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L’interpellation physique et psychologique du spectateur

CHAPITRE 4. LA PERFORMANCE DE L’IMAGE

4.2 L’interpellation physique et psychologique du spectateur

Les œuvres de dévotion privées

L’usage du portrait historié avait des implications beaucoup plus profondes que de simplement signifier la présence d’une famille contemporaine au sein d’un épisode biblique. À la suite de la Contre-Réforme, l’art devait susciter des émotions de compassion et d’affectivité chez le spectateur puisque de cette manière, il entrait véritablement en contact avec l’œuvre sans la relation de distance qui prévalait dans les siècles précédents. En ce sens, le portrait historié de Van Dyck est très puissant pour sa capacité à mettre en valeur à la fois le thème biblique et l’exemple de dévotion par la présentation émotionnellement touchante de la famille. En s’adressant à un contexte privé plutôt que public, il serait aisé de croire que le caractère religieux des œuvres du genre de Laissez les enfants venir à moi se sécularisait en entrant dans l’espace intime d’une famille. Notre conception actuelle nous pousse effectivement à cette réflexion; pourtant, au début du XVIIe siècle, ces œuvres faisaient entièrement partie du contexte de dévotion privé.

Contrairement à la croyance populaire, l’image de dévotion privée n’est pas née dans l’intimité des résidences particulières, mais plutôt au sein de la collectivité parce que « dans son contenu, elle présuppose la réalité objective de ce qui faisait le fond du culte, et dans ses formes,

elle présuppose l’expérience subjective qui permettait la mise en scène du culte226. » En fait, jusqu’au début du XVIe siècle, la dévotion s’effectuait principalement par le biais d’icônes religieuses inspirées de l’art byzantin227. Ces figures en buste que l’on vénérait chez soi se sont ensuite graduellement transformées en parallèle avec les différents genres émergeants de l’époque; plus précisément avec la peinture d’histoire religieuse, dont le portrait historié constitue une variante immédiate. Les peintures d’histoire conservèrent de manière générale la plupart des caractéristiques associées aux icônes : des personnages à mi-corps, un format horizontal et une représentation rapprochée du spectateur228. Bien que sous une forme différente, leur finalité restait toutefois la même en établissant un lien divin par la vénération des saints représentés et par le rôle didactique de son image. En ce sens, l’œuvre agissait comme un objet interactif entre le spectateur et Dieu en sollicitant l’affectivité du spectateur229. Le Caravage (1571-1610) est d’ailleurs l’un des artistes à avoir vraiment popularisé cet aspect pratique de l’art par le biais de ses peintures religieuses. L’un des moyens par lequel il y arriva était en tronquant les côtés de la scène de manière à ramener l’action près du spectateur. Ainsi, alors que la perspective linéaire utilisée dans le quattrocento italien servait à distancer le spectateur en créant une relation plus formelle et lisible — davantage en lien avec le côté éducatif de l’art —, ce contexte renouvelé de la foi cherchait plutôt à créer une relation empathique avec le spectateur.

Dans Laissez les enfants venir à moi, cela s’observe par le format utilisé par l’artiste : en rapprochant la scène du spectateur et en tronquant les drapés des personnages limitrophes, Van Dyck met l’accent sur la création d’une proximité physique et psychologique entre les deux230. Cette promiscuité est mise en évidence par le très grand format du tableau (131,4 x 198,2 cm) qui ne manquait pas d’interpeller celui qui croisait son chemin dans la demeure où il était exposé. Il ne faut pas oublier que dans le contexte privé, les spectateurs de l’œuvre devaient forcément connaître les individus portraiturés puisqu’ils étaient dans leur foyer et qu’en ce sens, cette invitation à entrer dans la scène était d’autant plus réelle. En fait, les portraits historiés ont ceci d’hors du commun au sein des peintures d’histoire religieuses qu’ils permettent une accessibilité

226Hans Belting, L’image et son public au Moyen-Âge, Paris, Monfort, 1998, p. 219.

227Marcia B. Hall, The Sacred Image in the Age of Art : Titian, Tintoretto, Barocci, El Greco, Caravaggio,

New Haven, Yale University Press, 2011, p. 260.

228 Ibid., p. 250. 229 Ibid., p. 259. 230 Ibid., p. 264.

divine qui était au cœur de ces représentations231. Non seulement les saints personnages sont rapprochés du spectateur par diverses stratégies, mais en plus l’utilisation de portraits réels dans cette scène participe à augmenter la relation psychologique que le spectateur entretient avec l’œuvre232. De fait, les individus représentés dans Laissez les enfants venir à moi ne sont plus les observateurs distants et passifs tels qu’on pouvait les observer dans les portraits de donateurs des siècles précédents; ils en deviennent littéralement les acteurs. Ce sont effectivement les vrais parents qui présentent le fils ainé au Christ et non plus la représentation fictive d’une famille imaginée233.

Plus encore, il y a un parallèle à considérer sur le plan de la pratique religieuse catholique en lien avec la Contre-Réforme, dans lequel le lecteur de la Bible était invité à s’identifier à un personnage en particulier. De cette manière, il approchait l’histoire de manière empathique en s’y reliant personnellement234. Un exemple de cela se trouve dans l’Exercitia Spiritualia (1554) d’Ignace de Loyola, fondateur de l’ordre des Jésuites dont l’action s’avéra d’une importance capitale pour la diffusion de la foi catholique à Anvers. En fait, il y considère que l’on doit prier en s’imaginant prendre part aux événements bibliques, tout en réfléchissant à la manière par laquelle notre vie pourrait être associée à celle du personnage. Ainsi, si l’on assistait à la Dernière Cène, serions-nous plutôt dans le rôle de Judas ou de l’un des apôtres235? De la même manière, le spectateur qui regarde une œuvre d’art doit chercher à s’identifier aux personnages pour mieux communiquer avec l’œuvre et ce qu’elle véhicule. Cet enseignement transparaît tout particulièrement dans Laissez les enfants venir à moi par le choix du thème et la manière avec laquelle le spectateur peut s’introduire dans la scène de bénédiction à l’exemple de la famille portraiturée — en étant la mère aimante qui porte son fils à la bénédiction, le père protecteur en état d’adoration, l’ainé en recueillement, la sœur joueuse, etc.236. Bref, ce renouveau religieux met l’accent sur la création d’un lien plus direct avec le spectateur et par le biais de son portrait historié et de ce qu’il représente, Van Dyck réussit à abolir au maximum la limite psychologique et physique entre les deux.

231 John Peacock, The Look of Van Dyck : the Self-Portrait with a Sunflower and the Vision of the Painter,

Burlington, Ashgate, 2006, p. 64.

232 Ann Jensen Adams, Public Faces and Private Identities in Seventeenth-Century Holland : Portraiture

and Production of Community, New York, Cambridge University, 2009, p. 160.

233 Ibid., p. 164.

234 Sixten Ringborn, De l’icône à la scène narrative, Paris, G. Monfort, 1997, p. 10. 235 Jonckheere, Op. cit., p. 161.

Désacraliser le sacré

Si le fait d’inclure un portrait dans une peinture d’histoire religieuse augmentait le sentiment empathique ressenti par le spectateur face à l’œuvre, c’est principalement parce que cette approche désacralisait d’une certaine manière cet art que l’on considérait sacré. Puisque le mouvement de la Contre-Réforme cherchait à démocratiser l’art afin de le rendre plus accessible au spectateur, tenter de rapprocher le monde biblique du monde réel par le biais de la représentation picturale apparut comme l’un des moyens d’y arriver237. Cette démarche se retrouve chez les peintres anversois dès 1566-1585, soit durant les années correspondant à la crise iconographique qui constitue encore aujourd’hui une période relativement oubliée de l’histoire. D’ailleurs, Koenraad Jonckheere mentionne dans son épilogue que cette désacralisation du corps saint est essentiellement une expérimentation flamande et qu’en ce sens, il n’est pas surprenant de retrouver chez ces peintres des affinités avec Caravage. À ce propos, Adriaen Thomasz Key (1544-1599) et Frans Pourbus (1545-1581) sont deux artistes ayant expérimenté avec la désacralisation du sujet des années avant Caravage, quoique les œuvres des Flamands n’aient quant à elles jamais soulevé l’indignation des foules tant elles semblaient provocatrices238.

En observant Laissez les enfants venir à moi, nous comprenons que cette désacralisation opère à un deuxième niveau de compréhension, donc beaucoup plus dans la lignée de ce que les peintres flamands faisaient. Tout d’abord, il ne s’agit pas simplement de représenter dans cette œuvre une intrusion de la part de la famille portraiturée dans une époque biblique; l’espace y est beaucoup plus ambigu que cela. En effet, l’arrière-plan n’indique pas un emplacement antique ou biblique, mais plutôt un endroit neutre où deux temporalités pourraient vraisemblablement se rencontrer. Le drapé rouge et la colonne sont également deux éléments qui reviennent dans tous les portraits de jeunesse de l’artiste de même que dans quelques-unes de ses œuvres religieuses de l’époque239. De plus, alors que les œuvres du Caravage se situent directement dans l’univers contemporain ou encore dans la vie quotidienne, celle de Van Dyck joue sur l’indétermination de la situation. Une certaine désacralisation survient malgré tout en faisant de cet espace un endroit accessible au spectateur, qui ne considérait pas cet arrière-plan comme étant indicatif d’une

237 Hall, Op. cit., p. 253. 238 Jonckheere, Op. cit., p. 270.

époque ancienne, mais plutôt comme une possibilité pas tout à fait fermée à l’expérience réelle. En ouvrant cette possibilité, l’artiste rend l’œuvre pénétrable.

Un second moyen de désacraliser l’œuvre est en renforçant la qualité humaine des personnages bibliques, soit dans ce cas-ci en retirant les symboles conventionnels indiquant la divinité du Christ : par exemple en supprimant son halo, en ne dirigeant pas de lumière directement sur son personnage et en ne le plaçant pas de manière à ce que sa tête surplombe celle des autres240. Toutes ces stratégies ont déjà été abordées en lien avec la représentation traditionnelle du Christ bénissant les enfants où les peintres, s’ils n’utilisaient pas tous ces éléments simultanément, en utilisaient au moins un. Le fait que Van Dyck n’en utilise aucun participe d’autant plus à l’ambiguïté de la situation de l’œuvre puisque dans le contexte du portrait historié où le divin et le réel se mélangent, une distinction accrue entre les deux mondes aurait pu paraître indiquée. Plutôt, cette différenciation participe à l’immédiateté de l’expérience telle que vécue par les portraiturés et qui se transmet au spectateur qui la regarde.

De même, si les portraits historiés ont généralement pour effet de désacraliser ce qui est sacré, le contraire occasionne sur les individus représentés un certain surnaturalisme241. En effet, les personnages matérialisés dans ces scènes sont récepteurs de l’action divine; en leur accordant cette place, l’action leur est désormais personnellement adressée plutôt qu’à un quelconque personnage fictif. À ce propos, Molanus écrit : « C’est à vous de juger si vous voulez aussi vénérer aussi les courtisans242 », signifiant que ces scènes mènent littéralement à vénérer quelqu’un de mortel que l’on pourrait connaître243. Plus encore, Van Dyck ne se contente pas de mettre sur un même pied d’égalité les figures bibliques et les membres de la famille, mais il déplace également l’illumination habituellement dirigée sur le Christ vers la famille. Cet effet de lumière autrefois destiné à marquer la divinité du personnage vient donc ajouter à cette ambiguïté en mettant non seulement la famille en valeur par un clair-obscur qui place les figures bibliques dans une relative pénombre, mais aussi en renforçant cette idée que la famille est frappée de

240 Hall, Op. cit., p. 261. 241 Jonckheere, Op. cit., p. 147. 242 Molanus, Op. cit. p. 228-229.

243 Les visiteurs avaient dû voir cette œuvre alors qu’elle était toujours en possession de la famille

portraiturée; ils ont certainement reconnu ses membres puisque le tableau met en valeur leur portrait. Bien que les portraits historiés soulignent l’action divine qui agit sur les membres de la famille, cela incite également les visiteurs à ne pas vénérer cette œuvre comme ils pourraient le faire avec une icône ou une peinture d’histoire religieuse où ne figurent pas d’individus connus.

l’action divine244. Somme toute, le portrait historié place les individus portraiturés dans une situation où ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas devient confus.

En définitive, la finalité même de ce genre reste énigmatique en raison des nombreuses conjonctures et du peu de certitude qu’il a suscité à travers les siècles. De fait, les portraits historiés sont généralement perçus comme étant une sorte de signature ou comme étant issus de réflexions humanistes ou théologiques — que cela soit véridique ou non. Cette existence reste toutefois très peu cherchée du côté du contexte politique et religieux alors que son utilisation y est fortement liée la plupart du temps, en plus de la personnalité de l’artiste et de la volonté des commanditaires245. Ces motivations sont d’autant plus difficiles à déterminer parce qu’elles se perdent à travers les siècles; dans le cas de Laissez les enfants venir à moi, il n’en reste presque rien. Toutefois, à travers une compréhension globale des valeurs véhiculées par le thème du Christ bénissant les enfants sur le modèle du portrait historié, il est possible de saisir la complexité de l’image des individus qui y sont portraiturés et dont ces œuvres constituent la vitrine246.