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20 I. Cadrage théorique et méthodologique de la recherche

1.2.5. Les facteurs affectant l’attention

Les recherches sur l’attention en psychologie ont mené à une double distinction, répartie sur deux continuums (van Zomeren et Brouwer 1994). Le premier continuum concerne l’intensité de l’attention (la quantité d’attention portée, l’importance de l’énergie cognitive allouée à une activité) et le second concerne le degré de sélectivité des informations (la restriction des informations considérées pertinentes). Sur le continuum de l’intensité, l’on trouvera d’un côté l’attention de veille et de l’autre l’attention soutenue (voire la vigilance ou l’état d’alerte, selon le degré d’attention). Sur le continuum de sélectivité, on trouvera d’un côté l’attention

48 Pica, Young et Doughty (1987) ont comparé la satisfaction de l’interprétation de seize interlocuteurs non natifs de l’anglais d’un discours présenté par un locuteur natif, tantôt avec un discours pré-modifié (simplification, expansion et redondance), tantôt avec un discours modifié par l’interaction, et sans pré-modification. Il semble que les interlocuteurs non natifs aient été plus satisfaits de leur interprétation de manière significative lorsqu’ils ont pu participer activement à la modification du discours.

49 De nombreuses recherches se sont focalisées sur l’impact des caractéristiques des individus sur la construction de sens : âge (C. Brown 1959), sexe (Trudgill 1972), personnalité (Haberland 1959), culture(s) (Wolvin et Coakley 1982). Même si ces variations ne doivent pas être négligées, les analyses menées se focalisent sur d’autres éléments.

40 I. Cadrage théorique et méthodologique de la recherche

sélective50, puis l’attention globale51 (ou partagée) et enfin de l’autre côté l’attention détaillée ou analytique.

Dans les interactions de service administratives, l’usager doit gérer plusieurs types d’informations (chercher des réponses à ses questions, vérifier que l’agent a interprété sa demande de manière satisfaisante, être attentif au respect de ses intérêts, etc.) : il doit faire preuve d’attentions différentes en fonction des types d’informations qu’il cherche ou qui lui sont exposés.

La situation de l’interprétant

La situation52 d’une personne désigne les conditions de vie de cette personne sur un plan donné (travail, santé, logement, etc.). La situation est circonscrite temporellement par l’absence ou la présence de conditions morales, physiques, matérielles, etc. qui affectent la personne : recherche d’un logement, apprentissage, chômage, handicap, régime alimentaire, découvert bancaire, couverture santé, grossesse, par exemple. Certaines situations n’évoluent pas tout au long de la vie d’un individu (le prénom, la nationalité varient rarement pendant la vie d’un individu), d’autres sont temporaires mais stables (les phases de la vie, la scolarité, le travail, le logement), d’autres enfin sont transitionnelles : elles permettent de passer d’une situation stable à une autre53. Chaque situation a donc un début, une fin, et évolue pour passer de l’un à l’autre.

Dans les interactions de service administratives, l’usager s’adresse à un agent afin de modifier sa situation. L’usager est mu par un besoin engendré par sa situation ; il a l’intention de régler le problème ; pour cela, il conçoit un objectif et s’engage dans la coproduction d’un service administratif : l’enjeu du service administratif est d’atteindre cet objectif.

L’intention est un « avenir auquel on participe » (participatory future) ; elle n’a pas le pouvoir de prédire l’avenir, elle crée plutôt une « directionalité anticipatrice » (anticipatory directionality) :

50 L’attention sélective pose un filtre puissant sur tous les éléments jugés sans relation directe avec l’objet de focalisation (Hawkins et Presson 1986, Cherry 1953, Treisman 1960). L’attention peut être plus ou moins sélective, et le filtre (ou atténuateur) peut être plus ou moins puissant en fonction de la précision de l’objet recherché. Elle consiste en un processus en deux temps : d’abord l’élimination de tous les éléments non pertinents pour trouver l’élément recherché et puis la focalisation sur cet élément et l’occultation des autres.

51 L’attention globale ou partagée sert à percevoir les grandes lignes d’une situation. Elle ne se focalise pas sur un élément en particulier, mais sur un ensemble d’éléments essentiels à l’appréhension de la situation sans en retenir les détails (Hawkins & Presson 1986, Duncan 1993). Elle permet de traiter un grand nombre d’informations en les organisant en fonction de leur apport à l’interprétation dans son ensemble de la situation.

52 La notion de situation a été assez largement développée en linguistique, désignant en général l’ensemble des éléments qui sont à la disposition des participants. Nous préférons parler des circonstances de l’interaction pour désigner les particularités locales qui « accompagnent, entourent, conditionnent ou déterminent » l’interaction (Trésor de la langue française informatisé, entrée « circonstances »).

53 Selon la loupe qu’on l’on prend, une situation peut être transitoire (la maladie, entre deux états de santé autres que cette maladie, etc.) ou être stable (la maladie suit la situation transitoire de la contamination et précède celle de la convalescence, etc.).

1. L’objet de la recherche 41

« La direction n’est pas une condition initiale statique, un organe exécutif donnant des ordres qui guident l’action, elle s’inscrit au contraire de façon fluide dans un système dynamique de perception-action. » (Fogel 1993, p. 124-125, traduction de Engeström 2006, p. 137).

Les intentions donnent une direction à l’interprétation : l’interprétant cherche les informations qui peuvent lui être utiles (dans les interactions de service, les informations qui peuvent être utiles à l’amélioration de sa situation). L’interprétant maintient donc une attention de veille afin de s’assurer que ses intentions ont été interprétées de façon satisfaisante par l’agent et qu’elles sont respectées.

Les intentions54 de l’interactant sont intimement liées aux enjeux de l’activité pour lui (aux risques de pertes et aux chances de gains). La pression du besoin, de l’objectif et des enjeux du service oriente le processus d’interprétation : l’usager interprétant utilise son attention de veille pour s’assurer que les actions menées ne vont pas à l’encontre de ses intérêts.

Cependant, dans les interactions administratives, ses intérêts ne concernent pas seulement l’amélioration de sa situation ; ils sont en concurrence avec d’autres enjeux (risques de perte de temps, de perte de face, gain de connaissances générales, coopération de l’agent, etc.). L’usager établit des priorités dans ses intérêts et évalue les conséquences d’éventuelles concessions : la relation entre les participants est sujette à une double contrainte, celle de la valorisation des intérêts de chacun et celle du maintien de l’engagement de l’autre (Stébé 2008)55.

Les analyses de la partie 2 étudient l’impact des intentions et des attentes sur l’interprétation, et les propositions didactiques de la partie 3 en font également grand cas (cf. infra p. 211 et 423 et 430).

L’activité située

Le besoin de changer une situation (trouver un travail ou un logement, obtenir des papiers, une indemnité, etc.) peut motiver la mise en place d’une activité56. L’activité oriente l’interprétation et l’attention parce qu’elle est « située » (Suchman 1987 [2007], Lave 1988, Theureau 1992 [2004] et 2006, Quéré 2006a).

54 Gremmo et Holec (1990) puis Carette (2001) et Mendelsohn (2001) parlent de « bonnes raisons » pour écouter et d’« objectifs de compréhension » (ou purpose for listening). Carette parle également d’un « projet d’écoute ». La philosophie a beaucoup travaillé sur le sujet de l’intentionnalité, mais les perspectives développées donnent le plus souvent un sens étendu à l’intentionnalité, incluant pensées, croyances et désirs. La théorie des actes de langage a orienté l’étude de l’intentionnalité vers des analyses micros, au niveau de l’intention portée par un acte de langage (la valeur ou la force illocutoire). C’est à ce niveau que nous situons l’intention.

55 La théorie du facework développée par Kerbrat-Orecchioni (2005) à la suite de P. Brown et Levinson (1987), eux-mêmes inspirés de Goffman (1955 [2005]), est un exemple typique de gestion d’intérêts, entre valorisation de soi-même à nuancer pour ne pas trop dévaloriser l’autre, et valorisation de l’autre à nuancer pour ne pas trop se dévaloriser soi-même.

56 « An activity’s object is its real motive. Of course, the motive can be either material or ideal. The main point is that some need always stands behind it. » (Leont’ev 1979 [1981], p. 59). Traduit du russe vers l’anglais par James V. Wertsch.

42 I. Cadrage théorique et méthodologique de la recherche

La situ-ation (situatedness)57 de l’activité fait l’objet d’une interprétation et en même temps elle guide l’interprétation de l’activité et des actions des participants. L’environnement et les actions des participants sont dans une relation réciproque de participation à la construction du sens de l’autre : « [behavior] is reflexively constitutive of the world’s significance, which in

turn gives behavior its sense »(Suchman 1987 [2007], p. 15).

Les participants construisent l’environnement en lui donnant du sens : Suchman parle de « the full range of resources that the actor has available to convey the significance of his or her own actions and to interpret the actions of others. […] The sense of the situation I am after, […], is a radically performative and interactional one, such that the action’s situation is in significant respects constituted through, or stands in a reflexive relationship with, ongoing activity. It is through [that sense] that the sense and relevance, […], is produced, re-enacted, contested, and/or transformed. »58 (1987 [2007], p. 125).

Bateson suggère également que le contexte (l’environnement) est une construction du participant. Chacun l’envisage à sa manière selon ce qui est pertinent pour lui :

« Suppose I am blind, and I use a stick. […] If you are trying to explain a given piece of behavior, such as the locomotion of the blind man, then, for this purpose, you will need the street, the stick, the man; the street, the stick, and so on, round and round. But when the blind man sits down to eat his lunch, his stick and its messages will no longer be relevant –if it is his eating that you want to understand. » (1972, p. 459, cité dans Duranti et Goodwin 1992, p. 4)

L’environnement est construit par les participants, conditionné par l’activité dans laquelle ils sont engagés (Heritage 1984). Le type de lieu (en intérieur ou en extérieur), sa structure (l’arrangement des découpages de l’espace, pièces, couloirs, allées, etc.), son statut (domicile, commerce, parc, etc.), son apparence et son contenu (mobilier, décoration) et l’atmosphère qui s’en dégage (salubrité, luminosité, odeurs) situent les participants dans une action modelée par cet environnement.

Nous ajouterons à cela une distinction entre

− l’‘environnement’ physique et temporel de l’activité, qui comprend le lieu, les participants, les objets, tout ce qui est présent et qui peut offrir des « affordances » (ce que les agents peuvent faire de ce que l’environnement met à leur disposition, ou plutôt à ce que les items disponibles permettent de faire, Gibson 1977, cf. infra p. 114) pour l’activité et

− les circonstances de l’activité, qui comprennent l’environnement mais aussi les conditions économiques, sociétales, institutionnelles, et les paramètres spécifiques de l’activité menée

57 Nous parlons de « situ-ation » pour marquer le fait que c’est l’acte de situer l’objet de l’interprétation qui est désigné, et non les circonstances dans lesquelles cet objet a été produit (la situation, selon la terminologie de certains). Dans ce travail, le terme « situation » sert à désigner les conditions dans lesquelles se trouve un participant, d’un point de vue donné (cf. supra p. 40).

1. L’objet de la recherche 43

qui concernent la situation des interactants, le niveau de la réalité dans lequel ils se situent, leur humeur et leurs émotions, l’atmosphère59, etc.

Les circonstances affectent également le déroulement de l’activité : « every course of action depends in essential ways on its material and social circumstances. » (Suchman 1987 [2007], p. 70).

L’environnement institutionnel et sociétal participe en grande part à l’organisation des activités, en particulier administratives : il prévoit leur structure et donne du sens aux procédures et aux actions. En effet, il catégorise les besoins, fixe par des lois et des règlements les obligations, les interdictions, les autorisations, l’ordre des actions, leurs conditions de réalisation.

De nombreux travaux ont porté sur les schémas des activités60. Dans notre corpus, il existe un grand écart entre la maitrise61 par les agents et par les usagers des schémas en jeu. Les agents sont compétents pour l’activité dans laquelle ils sont engagés, mais pas nécessairement pour les autres activités auxquelles l’usager a participé ou qu’il va expérimenter pour faire progresser sa situation ; et les usagers ont une maitrise limitée du schéma de chaque activité, mais ils ont une vision d’ensemble de leur situation et des activités réalisées ou à réaliser ; ils acquièrent des connaissances plus précises sur le schéma des activités au fur et à mesure que les agents les guident, ils avancent davantage en réaction qu’en anticipation.

Cet écart dans la maitrise des schémas d’action et d’activité justifie que nous recourions à deux termes pour désigner les attentes des agents qui produisent des services récurrents et celles des agents qui produisent des services variables et des usagers : praxéogramme (Ehlich et Rehbein 1972) désigne les attentes des premiers, et plan d’action (Suchman 1987 [2007]) celles des seconds.

Le praxéogramme est un

« schéma d’actions verbales ou non-verbales qui correspond à la représentation cognitive intériorisée que l’on a du déroulement d’une interaction […], et qui sert en quelque sorte de patron à la gestion d’une situation de communication stéréotypée,

59 Ainsi, le malaise physique ou psychique, ou au contraire la détente, le sentiment de bienveillance et d’hospitalité naissent dans l’environnement, en fonction de lui. Et en même temps, les personnes dans l’environnement participent à la construction de ces ressentis. On voit par exemple des festivaliers s’évanouir en concert, des détenus réaliser des chorégraphies dans la cour de leur prison, des classes d’école égayées ou au contraire assombries par les élèves et les enseignants, etc.

60 La terminologie concernant la dimension schématique des activités humaines est abondante : schémas (Bartlett 1932, Chafe 1977, Rumelhart 1975), scripts (Schank et Abelson 1977), frames (Hymes 1974, Goffman 1974 [1991], Frake 1977), plans (Rumelhart 1975, Schank 1975, Schank et Abelson 1977), Memory Organization Packets ou MOPs (Schank 1982), genres (Bakhtine 1979 [1984]), partitions invisibles (Winkin (dir.) 1981), schémas d’action (Kallmeyer et Schütze 1976), ceux-ci pouvant être relatifs aux textes, aux discours, aux actions, aux activités, à des états, à des séquences, etc.

Le terme « praxéogramme » (Ehlich et Rehbein 1972) est le plus souvent utilisé pour faire référence aux séquences d’évènements et d’actions attendues dans une activité. C’est cette acception que nous retenons. Le terme « script » a été largement repris par les analystes de l’interaction et désigne davantage les séquences discursives attendues dans une activité.

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ou d’un genre discursif monologal […], permettant à chacun de planifier l’ordre de ses activités et de ses interventions verbales. » (Moirand 2002, p. 461-462)62.

Il est construit à partir de l’expérience passée personnelle, comme le fait remarquer Tannen : « all these complex terms and approaches amount to the simple concept of what R. N. Ross (1975) calls ‘structures of expectations,’ that is, that, on the basis of one’s experience of the world in a given culture (or combination of cultures), one organizes knowledge about the world and uses this knowledge to predict interpretations and relationships regarding new information, events, and experiences. »63 (1993, p. 16, nous soulignons).

Les unités du praxéogramme (les pragmèmes) sont relativement précises et impliquent une certaine maitrise de l’activité, comme l’illustre le schéma de l’exemple canonique du restaurant, reproduit page suivante. Les agents dont les actions sont planifiées et récurrentes se fondent largement sur le praxéogramme pour agir, seuls les détails sont gérés au cas par cas.

Les usagers n’ont pas assez d’expérience ni de connaissances techniques ou procédurales pour suivre un praxéogramme, et les agents de services variables peuvent avoir besoin d’un faisceau d’informations pour trouver le praxéogramme qu’ils doivent suivre. Avant cela, ils se situent plutôt dans un plan d’action.

Les plans d’action sont vagues (« our plans are inherently vague », Suchman 1987 [2007], p. 60), ils orientent les décisions lorsque l’action doit être menée :

« we generally do not anticipate alternative courses of action or their consequences until some course of action is already underway. It is frequently only on acting in a present situation that its possibilities become clear, and we often do not know ahead of time, or at least not with specificity, what future state we desire to bring about. » (ibid., p. 72).

Les informations manquantes sont souvent trop nombreuses et les actions à mener sont souvent trop vagues dans l’esprit des usagers pour qu’ils puissent mener leur part de l’activité sans s’en remettre régulièrement aux agents : ils suivent un plan d’action très global qui se précise au fur et à mesure. Le plan d’actions est constitué de l’ensemble des actions et des activités que les usagers sont capables de projeter lorsqu’ils considèrent la façon dont ils vont modifier leur situation. Si faibles soient-elles, leurs attentes issues des plans d’action participent à la construction des interprétations.

62 Cali (1999) note l’intérêt d’une notion malléable pour les corpus qui suivent un schéma théorique aux multiples réalisations possibles :

« à partir de cette multitude de scripts potentiellement présents dans le corpus de départ, de sélectionner ceux qui correspondent à des situations procédurales types, […] pour ensuite dégager pour chacune d’elle une structure canonique pouvant se transformer en outil d’intervention. […] un praxéogramme est un schéma théorique, marquant le cadre interactif, les interactants, les voies possibles, les boucles imaginables, pour arriver à un objectif précis. Il ne décrit pas une interaction particulière, mais il projette un savoir implicite en le formalisant. » (p. 291-292).

63 Ross Robert N. (1975) « Ellipsis and the structure of expectations » dans San Jose State University Occasional Papers in Linguistics n°1. p. 183-191.

1. L’objet de la recherche 45

Le praxéogramme du restaurant (Ehlich et Rehbein 1972, p. 225)64

Les attentes construites sur la base des connaissances des praxéogrammes et des plans d’action permettent aux interactants d’utiliser une attention globale pour s’orienter dans le schéma cognitif et agir en conséquence, une attention sélective pour chercher les indices qui

64 Le schéma est en allemand dans la version d’origine. Les termes en allemand sont reproduits en annexe p. 9-10.

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Partir Actions

Interactions Points de décision Ligne de temps par interactant

Frontière d’hyperpragmème

Frontière entre les sphères Copie de la sphère pour un actant Ligne de temps C li en t S er ve ur S er ve ur C ui si ni er

46 I. Cadrage théorique et méthodologique de la recherche

les informent sur les alternatives qui sont en train de se dérouler, et une attention analytique lorsqu’ils sont exposés aux informations qu’ils ont cherchées et repérées comme pertinentes.

Le niveau de la réalité et la sphère de compréhension de l’interprétant

Dans les interactions de service administratives, la situation de l’usager et le service dans lequel il est engagé le prédisposent à utiliser un « cadre »(Goffman 1967 [1974, 1991]) ou à se placer dans un « niveau de la réalité ». C’est à ces niveaux de la réalité que réfèrent Boussard, Mercier et Tripier (2004)65 lorsqu’ils parlent du « feuilletage de la situation » (de la situation de communication). L’idée est que

« Pour une même situation, il existe plusieurs définitions possibles. Et c’est de cette superposition ou feuilletage que naissent les tensions quand pour un même fait concret différents niveaux d’interprétation se rencontrent. » (p. 44).

Théoriquement, plusieurs niveaux de la situation coexistent, sont crédibles, et tous également valables :

Niveaux de la réalité et feuilletage de la situation

Les participants se positionnent dans le niveau de la réalité le plus approprié en fonction de leurs objectifs, de leurs attentes, de leurs intérêts, etc. Ce positionnement dans un niveau de la réalité crée une sphère de compréhension66, sorte de bulle dans laquelle l’interprétant se trouve et qui colore le monde dans une certaine tonalité67. Les interprétants sont toujours dans des sphères de compréhension différentes, mais elles sont le plus souvent compatibles : ils produisent alors des hypothèses interprétatives différentes mais compatibles.

La sphère de compréhension a plusieurs effets : elle influence le jugement de pertinence à priori que porte l’interprétant vis-à-vis des éléments de l’environnement ; ce jugement à priori

65 Cette notion est à rapprocher, selon les auteurs, de celles de vision tacite en ethnométhodologie, de définition de la situation (W. Thomas & Znaniecki 1998) et de paradigme (Kuhn 1962).

66 Nous maintenons ici le terme compréhension malgré les critiques formulées plus haut à son égard, pour marquer la dimension d’appropriation (le fait de faire sien). Dans le cadre du filtrage par la sphère de