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3. Choix théoriques et méthodologiques de la recherche

3.1. L’arrière-plan conceptuel

3.1.1. L’approche constructiviste du sens

Sur le plan épistémologique, le constructivisme est un paradigme selon lequel le monde ne peut être observé qu’en tant que construction par le chercheur. En effet, la perception est jugée comme un processus actif qui découpe le monde selon des catégories socialement construites et qui influence l’interprétation du monde : la construction des objets du monde est partielle et orientée parce qu’ils sont catégorisés et délimités dans leur environnement156 (R. M. Warren et R. P. Warren 1970). De plus, toute étude observe l’objet de la recherche sous un angle spécifique (par exemple, nous étudions la communication du point de vue de l’intercompréhension plutôt que de celui des ondes sonores qui frappent les tympans et envoient un signal nerveux au cerveau), en conséquence de quoi le regard du chercheur sur son objet de recherche est également partiel et orienté.

L’application de ce paradigme aux sciences du langage et à la didactique touche des éléments cruciaux pour ces sciences : la nature du sens, celle des connaissances et celle de

156 Les recherches sur les filtres auditifs (cf. supra p. 35 et Flege 1981) ou sur les filtres visuels (les cônes rétiniens permettent de percevoir certains spectres de couleurs et pas d’autres, vingt-quatre images par seconde suffisent à donner une impression de vision de mouvement, etc.) manifestent cette subjectivité dans la perception. Concernant la délimitation dans l’environnement des objets, le débat sur la limite des couleurs est un exemple de cette catégorisation que les cultures construisent sur des objets non délimités dans la nature.

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l’apprentissage par exemple. L’objectivisme, auquel le constructivisme s’oppose, conçoit le sens comme inhérent à l’énoncé qui le « contient », énoncé qui représente ce à quoi il réfère, comme s’il y avait correspondance entre le langage et le monde :

« Linguistic expressions get their meaning only via their capacity to correspond, or failure to correspond, to the real world or some possible world; that is, they are capable of referring correctly (say in the case of noun phrases) or of being true or false (in the case of sentences). » (Lakoff 1987, p. 167).

Le constructivisme conteste cette relation d’équivalence entre sens, mots et monde et postule au contraire que le sens est construit par les interprétants (ce qui correspond à l’idée de la communicabilité du sens proposée par Jacques, cf. supra p. 27). La relation entre mots et sens n’est pas une relation d’équivalence, mais ce que nous appellerions une relation de suggestion : les mots constituent des indices, l’interprétant les perçoit (ou pas, ou partiellement), les identifie, les relie aux autres occurrences de ce mot dans ses expériences précédentes d’interprétation et choisit un sens en fonction des autres indices qu’il aura jugé pertinents de considérer. La non communicativité du sens et au contraire sa communicabilité impliquent que chaque hypothèse interprétative a la même valeur qu’une autre, qu’il n’y a pas d’hypothèse fausse, que l’interprétant n’est pas coupable, et qu’il n’y a d’ailleurs ni bon ni mauvais interprétant : il y a plusieurs interprétants, chacun responsable de son hypothèse interprétative prêt à la confronter à celle de l’autre, à la réviser ou à inviter l’autre à réviser la sienne s’ils ressentent une incompatibilité entre les deux.

Dans une langue et une culture étrangères, la non correspondance entre sens, langage et monde est encore plus prégnante : l’interprétant ne peut pas se fonder157 sur une supposée équivalence entre

− un objet, un comportement ou un mot dans sa langue ou dans sa culture maternelle, − un sens, et

− un objet, un comportement ou un mot dans une langue ou dans une culture étrangère. L’hypothèse interprétative d’un énoncé produit dans une langue étrangère peut sembler originale ou étonnante au producteur qui s’exprimait dans sa langue maternelle alors que si elle a été produite par l’interprétant non natif, c’est probablement qu’elle lui a semblé la plus probable ou la plus cohérente étant donné les autres indices considérés. Là encore, négociations et explications peuvent conduire les interactants à co-construire une zone d’intercompréhension (cf. 1.3.1. p. 51, 1.3.2. p. 52, 1.3.3. p. 54 et 1.3.5. p. 59).

Le constructivisme a également un impact sur la conception de la connaissance. Dans une perspective objectiviste, une connaissance est une réalité unique indépendante de la personne qui la possède. En conséquence, l’enseignement consiste à transmettre une connaissance immuable à des apprenants qui l’apprendront telle qu’elle a été enseignée, comme si enseignant et apprenant étaient des vases communicants. Désautels et Larochelle proposent de définir ainsi le constructivisme en didactique :

157 Il peut au mieux s’appuyer sur une possible similarité, tout en sachant que cela comporte des risques pour l’intercompréhension.

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« Être constructiviste, c’est partager deux convictions qui traduisent l’essentiel de ce mouvement. La première est en ce que le savoir ne peut pas être transmis passivement, mais qu’il doit être construit activement par le sujet-en-quête-de-connaissance. La seconde, c’est que la cognition doit être vue comme une fonction adaptative qui sert à l’organisation du monde de l’expérience plutôt qu’à la découverte d’une réalité ontologique. » (1992, p. 26-27)

Du point de vue constructiviste, la connaissance n’est pas objective ou extérieure à l’individu. Au contraire, elle est construite, adaptée, appropriée par l’apprenant. L’appropriation nous parait être une notion clé du constructivisme : elle met en relief

− le fait que la connaissance est malléable,

− le fait que l’apprenant conçoit à sa manière la connaissance, et

− le fait qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise appropriation, seulement des appropriations éventuellement partielles, toujours personnelles.

Piaget (1937 [1967]) et Vygotsky (1934 [1997] et 1978) prônent une conception constructiviste (socioconstructiviste pour Vygotsky) de la connaissance et de l’apprentissage. Piaget considère que chaque individu a organisé un système de préconceptions (ou schèmes) à partir de ses expériences intuitives ; il suppose qu’il y a interaction entre l’individu et l’objet auquel il est confronté :

« L’intelligence ne débute ni par la connaissance de soi, ni par celle des choses comme telles, mais par celle de leur interaction, et c’est en s’orientant simultanément vers les deux pôles de cette interaction qu’elle organise le monde en s’organisant elle-même. » (1937 [1967], p. 311).

L’individu s’approprie les connaissances en fonction de ses préconceptions, ce qui modifie ses préconceptions, qui à leur tour modifient sa perception du monde. L’apprentissage est donc selon nous l’interprétation et l’appropriation d’une réalité en fonction des préconceptions ; l’apprentissage est la déstructuration et la restructuration des préconceptions en fonction de la réalité en cours d’appropriation.

Vygotsky a reproché à Piaget une prise en compte insuffisante de l’aspect social de l’apprentissage158. Le chercheur russe montre que l’enfant est capable de s’approprier beaucoup plus s’il est accompagné159 dans la découverte et la construction de ses connaissances que s’il est seul. Il formalise cela à travers la notion de zone proximale de développement (« zone la plus proche du développement actuel » étant une traduction plus précise du texte russe d’origine, 1934 [1997]), définie comme

« la distance entre le niveau de développement actuel tel qu’on peut le déterminer à travers la façon dont l’enfant résout des problèmes seul et le niveau de

158 Les travaux piagétiens ont par la suite été développés en intégrant cette critique (Doize et Mugni 1981, Perret-Clermont 1979).

159 La notion de médiation dans l’enseignement-apprentissage renvoie par exemple aux travaux sur les séquences potentielles d’acquisition qui apparaissent dans l’interaction et qui peuvent conduire un interactant à modifier une préconception grâce à l’intervention d’un partenaire de l’interaction.

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développement potentiel tel qu’on peut le déterminer à travers la façon dont l’enfant résout des problèmes lorsqu’il est assisté par l’adulte ou collabore avec d’autres enfants plus avancés » » (Vygotsky 1978, p. 86, traduction de Schneuwly et Bronckart 1985, p. 110).

Plaisance et Vergnaud observent le rôle du médiateur (l’enseignant, ici) dans l’appropriation de ses connaissances. Celui-ci déploie une multitude de méthodes :

« on note d’abord que les enseignants parlent en premier lieu pour exercer des demandes sur les élèves, les entraîner dans une activité, et en clarifier le contenu le mieux possible. Lorsque les élèves sont ainsi engagés dans une situation, les enseignants interviennent encore pour attirer l’attention des élèves sur certaine information ou certain objet pertinent. Parfois encore, ils évoquent une connaissance utile, ou bien énoncent des questions plus précises, dont la fonction est d’aider les élèves à resserrer leur recherche autour d’un objet, d’une action, des commentaires destinés à favoriser leur raisonnement et à les aider à régler, planifier et contrôler leur conduite. » (1993, p. 54)

On voit à travers cette énumération d’actions à quel point l’enseignant a un rôle de coparticipant dans la construction des connaissances chez l’apprenant. Il organise et prépare la confrontation entre l’apprenant et une information nouvelle, il aide à repérer l’élément déclencheur de la déstabilisation cognitive, il oriente la perception de l’objet à acquérir, il guide la restructuration des préconceptions.

Cette posture constructiviste se répercute sur différents aspects de ce travail. Le lexique utilisé ici reflète autant que faire ce peut les conceptions discutées ci-dessus : nous avons déjà manifesté notre préférence pour « interpréter » par rapport à « comprendre », pour « potentiel de sens » par rapport à « sens » ou à « signification », pour « construire une hypothèse » par rapport à « retrouver le sens de », pour « négociation de la valeur interactantielle » d’un acte ou « coproduction d’une zone d’intercompréhension » par rapport à « ajustement par l’interprétant au sens exprimé par le locuteur », etc.

Dans les analyses, « exposer », « formuler » et « manifester » seront préférés à « dire que », « informer », « communiquer » ou d’autres verbes qui suggèreraient que l’intervention, l’acte signifiant ou le mot contiendraient un sens que nous connaissons ; « exposer » et « s’approprier » seront préférés à « transmettre » en ce qui concerne l’enseignement ; « ce que le producteur a dit » désigne la production verbale, non le sens. L’expression « informations fournies » peut être interprétée comme « informations mises à disposition » ou « accessibles ». Enfin, nous ne parlons pas de ce que les productions « veulent dire » ni « signifient », mais de la façon dont elles peuvent « être interprétées » ou de ce qu’elles « suggèrent » ou « manifestent » (c’est-à-dire le potentiel de sens que les interprétants peuvent probablement en tirer).

Sur le plan de la démarche d’analyse, le contenu de l’hypothèse interprétative d’un interprétant n’est pas analysé à partir du sens que nous évoque ce qui est interprété, ni à partir

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de sa réaction, mais lorsque c’est possible, sur la valeur interactantielle de sa réaction et ce qu’elle laisse transparaitre de l’hypothèse (cf. infra p. 3.3.1.).

L’objet des analyses rend également compte de ce positionnement : le chapitre 4 récapitule les types d’indices sur lesquels l’interprétant s’appuie pour construire une hypothèse interprétative et les types d’indices qui peuvent transparaitre quant à l’état et au contenu de l’hypothèse dans la réaction de l’interprétant. Le chapitre 5 présente des analyses du déroulement des négociations sur la valeur interactantielle des actes et de la co-construction de l’intercompréhension, sans poser de jugement sur la qualité ni la supposée « validité objective » des hypothèses. Enfin, dans la troisième partie, nous prenons le parti d’envisager dans les détails l’enseignement et l’apprentissage de savoir-faire et de savoir-être qui correspondent aux moyens dont dispose l’interprétant s’il a la latitude de construire l’hypothèse interprétative qui lui convient et s’il a suffisamment confiance en cette hypothèse pour la défendre si elle était jugée insatisfaisante par le partenaire.