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20 I. Cadrage théorique et méthodologique de la recherche

1.2.6. Évaluation de l’hypothèse interprétative

Le processus d’interprétation aboutit à une hypothèse interprétative (cf. supra p. 27). Ce résultat est évalué par l’interprétant. Allwood et Abelar parlent du manque de compréhension (« lack of understanding ») comme d’un « gradual phenomenon which can vary from a total lack to a more or less complete understanding » (1984, p. 29). Le qualificatif « complet » est

69 Des recherches ont été plus particulièrement menées depuis les années 1980 à ce sujet : Lyons 1980, Frijda 1986, Byrne et Eysenck 1993, Constans, Penn, Ihen et al. 1999, Forgas 2000 et 2002, Blanchette et Richards 2003.

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quantitatif : il suggère qu’une interprétation satisfaisante est une interprétation sans lacunes. Si nous sommes d’accord avec la notion de continuum entre interprétation satisfaisante et non satisfaisante, le qualificatif « satisfaisant » semble davantage convenir : il suggère un point de vue qualitatif et nécessite un point de repère extérieur : satisfaisant pour…, en fonction de…, par rapport à tel besoin. Ainsi, l’interprétation n’est pas « réussie » ou « ratée » selon qu’elle est complète ou incomplète, mais elle est « satisfaisante » ou « insatisfaisante » selon si elle permet à l’interprétant de se sentir autonome par rapport à l’utilisation du contenu, en fonction de ses besoins : elle peut être lacunaire mais jugée suffisante pour agir.

L’interprétant a un accès direct à son hypothèse interprétative : il la juge sans intermédiaire. Le producteur de l’acte interprété a accès à la réaction de l’interprétant et doit reconstituer son hypothèse interprétative pour l’évaluer. L’hypothèse interprétative passe ainsi par plusieurs stades de jugement : l’interprétant la juge une première fois, puis le producteur juge celle qu’il a construite à partir de la réaction de l’interprétant. Ce jugement est ensuite considéré par l’interprétant qui peut revenir sur son hypothèse. Ces stades sont schématisés dans un graphique suivant :

Chaque nouveau jugement peut entrainer une modification de l’hypothèse. Cet aller-retour peut se réitérer jusqu’à ce que les deux parties soient satisfaites de la compatibilité entre leurs interprétations.

L’« interprétation » désigne à la fois l’ensemble des processus mis en œuvre pour donner un sens à un objet et le résultat de ces processus après que les interactants se sont accordés sur sa

hypothèse interprétativeP

hypothèse interprétativeP sur

hypothèse interprétativeI

Producteur de l’acte initial

hypothèse interprétativeI

hypothèse interprétativeI sur

hypothèse interprétativeP sur

hypothèse interprétativeI Réaction E va lua ti on de la com pa ti bi li té Réaction E va lua tion de la com pa tibi lit é Interprétant Jugement

50 I. Cadrage théorique et méthodologique de la recherche

valeur interactantielle (cf. infra p. 52). L’« hypothèse interprétative » désigne le résultat de ces processus avant qu’ils ne tombent d’accord ; ce terme a été choisi parce qu’il laisse transparaitre l’idée que le sens est communicable, et non communiqué, il manifeste l’opération de sélection qu’effectue l’interprétant et le fait que la sélection va faire l’objet d’une évaluation et d’une éventuelle négociation. Dans la deuxième partie, les analyses relatives à l’interprétation portent en particulier sur la construction et la mobilisation des attentes et sur l’évaluation de l’hypothèse par l’interprétant. La construction et la mobilisation des attentes permettent de faciliter l’interprétation et par conséquent d’augmenter les chances que l’intercompréhension soit satisfaisante ; l’évaluation de l’hypothèse interprétative est quant à elle décisive dans le choix de la réaction de l’interprétant. Ces aspects de la gestion de l’intercompréhension font également l’objet de propositions dans la troisième partie.

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1.3. L’intercompréhension

La notion d’intercompréhension70 prend son essor dans les années 1980 lorsque les chercheurs européens redonnent du poids au constructivisme (cf. infra p. 107) et l’envisagent comme constitutif du fonctionnement des interactions (Noyau et Porquier (dir.) 1984, de Hérédia Deprez 1986, Gülich 1986, Vasseur 1989, Quéré 1989, Bange 1990). En même temps, des recherches se développent aux États-Unis en psychologie, dans le paradigme externaliste (cf. infra p. 111) qui se met en place (Resnick, Levine et Teasley (eds.) 1991, Wertsch et Minick 1990). C’est Brassac (1998, 2000, 2001) qui a effectué le lien direct entre le terme « intercompréhension » et une définition externaliste de la notion. Nous définirons d’abord cette notion avant de développer sur son contenu, la valeur interactantielle des objets interprétés, sur l’intersubjectivité qu’elle implique, et sur l’organisation des actions qui la créent. En conclusion, les spécificités de la gestion de l’intercompréhension dans une interaction en langue étrangère seront explorées.

1.3.1. Définition

L’intercompréhension est parfois considérée comme l’ajustement de l’interlocuteur au locuteur (un ajustement unilatéral) : l’interlocuteur reconstruit un sens que le locuteur a exprimé dans un acte verbal. Dans cette approche objectiviste, le locuteur recourt à un ensemble de règles encadrant l’usage de la langue en contexte pour mettre un sens en mots : il y a une correspondance entre l’intention de communication, la formulation et le sens de l’énoncé et l’interlocuteur doit retrouver le sens intentionnel de l’énoncé en réopérant les calculs interprétatifs linguistiques et pragmatiques. De ce point de vue, l’intercompréhension est la conséquence positive d’un processus effectué par l’interlocuteur et ratifié par le locuteur.

D’un point de vue constructiviste, l’intercompréhension est le résultat d’un processus collaboratif d’élaboration du sens par les interactants. Ils s’intercomprennent lorsqu’ils parviennent à un accord dont ils sont coresponsables et qui émerge dans l’interaction (Roulet 1981, Roulet, Auchlin, Moeschler et al. 1985, Trognon et Brassac 1992, Cahour 1998, Brassac 2000, etc.). L’intercompréhension est un espace sémiotique, une zone d’accord intersubjective, qui émerge dans l’entre-deux conversationnel grâce à la négociation active des interactants :

70 Ce terme a été utilisé en didactique du plurilinguisme dans un autre sens : l’intercompréhension entre langues parentes est alors la capacité de deux personnes à comprendre ce qu’ils se disent, chacun dans sa langue. Ces définitions montrent des variations sur le même air : « comprendre les langues sans les parler » (Blanche-Benveniste 1997, p. 5), « Le concept d’intercompréhension : La capacité de comprendre et d’être compris dans une langue inconnue à travers des stratégies communicationnelles diversifiées (verbales et non-verbales). » (Capucho 2003) et « compétence développée en prenant appui sur les ressemblances entre langues généralement voisines pour faciliter le processus d’apprentissage de la compréhension de celles-ci dans le but de s’exprimer chacun dans sa langue et de comprendre l’autre. » (Jamet 2010). Nous utilisons la notion d’intercompréhension dans un sens tout à fait différent.

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« la conversation est modélisée comme une dynamique cognitive conjointe où les énoncés successivement proférés acquièrent une signification rétroactivement. Ce sont les interactants qui, via les interprétations en acte qu’ils réalisent au long du devenir de l’interaction, assignent un statut interlocutoire aux formes langagières qu’ils accomplissent en échangeant. L’ensemble se réalise sur fond de négociation continue des significations des formes produites. […] La conversation est alors envisagée, du fait de cette co-responsabilité, comme lieu de création de cognitions distribuées sur les entités en interaction ; comme lieu de l’intercommunicabilité des cognitions, cognitions intrinsèquement et fondamentalement étayées sur la relation intersubjective. » (Brassac 2007, p. 161)

Nous adhérons à cette perspective dans laquelle l’intercompréhension est atteinte par la co-construction d’un espace d’accord sur le sens, ou dirons-nous plutôt, sur la valeur interactantielle (cf. 1.3.2.) des objets interprétés. La définition de l’intercompréhension réunit donc plusieurs éléments :

elle est le résultat d’un travail conjoint, collaboratif entre les interactants ; elle est une zone d’accord sémiotique intersubjective ;

elle concerne la valeur interactantielle des actes, la valeur que les interactants s’accordent à leur donner ;

elle se co-construit puis se maintient, elle peut être remise en question et ébranlée avant de retrouver un état stable : l’accord obtenu est relatif, toujours provisoire, éventuellement stabilisé.