la première période anversoise de Van Dyck correspond grosso modo à la Trêve de Douze Ans (1609-1621) qui survient alors que la guerre de Quatre-vingts ans (1568-1648) fait rage entre la monarchie espagnole et les provinces s’étendant aujourd’hui sur le territoire des Pays-Bas, de la Belgique, du Luxembourg et du nord de la France. Alors que les années de guerre furent difficiles autant économiquement que culturellement, la conjoncture redevint profitable pour les artistes lorsque l’émancipation de la bourgeoisie anversoise et l’essor commercial reprirent brièvement leur cours durant les années de trêve — cette conjoncture avait commencé au XVIe mais avait été interrompue par la guerre. Van Dyck su donc profiter de la trêve et du contexte bourgeois

56 Félicien Baggerman, éd., Les Liggeren et autres archives historiques de la guilde anversoise de Saint

Luc (1453-1615), Anvers, Druk. J.-E. Buschmann, 1864, p. 540.

57 Il n’existe pas d’hypothèse largement admise dans ce cas-ci : certains auteurs font coïncider l’ouverture

de l’atelier de Van Dyck avec son obtention de grade de maître alors que d’autres considèrent l’intervalle entre son retour d’Angleterre (1620) et son départ pour l’Italie (1621).

transformé pour développer sa clientèle qui avait à nouveau les moyens de s’intéresser à autre chose qu’à des nécessités immédiates.

Bien qu’il soit difficile de mesurer l’importance qu’eurent les commanditaires sur l’art de Van Dyck, il existe quelques faits généraux qui subsistent encore aujourd’hui. Par exemple, l’importante étude réalisée par Roland Baetens sur les inventaires anversois des années 1630 nous renseigne sur la possession d’œuvres d’art par milieu social. Ainsi, les familles les plus pauvres avaient au minimum deux tableaux par foyer, la moyenne étant de trente-cinq chez les familles aisées58. La forte demande chez les commanditaires privés explique en partie le grand nombre de peintres présents à Anvers. Vers les années 1620, on recense plus de deux cent artistes en activité à Anvers seulement59. William Gaunt pose directement la question à savoir s’il y eut jamais une ville, à n’importe quelle époque, qui compta autant d’artistes qu’Anvers au XVIIe siècle60. Bien entendu, s’y démarquer en tant que peintre digne d’intérêt rendait la tâche d’autant plus difficile. Roger de Piles nous renseigne sur la manière dont le jeune Van Dyck put y arriver lorsqu’il rapporte une anecdote selon laquelle on demanda à l’artiste, devenu principal peintre à la cour anglaise, comment celui-ci arrivait à peindre si rapidement ses portraits. Van Dyck répondit qu’ « [...] au commencement il avait beaucoup travaillé et peiné ses ouvrages pour sa réputation, et pour apprendre à les faire vite61. ». Ainsi, un pan essentiel de sa production de jeunesse consistait à peindre rapidement des œuvres qui lui procureraient une visibilité suffisante à la reconnaissance de son talent artistique. Pour cette raison, Van Dyck pratiqua exclusivement deux genres : la peinture d’histoire et le portrait62.

Selon la pensée de l’époque, la peinture d’histoire était le genre le plus noble que l’on puisse pratiquer. Pour un jeune artiste, la réalisation de ces œuvres comportait donc un but ambitieux, celui de la reconnaissance dans le genre le plus prestigieux. Le nombre de peintures d’histoire peintes par Van Dyck durant cette période tend à prouver qu’il souhaitait avant tout se spécialiser et être reconnu dans ce domaine, à l’exemple de Rubens63. En effet, plus de la moitié

58 Roland Baetens et Bruno Blondé, « À la recherche de l’identité sociale et de la culture matérielle de la

bourgeoisie anversoise aux temps modernes », Histoire, économie et société, no 3, 1994, p. 536.

59 Thomas D. Kaufmann, et al., L’art flamand et hollandais : Belgique et Pays-Bas, 1520-1914, Paris,

Citadelles & Mazenod, 2002, p. 119.

60 William Gaunt, Cités flamandes : leur histoire et leur art : Bruges, Gand, Anvers, Bruxelles, Paris, A.

Michel, 1970, p. 114.

61 Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, Jacques Estienne, 1708, p. 291

62Vergara et Lammertse, Op. cit., p. 31.

de sa production se consacre aux peintures d’histoire et de ces œuvres, presque toutes ont pour thème des sujets religieux. Ce genre était particulièrement en demande dans les Flandres durant la Trêve de Douze Ans, à la suite de la crise iconoclaste vécue en Flandres dans les années 1560. Après la destruction des images religieuses et tout particulièrement des visages que ces œuvres présentaient — grattés de la surface des tableaux et décapités dans le cas des statues — il y eut un véritable regain d’intérêt de la part des peintres visant à renouveler l’art religieux64. De fait, Van Dyck peignit quelques œuvres mythologiques, mais la majorité de sa production se partageait entre les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Les premiers portraits réalisés par Van Dyck s’inscrivent quant à eux dans la tradition anversoise du portrait telle qu’établie par Anthonis Mor et perpétuée par Frans Pourbus I et Frans Pourbus II, que Rubens adopta également après son retour d’Italie en 160965. Le modèle y est présenté devant un arrière-plan indifférencié et portant l’habit noir et la collerette blanche traditionnelle. On retrouve ces caractéristiques par exemple dans le Portrait d’un homme âgé (1613) (figure 13) ou dans le Portrait d’une femme de soixante ans (1618) (figure 14). Ce type de portrait conserve une certaine rigidité en plus d’une stylisation qui correspondait aux goûts de la bourgeoisie anversoise66. Plus spécifiquement, la nécessité que Van Dyck avait de répondre aux exigences particulières de sa clientèle explique l’emploi du modèle traditionnel anversois dans ses premières années, puis plus rarement avant son départ pour l’Italie alors qu’il obtient des commandes de portraits pour l’élite anversoise faisant partie du cercle de Rubens67. Pour correspondre à ces nouveaux goûts, son style conserva la solennité de la tradition flamande en y ajoutant un vibrant coloris et une luminosité caractéristique des maîtres de l’Italie du Nord qui étaient de manière générale une grande source d’inspiration pour le jeune artiste68. Le décor monochrome est également remplacé par un arrière-plan incorporant des éléments tels qu’un rideau rouge, une colonne et une vue ouvrant sur un paysage69. Un exemple typique de ces années se trouve dans les portraits de Suzanna Fourment et sa fille Clara del Monte (1621) (figure 15) ainsi que dans le Portrait d’une famille (vers 1620-1621) (figure 10). D’ailleurs,

64 Vergara et Lammertse, Op. cit., p. 36-37. 65 Ibid., p. 129.

66 Susan J. Barnes, « Van Dyck in Italy : 1621-1628 », Thèse de Doctorat, New York, New York

University, 1986, p. 77.

67 Tels que les portraits de Nicolaas Rockox et de Cornelis van der Geest. 68 Vergara et Lammertse, Op. cit., p. 314.

durant sa première période anversoise, Van Dyck ne peint que deux portraits comptant plus de deux personnages70 : Laissez les enfants venir à moi et Portrait d’une famille. Ces deux portraits se comparent principalement au niveau de l’attitude familiale et familière des deux groupes et de l’arrière-plan devant lequel ils sont représentés. Une différence fondamentale les départage cependant : l’objectif visé dans Laissez les enfants venir à moi dépasse la simple représentation d’une famille par leur participation à une scène biblique — univers donc beaucoup plus complexe et chargé de sens que le Portrait d’une famille.

Lorsque portrait et peinture d’histoire se rencontrent : le portrait historié

À mi-chemin entre le portrait et la peinture d’histoire se trouve le portrait historié, intéressant mélange entre la réalité d’un individu participant à des événements lointains et fictifs. Bien que l’on puisse qualifier d’invention le portrait historié du Laissez les enfants venir à moi, ce genre ne représentait pas dans son ensemble une nouveauté au XVIIe siècle. En fait, cette pratique se retrouve dès l’art de l’Antiquité dans les portraits d’Alexandre le Grand en tant qu’Hercule, ainsi que dans d’autres portraits de dirigeants romains assimilés à des divinités qu’ils vénéraient71. Pour que cette tradition apparaisse dans l’art religieux catholique, il faut attendre le début du XVe siècle alors que des portraits sont intégrés sous plusieurs formes aux scènes bibliques, par exemple par le biais d’un portrait dissimulé sous les traits d’un saint en marge de la scène, portant son attention vers le spectateur et l’invitant du regard. Sous ces formes peuvent se trouver à la fois le portrait d’un donateur ou même celui de l’artiste. D’un point de vue géographique, cette pratique s’est rapidement répandue et généralisée dans plusieurs pays européens tels que la France, l’Italie, l’Allemagne et les Pays-Bas72. Ces portraits d’individus réels dissimulés ou présentés en tant que donateur sont le premier pas vers le portrait historié; il faut toutefois attendre la fin de la Renaissance et tout particulièrement après 1630 pour que ce genre s’affirme et gagne en popularité. D’autre part, le portrait historié fut largement plus

70 Les portraits de jeunesse de Van Dyck se limitent généralement à la représentation d’un couple, d’une

mère avec son enfant, d’un père avec son enfant ou d’une variation de ces combinaisons.

71 Wheelock, Rembrandt’s Late Religious Portraits, p. 58. 72 Jonckheere, Op. cit., p. 134.

répandu en Flandres et en Hollande que dans n’importe quel autre pays d’Europe, favorisé par le contexte historique et politique dans lequel ces deux pays se trouvaient73.

Le fait que Van Dyck n’ait réalisé que deux portraits historiés durant sa première période anversoise n’est pas anodin, surtout lorsque l’on considère qu’il avait déjà peint plus de cent soixante œuvres à l’époque74. Puisque ce genre semble inusité dans l’ensemble de son œuvre de jeunesse, une brève parenthèse sur le second portrait historié est ici de mise. Ce deuxième portrait historié est celui de Sir George Villiers et Lady Katherine Manner en Adonis et Venus (figure 12), aujourd’hui conservé dans une collection privée de Londres. Il fait partie des trois œuvres attribuables au court séjour que Van Dyck entreprit en Angleterre entre la mi-octobre 1620 et la mi-février 1621 alors qu’il travaillait à la cour de Jacques 1er75. Sir George Villiers, le commanditaire de l’œuvre, était l’un des hommes les plus influents à la cour anglaise. Il devait d’ailleurs obtenir le duché de Buckingham en 1623. Cette œuvre fut vraisemblablement commandée à l’occasion de son mariage avec Lady Katherine Manner, célébré le 16 mai 162076; elle représente le couple vêtu d’habits antiquisants au moment d’une promenade en extérieur. Bien qu’il s’agisse vraisemblablement d’un portrait historié, une association des personnages avec Adonis et Vénus n’est pas évidente puisque leurs attributs n’y sont pas représentés77. Contrairement au Laissez les enfants venir à moi, ce portrait ne figure pas non plus un moment précis tiré de la mythologie, laissant l’ensemble plus ou moins déterminé78. En définitive, les deux portraits historiés sont difficilement comparables et ne seront pas davantage confrontés. Plutôt, le véritable intérêt du second portrait réside dans le fait même d’avoir été commandé par la cour anglaise à un si jeune peintre, ce qui est digne de mention. Si Van Dyck put se bâtir une réputation outre-mer aussi rapidement, ce n’est pas uniquement grâce à son talent ou sa volonté.

73 Wheelock, Rembrandt’s Late Religious Portraits, p. 58-59. 74 Vergara et Lammertse, Op. cit., p. 17.

75 Les deux autres œuvres connues de Van Dyck qui ont été réalisées lors de son premier séjour en

Angleterre sont The Continence of Scipio (Christ Church, Oxford) et un portrait en buste de Thomas

Howard, 2nd Earl of Arundel (J. Paul Getty Museum, Malibu).

76 Brown et al., Antoine Van Dyck, 1599-1641, cat. 158.

77 Van Dyck ne représente pas dans cette œuvre les éléments iconographiques habituellement associés aux

personnages d’Adonis et de Vénus. Ainsi, la lance d’Adonis et le geste de Vénus visant à retenir ce dernier dans son mouvement disparaissent complètement de la scène. La présence optionnelle de colombes et d’un Cupidon y est également ignorée.

78 En fait, Van Dyck se sert plutôt de l’histoire de ce couple mythique pour signifier l’amour que les

portraiturés se portent et qui est renforcé par l’image du chien à la gauche de Sir George Villiers symbolisant la fidélité. Le thème de la promenade étant lui-même très à la mode à la cour anglaise, cela explique probablement le choix de ce sujet en particulier pour célébrer l’union du couple.

Plutôt, sa collaboration avec l’un des plus prestigieux maîtres de l’époque favorisa grandement cette ascension : ce maître était Rubens. Parler de la première période anversoise sans mentionner l’importance de Rubens serait une grave erreur parce que cette collaboration forgea non seulement l’habileté artistique du jeune artiste, mais aussi la mesure de son ambition. La question du fonctionnement de l’atelier du maître sera abordée en premier lieu afin de comprendre comment Van Dyck s’y est inscrit ou plutôt comment il réussit à s’y démarquer.