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20 I. Cadrage théorique et méthodologique de la recherche

1.3.2. Valeur interactantielle des actes

Nous avons parlé de sélection d’un « sens » pour la construction de l’hypothèse interprétative de l’interprétant, parler de « valeur » parait plus adapté lorsque les interprétants se mettent d’accord. Le terme « valeur » suggère l’idée que ce qui se construit est le résultat d’un accord entre les participants71.

Brassac et Grégori considèrent que l’acte de langage est « le maillon élémentaire qui forme la trame de l’enchainement conversationnel » (2000, p. 2 de la version en ligne) ; ils s’appuient sur la théorie d’Austin, Searle et Vanderveken et l’adaptent pour rendre compte de la dimension constructiviste de la co-construction du sens en interaction (cf. infra p. 107). Searle et Vanderveken proposent une théorie standard des actes de langage, décrivant les règles et les lois de la logique illocutoire (1985). Vanderveken enrichit cette théorie en une sémantique formelle générale (1988, 1990, 2004) dans laquelle il envisage qu’un Acte de langage est

71 En économie, par exemple, la valeur d’un objet est un compromis entre la valeur que lui donne celui qui le possède et celle que lui donne celui qui souhaite l’acquérir. La négociation peut se faire en amont par des études de marché ou ad hoc, avec le marchandage. La « valeur » au sens linguistique saussurien place un signe dans un système de signes, par rapport aux autres signes qui l’entourent. La valeur saussurienne est une valeur en langue, préexistant à la parole. De notre point de vue, la valeur sémiotique partagée d’un acte permet certes de placer cet acte parmi d’autres et de le poser « par rapport » aux autres, mais ce positionnement, cette valeur ne situe pas l’énoncé dans un système abstrait. « valeur » s’entend ainsi comme dans les expressions « accorder une valeur X », « prêter une valeur Y » où la valeur est une qualité subjective accordée à un acte.

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encadré par des conditions de succès et des conditions de satisfaction. Les conditions de succès sont celles qui sont nécessaires dans le contexte d’énonciation pour que l’Acte de langage soit réussi. Elles seraient celles nécessaires pour que l’énoncé d’une promesse soit une promesse : le locuteur doit s’engager personnellement (« je »), utiliser le présent ou le futur, être en mesure de réaliser la promesse (ou le faire croire), etc. Les conditions de satisfaction sont celles qui sont suffisantes sur l’état du monde pour qu’il soit réussi : pour que la promesse soit tenue, le locuteur doit mettre en place un état du monde dans lequel la promesse est tenue. Si cette distinction est un apport important dans la réflexion sur la théorie des Actes de langage, elle a été critiquée, en particulier à cause de la perspective unilatérale dont elle fait l’objet. La force illocutoire n’est considérée que du point de vue de l’énoncé et de son locuteur (dans une logique illocutoire).

La logique interlocutoire consiste en une dialogisation de la théorie étendue des actes de langage (Brassac 1992, Trognon et Brassac 1992, Ghiglione et Trognon 1993) en se référant à la notion de dialogisme telle que conçue par Jacques72. Brassac suggère de revoir la construction des actes de langage en considérant le dialogisme constitutif des interactions : un acte illocutoire n’est alors réussi que lorsqu’il est identifié (sélectionné) par l’interlocuteur et par le locuteur et qu’il fait l’objet d’un accord entre eux. Les conditions de succès sont alors à la fois les conditions énonciatives nécessaires et les conditions d’accord en intercompréhension nécessaires pour que l’acte ait une valeur interactantielle donnée.

Ainsi, la ‘valeur’ est le produit d’une co-construction. Mais le terme interlocutoire suggère que l’objet des interprétations est une production linguistique. « Interactantiel » suggère que la valeur accordée est commune aux interactants, pas seulement des interlocuteurs dans un dialogue.

72 Ce dernier distingue en effet sa conception du dialogisme de celle de Bakhtine :

« la parole n’est jamais première. Elle surgit au milieu des autres discours au point que le tissu même du texte est fait d’un déjà dit constitutif. Serait dialogique selon Bakhtine l’orientation de tout discours parmi ‘les autres discours’, de toute voix en tant qu’elle s’intègre au concert des autres voix. En somme, une orientation eu égard au déjà dit ou au dicible par le discours d’autrui. » (1985, p. 102),

« si l’intertextualité bakhtinienne met en valeur la diversité hétérologique des énoncés, elle renonce à faire entrer les interlocuteurs en relation constitutive. » (ibid., p. 105).

Dans sa conception du dialogisme, Bakhtine met au centre la relation entre un texte et tous les autres textes qui l’entourent, tous ceux qui ont participé à le faire tel qu’il est. L’intertextualité est la clé de cette notion. Jacques change de regard sur le dialogisme et réserve ce mot à la relation interpersonnelle fondamentale dans la construction du dialogue :

« nous entendons pousser au centre (ou plutôt au fondement) le rapport personnel d’interlocution. Dans sa valeur instauratrice, c’est le rapport d’interlocution plutôt que l’image de soi ou l’effet produit sur l’autre, qui est constitutif de la parole. » (ibid., p. 113),

« Le franchissement de la distance (dia) par le moyen du discours (logos) vers l’interlocuteur est réalisé par l’instauration d’une relation interlocutive » (ibid., p. 117),

« Si le dialogisme est une caractéristique fonctionnelle du discours, c’est que le mouvement de référenciation s’opère selon une participation collatérale des interlocuteurs. Les marques écrites ou les sons ne deviennent signifiants que dans la mesure où des interprètes en relation actuelle sont présents, qui les engagent dans ce processus. Un tel discours est doublement médiateur. Sa raison d’être est l’existence d’un réel extra-linguistique à dire qui convie les interlocuteurs en relation à s’y référer. De manière collatérale et convergente. » (ibid., p. 153).

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Passage de plusieurs sens personnels à une valeur interactantielle de l’acte

De nombreux détails des hypothèses interprétatives ne sont pas abordés ni considérés conjointement et ne font pas l’objet d’un accord. Ce sont des éléments d’importance jugée négligeable. La zone d’accord ne contient donc que les éléments supposés partagés, qui ont fait l’objet d’un accord ou non : l’intercompréhension peut être illusoire73. C’est la raison pour laquelle elle se construit puis se maintient mais peut être remise en question et ébranlée. Atteindre l’intercompréhension, c’est donc surtout atteindre un sentiment intersubjectif de satisfaction sur le degré de compatibilité entre les interprétations des participants.

1.3.3. Intersubjectivité

La notion d’intersubjectivité a pris plusieurs sens selon l’objet auquel elle a été appliquée74. Certains (Scheler par exemple) envisagent d’abord l’intersubjectivité comme une forme d’empathie par identification à l’autre et à ses expériences :

73 Selon que l’insatisfaction est repérée immédiatement ou plus tard dans l’interaction, il s’agit, dans le lexique usuel, d’« incompréhension » ou de « malentendu », le malentendu étant un cas particulier d’« incompréhension » (Trévise et de Hérédia (dir.) 1984).

74 Elle a été envisagée de façons très différentes selon que les chercheurs étaient plutôt philosophes, psychologues ou linguistes, et selon qu’ils appartenaient au courant internaliste ou externaliste des sciences cognitives. Espace interne et productions « privées » de l’interprétant (I) Acte de P Espace externe, produits « publics » exposés dans l’espace partagé

Sens de l’acteP Sens de l’acteI valeur interactantielle de l’acte Sens de l’acteI' + jugement de compatibilité avec Sens de l’acteP Réaction de P engendrant des négociations

jusqu’à accord ou réaction confirmatrice de P ratifiée par I. Espace interne et productions « privées » du producteur (P) Réaction de I

Sens de l’acteI''

+ jugement de compatibilité avec

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« For we certainly believe ourselves to be directly acquainted with another person’s joy in laughter, with his sorrow and pain in tears, with his shame in blushing, with his entreaty in his outstretched hands, with his love in his look of affection, with his rage in the gnashing of his teeth, with his threats in the clenching of his fist, and with the tenor of his thoughts in the sound of his words. » (Scheler 1913 [1954], p. 260, cité dans S. Gallagher 2005, p. 228)

D’autres (Zlatev, Racine, Sinha, et al.) l’entendent comme un sentiment de partage expérientiel :

« the sharing of experiential content (e.g., feelings, perceptions, thoughts, and linguistic meanings) among a plurality of subjects. » (2008, p. 1).

D’autres encore (Sinha et Rodríguez) donnent la priorité à la coparticipation à une action conjointe :

« Intersubjectivity is then essentially a matter of co-participation in joint action structures which, by virtue of their normative regulation, are conventionalized as social and communicative practices. […] Our account of intersubjectivity, then, accords priority to co-participation, action and practice over individual mental states. » (2008, p. 361-362)

D’autres enfin suggèrent que le terme « intersubjectivité » soit utilisé pour désigner le processus par lequel les interactants construisent un monde commun :

« the maintenance of a world (including the developing course of the interaction itself) mutually understood by the participants as some same world. » (Schegloff 1991, p. 151).

Dans la perspective d’une application à l’intercompréhension, l’intersubjectivité relève à la fois de l’empathie et de l’orientation de l’attention dans une direction commune. L’interprétant s’efforce de prendre en compte le point de vue de l’autre pour construire une hypothèse interprétative. Cet effort ne peut être entrepris que s’il identifie l’expérience que le producteur vit ou décrit et s’il recourt à ses souvenirs d’expériences similaires pour interpréter les indices fournis75. La prise en compte de l’expérience de l’autre permet également une évolution conjointe du maintien ou du déplacement de l’attention.

Nous accordons à l’intersubjectivité trois caractéristiques principales :

Le courant internaliste, principalement représenté par la théorie de l’esprit, envisage l’intersubjectivité d’abord comme l’identification réciproque des intentions des participants à l’interaction. L’interprétant reconstruit ce qui se passe dans l’esprit du producteur, en observant son comportement et en construisant des hypothèses sur son état d’esprit pour l’expliquer. Il pose également une séparation primordiale entre soi et les autres : l’interprétant doit combler cette distance grâce à une « théorie » ou à une « simulation » de l’esprit de l’autre (Malle & Hodges 2005). Elle conçoit enfin la cognition comme étant un processus d’abord interne. De ce point de vue, l’intersubjectivité est la construction réussie d’un pont virtuel entre l’esprit et les intentions du producteur et le récepteur qui parvient à retrouver ce que le producteur a « voulu signifier ».

75 L’expérience de l’autre est directement perçue. Cette appréhension directe est permise par l’existence des neurones miroirs qui mettent en place une forme de « perception sociale enactive » (enactive social perception, S. Gallagher 2005). Ces neurones miroirs ne distinguent pas l’auteur du phénomène perçu : que l’individu soit le producteur ou interprétant d’un acte ou d’une émotion par exemple, ils s’activent de la même manière (l’activité des neurones miroirs nécessite que l’individu ait ressenti et observé l’expérience et qu’il ait connecté les deux réalités).

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l’attention des interactants est orientée dans une direction commune ;

les interactants ont chacun conscience que leur attention est orientée dans la même direction que celle de l’autre et que cet état est réciproque ;

les interactants prennent en compte l’expérience de l’autre (telle qu’ils la perçoivent) pour faire évoluer leur attention et leur perception de l’attention de l’autre afin de maintenir une attention commune et afin de construire une hypothèse interprétative qu’ils pensent acceptable.

Pour nous, l’intersubjectivité est donc d’abord une co-conscience d’une attention partagée vers un même objet et une expérience incarnée par l’un et incarnée par procuration par l’autre76. Cette orientation commune, partagée et consciemment partagée facilite le partage de connaissances, l’accès rapide à un accord sur le sens, et l’efficacité des actions conjointes. L’intersubjectivité modifie donc la relation des interactants au monde puisqu’ils s’orientent mutuellement vers l’objet de leur attention et se guident afin de maintenir cette attention. Elle participe à la construction de la valeur interactantielle des actes grâce à l’identification mutuelle au vécu de l’autre et à la création d’une zone sémiotique partagée : elle construit une connexion incarnée et située entre les interactants.