4. Ce que les réactions dévoilent des hypothèses interprétatives
4.1. Exposition du contenu de l’hypothèse interprétative
4.1.2. La demande de précision
D’autres expositions d’hypothèses ne servent pas à permettre l’évaluation du contenu des hypothèses, mais à manifester un sentiment d’incomplétude monologique jugé trop important par l’interprétant.
L’interprétant peut ressentir cette insatisfaction à plusieurs niveaux et formuler son besoin de compléments d’information de différentes manières, comme l’illustrent les extraits qui suivent :
. 6
Tiré du corpus Écrivain public Shamina pdf p. 272 Actes 117-128.
Transaction de service : contestation d’une facture pour le remplacement d’une vitre.
01. Jacqueline alors euh à l’occasion de travauxà l’occasion de travauxà l’occasion de travaux (lit) à l’occasion de travaux
02. alors en plus
03. alors ça a été cassé à quelleça a été cassé à quelleça a été cassé à quelleça a été cassé à quelle occasionoccasionoccasionoccasion
04. parce que là de la manière dont il écrit
05. à l’occasion des travaux de suppression
d’ac- (lit)
06. c’est l’entreprise qui l’a cassé c’est l’entreprise qui l’a cassé c’est l’entreprise qui l’a cassé c’est l’entreprise qui l’a cassé
07. ou: c’est vous ou: c’est vous ou: c’est vous ou: c’est vous
08. Shamina euh parce que euh avec nous
09. parce que il y a eu euh beaucoup de vent
10. Jacqueline oui
11. Shamina notre fenêtre ouvrir
12. notre cet- tout de suite c- fermer
13. ça a cassé petit peu
Information jugée insuffisante Question ouverte Question avec propositions / 7 " 8 (
Tiré du corpus Écrivain public Shamina pdf p. 278 Actes 413-423.
Transaction de service : contestation d’une facture pour le remplacement d’une vitre.
01. Shamina parce que mon mari en vérité il il n’est pas venu
02. parce qu’il travaille tout le temps
03. ne parler
196 Par exemple, la thèse de Fath (1995) dégage trois propriétés à « donc » : « donc » exploite une donnée qui fait l’objet d’un accord relatif entre les participants, il inspire une légitimité due à l’accord sur la donnée exploitée, et la donnée constitue une justification pour ce qu’introduit « donc », sans impliquer la conviction de l’énonciateur. La locution « par exemple » a été étudiée plus largement dans son rôle argumentatif (Ouellet 1989, Rossari & Jayez 2003), ce qui ne semble pas être le cas ici (« par exemple » désigne peut-être ici davantage la proposition d’hypothèse interprétative comme un exemple de sélection d’un potentiel de sens que comme l’introduction d’un contenu à valeur exemplaire). D’autres auteurs ont également étudié « c’est-à-dire » (comme Vassiliadou 2004 ou Jacquel 2005) et « peut-être » (Nølke 1988).
4. Ce que les Interventions dévoilent des interprétations 155 04. Jacqueline oui
05. Shamina à cause de çaà cause de çaà cause de çaà cause de ça ne peut euh
06. Jacqueline acostaacostaacostaacosta c’est quoi
07. Shamina ah non
08. mais
09. Élodie à cause de ça
10. Jacqueline à cause de ça
11. ah (rire) Production originale (prononcée /akosta/) Pointage + question ouverte 6
Tiré du corpus Scolarités de FLE Mayara pdf p. 802 Actes 145-153. Transaction de service : inscription à l’université
01. Mayara çaçaçaça sont poursont poursont poursont pour
02. Olivier ça c’est au cas où vous auriez des justificatifs
03. Mayara juscat-
04. Olivier à donner auprès de bah certains euh (sil) certains
05. comment dire
06. (sil)
07. euh (rire) comme des mutuelles les
assurances
08. pour bien prouver que vous êtes euh
étudiante
09. Mayara a::h
Question/Énoncé à trou
9
Tiré du corpus Écrivain public Chellamani 01 pdf p. 104 Actes 1496-1502.
Transaction de service : déclaration d’un incendie de voiture à l’assurance par courrier.
01. Jacqueline vous pouvez l’envoyer peut-être 02. Chellamani euh
03. recommandérecommandérecommandérecommandé c’est mieuxc’est mieuxc’est mieuxc’est mieux 04. Jacqueline recommandé
05. voilà
06. Chellamani recommandé mhm
07. Jacqueline c’est ce que je voulais vous: vous conseiller
Soumission de proposition
Dans ces quatre extraits, l’interprétant, qui produit les demandes, ne manifeste pas que de l’insatisfaction : dans le premier, Jacqueline ne revient pas sur la vitre ni sur le bris ; dans le deuxième, elle ne pose pas de question sur le mari, ni sur le fait qu’il travaille ni sur son absence ; dans le troisième, Mayara manifeste de la satisfaction vis-à-vis de son interprétation de certains aspects du document ; dans le dernier, Chellamani est satisfait de son interprétation de l’enveloppe, de l’état d’avancement de la situation et de la modalité de
156 II. Co-construction du sens et gestion de l’intercompréhension
l’action à mener (jusqu’à un certain point). Les partenaires ne reviennent pas sur ces éléments, qu’ils traitent comme s’ils avaient une valeur interactantielle satisfaisante : ils supposent que l’interprétant est satisfait de son hypothèse interprétative en ce qui les concerne. La demande de précision manifeste donc une satisfaction partielle.
Elle manifeste également une insatisfaction au sujet d’un élément précis de l’hypothèse interprétative des interprétants. Dans le premier extrait, le problème est causé par un sentiment d’ambigüité du sens construit « à l’occasion de travaux » (cette ambigüité ressentie transparait dans les Actes signifiants 05 et 06 où l’interprétante formule les deux sélections de sens concurrents qu’elle envisage « c’est l’entreprise qui l’a cassé ou c’est vous »). Dans le deuxième, la source du problème est désignée par une topicalisation : « acosta », qui réfère à une séquence phonique perçue à plusieurs reprises lors de l’interprétation des Actes signifiants précédents 197 . Dans ces deux premiers extraits, l’insatisfaction concerne l’interprétation d’un élément qui a été produit par un autre ; dans les deux suivants, l’objet du problème n’est pas un élément produit, c’est une pièce manquante de l’hypothèse interprétative globale que construit l’interprétant : Mayara se demande quelle fonction l’objet peut avoir, à quoi il peut lui servir (peut-être pour savoir ce qu’elle doit en faire, si elle peut le jeter, etc.), et Chellamani se pose une question sur les détails de la modalité d’envoi de l’enveloppe : lorsqu’il sera à la poste, comment devra-t-il procéder ? Dans les deux cas, il s’agit de détails concernant des actions à mener en autonomie, mais le problème aurait également pu porter sur une information non exposée que l’interprétant aurait jugée nécessaire pour réagir par exemple.
Les demandes de précision font donc suite à une insatisfaction vis-à-vis d’une partie de l’hypothèse interprétative locale portant sur un élément d’un Acte signifiant produit, ou vis-à-vis d’une partie de l’hypothèse interprétative globale pas encore abordée par les interactants mais jugée utile par l’interprétant.
L’interprétant peut réagir de deux manières : il peut manifester le manque (« alors ça a été cassé à quelle occasion », « acosta c’est quoi », « ça sont pour »), ou il peut soumettre une supposition198 au partenaire (« c’est l’entreprise qui l’a cassé ou: c’est vous », « recommandé c’est mieux »). Dans tous les cas, lorsqu’il demande une précision, il donne des indices précis quant à la source de son problème : la demande de précision est donc une stratégie
197 Nous l’avons transcrite par « à cause de ça » parce que nous avons supposé que la productrice de cette séquence phonique savait quel mot elle prononçait, et parce que nous l’avions interprétée comme « à cause de ça » au moment de l’interaction : la prononciation a été interprétée avec satisfaction par deux personnes sur trois, dont la productrice. Une annotation a cependant été ajoutée dans la transcription puisque la prononciation a engendré un moment d’exolinguisme (cf. supra p. 186).
198 Au sens proposé par le Trésor de la Langue Française informatisé (en ligne, entrée « supposition ») de : « proposition non vérifiée, conjecture avancée » (le dictionnaire précise « à titre d’explication plausible », mais d’autres dictionnaires ne restreignent pas ainsi le sens de « supposition », cette précision est trop limitative par rapport au sens que nous souhaitons donner à ce terme). La proposition, la conjecture (« idée non vérifiée, fondée soit sur une probabilité, soit sur l’apparence », TLFi) est soumise à évaluation lorsqu’elle est formulée : elle n’est pas encore vérifiée ; lorsque l’autre l’a évaluée, elle cesse d’être une supposition.
4. Ce que les Interventions dévoilent des interprétations 157
« coopérative » (cf. infra p. 207). La proposition de réponse manifeste une attitude coopérative plus grande encore puisque l’interprétant (producteur de la supposition) facilite le travail de son partenaire.
Enfin, l’interprétant a au moins cinq moyens différents de formuler sa demande. Il peut − poser une question ouverte (« alors ça a été cassé à quelle occasion »),
− poser une question fermée à choix multiples (« c’est l’entreprise qui l’a cassé ou: c’est vous »),
− poser une question fermée avec soumission de supposition (« recommandé c’est mieux »), − pointer la source et poser une question (« acosta c’est quoi »)
− construire un Acte signifiant inachevé et s’arrêter au niveau de la construction où l’information manque (« ça sont pour »),
− etc.
L’exposition du contenu d’une hypothèse interprétative sert le plus souvent trois objectifs de communication : elle sert à résoudre une incertitude ressentie par l’interprétant vis-à-vis de son hypothèse interprétative (4.1.1.), à compenser une lacune dans le processus d’interprétation et à vérifier une supposition le cas échéant (4.1.2.). Cette pratique est bénéfique pour la gestion de l’intercompréhension parce que l’exposition fournit des indices précis sur le contenu de l’hypothèse de l’interprétant au partenaire : ce dernier peut porter une évaluation plus informée qu’à partir des autres types d’interventions.
Certaines formulations d’hypothèses jouent le même rôle que les réactions fondées sur l’hypothèse interprétative, il s’agit de l’explication, de la co-énonciation et de ce que nous désignons comme la « réaction informative ». Elles sont décrites dans la section 4.3.
Le chapitre 5 revient sur l’utilisation de ce type d’Interventions pour la gestion de l’intercompréhension et le chapitre 6 présente les différences quantitatives de recours à l’exposition de l’hypothèse interprétative entre les locuteurs natifs et non natifs (6.3.1.). Il est évident que cette exposition est d’autant plus importante dans les interactions entre locuteurs natifs et non natifs que l’intercompréhension a davantage de risques d’être mise en difficulté dans ces interactions (cf. 1.2.4. et 1.3.5.). Dans la troisième partie, quelques propositions sont développées pour encourager les apprenants à produire des formulations de leur hypothèse interprétative.
158 II. Co-construction du sens et gestion de l’intercompréhension