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Valeur(s) et biodiversité :

Dans le document Quelle(s) valeur(s) pour la biodiversité ? (Page 147-153)

pour une discussion non-conclusive

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Emmanuel PUTMAN

Professeur à Aix-Marseille Université, LDPSC EA 4690

I. Trois questions interdépendantes

La question des valeurs de la biodiversité embrasse un objet, un constat, un objectif et un défi.

L’objet, la diversité des espèces et des écosystèmes, même si sa théorisation est récente dans l’histoire de la pensée (V. Devictor), suscite d’ores et déjà le constat unanime et angoissant de la dégradation et appelle l’objectif, la préservation au moyen d’une gestion durable et équilibrée, ce qui se heurte au défi de la globalité et de la complexité systémiques (È. Truilhé, M. Hautereau-Boutonnet, V. Devictor).

La question des rapports entre la biodiversité et les valeurs recoupe celle de l’évaluation des services écologiques. Celle-ci se prête à une certaine analyse économique, qu’on pourrait schématiser comme une analyse en termes de coûts : le coût de la biodiversité elle-même, mais aussi et surtout le coût de son effondrement.

La question de l’évaluation des services écologiques s’ouvre également à d’autres analyses : philosophique, biologique, anthropologique, juridique, etc. ; toutes ces analyses sont porteuses de discours sur la et/ou les valeur(s) de la biodiversité.

1. Les noms indiqués entre parenthèses sont ceux des participants aux débats oraux du séminaire de la fondation des Treilles, sans préjudice des nuances et précisions que les participants apportent dans les rapports écrits. La présente contribution s’inspirant des débats, son style oral a également été conservé.

L’analyse économique en termes de coûts s’élargit à une analyse pluridisci-plinaire en termes de valeurs. La question de la valeur des services rendus par la biodiversité est à la fois scientifique, économique, sociale, éthique (G. Bœuf ). La recherche de la ou des réponses ne peut pas se cantonner à la taxinomie – listes d’espèces disparues ou menacées – ni à la statistique – réduction de la diver-sité biologique exprimée en pourcentages – car la biodiverdiver-sité apparaît comme un processus (A. Papaux). C’est une éco-évolution qui a commencé il y a des milliards d’années, a connu des crises majeures et va, sous le coup de l’homo-généisation du vivant, vers une nouvelle crise majeure (G. Bœuf, V. Devictor).

II. Un mode de pensée dominant

On est frappé par la prégnance en la matière d’un mode de pensée « évalua-tionniste », qui identifie l’enjeu du débat comme l’évaluation des services que la biodiversité rend à l’humanité, et les valeurs pertinentes pour ce débat comme les instruments de ladite évaluation.

Le débat est d’emblée conditionné par le glissement de la conception de la valeur à celle de la biodiversité elle-même. Une conception ontologique de la valeur commande une approche de la biodiversité comme intrinsèquement valable, une conception téléologique de la valeur se conjugue avec une approche instrumentale de la biodiversité. Autrement dit, on pense la valeur de la biodi-versité comme on pense la valeur de la valeur.

Le mode de pensée prédominant consiste à passer de l’ordre de l’inestimable à celui de l’évaluable. La valeur et la biodiversité ne sont plus seulement consi-dérées comme des fins, mais aussi comme des moyens, sauf à observer que ce passage qui s’effectue dans l’ordre des concepts n’est pas forcément synchrone avec l’évolution du droit. En droit international, la biodiversité a d’abord eu une valeur instrumentale, utilitaire, ce qui a eu pour bénéfice d’amener les États à reconnaître leurs responsabilités en la matière (S. Maljean-Dubois).

On peut résumer le mode de pensée dominant par deux mots-clés : le contributif et le relevant. La biodiversité est envisagée par et pour son caractère contributif : est-elle ou non une valeur ajoutée significative pour les sociétés humaines ? Les valeurs sont retenues en fonction de leur caractère relevant : quelles valeurs constituent des indicateurs fiables de la contribution de la biodi-versité à l’humain ?

Dans ce contexte, les indicateurs de valeurs obéissent à une logique indiciaire (A. Papaux). Ils donnent des indices sur les services que l’on peut raisonnable-ment attendre de biodiversité. Certains indices permettent des mesures selon des modèles économétriques mais pratiquement tous reposent sur des proposi-tions de scenarii hypothétiques, à partir de préférences qui demeurent subjectives (J.M. Salles, J. Dupras, A. Papaux). De là l’extrême hétérogénéité des outils que

l’on qualifiera d’indicateurs. Ce pourront être aussi bien des instruments de quantification, des instruments de régulation juridique ou même des concepts (M. Mekki, J. Dubois, C.H. Born, S. Gambardella).

En dépit des apparences, cette pensée contributive-relevante dépasse pourtant l’antithèse entre les valeurs intrinsèques (sanctuarisation de la nature pour elle-même) et les valeurs non intrinsèques (vision plus utilitariste des services écolo-giques). Elle les englobe toutes dans une typologie de valeurs et d’indicateurs de valeurs qui se combinent sans s’exclure (V. Devictor, J.M. Salles, I. Doussan).

Ainsi, les services que rend la biodiversité ne sont-ils pas mesurés exclusive-ment à l’aune de sa capacité à approvisionner les marchés en ressources naturelles mais en faisant la part de ses bienfaits sanitaires, de son apport à la régulation des climats, à la préservation du patrimoine naturel et culturel, sans négliger la valeur proprement axiologique de la biodiversité, sa valeur pour la science morale des valeurs. Il serait malencontreux de dissocier la mise au point des bonnes pratiques de la biodiversité, de la réflexion sur l’éthique ou les éthiques – déontologiques, conséquentialistes, pragmatistes… – de la biodiversité (A. Papaux).

III. Une méthode hétérogène

Cela conduit à une méthode, celle du faisceau d’indicateurs de valeur de la biodiversité. Elle apparaît légitime à bien des égards. La méthode du faisceau maximise les chances de bonne organisation en indiquant un équilibre entre la gestion anthropo-centrée de la biodiversité, jusqu’ici dominante, et une concep-tion davantage éco-centrée, que beaucoup appellent de leurs vœux. La méthode du faisceau aide à penser la biodiversité comme ensemble de relations des êtres humains entre eux et avec leur environnement (G. Bœuf ). L’inter-opérabilité de la méthode du faisceau permet de conjuguer l’approche positive – pour effectuer les choix – avec l’approche normative – pour juger les choix – (J.M. Salles).

En revanche, la méthode du faisceau pèche par excès d’hétérogénéité si l’on cherche une vérité sur la valeur, censément connaissable, de la biodiversité. La méthode du faisceau mélange l’axiologie, qui a pour raison d’être la recherche de cette vérité, à d’autres disciplines dont ce n’est pas l’objet essentiel. Elle combine une discipline de l’incommensurable avec des disciplines du commensurable. L’axiologie porte sur ce qui est incommensurable par nature ; l’écologie, la biolo-gie portent sur une réalité qui, si l’on ose dire, est incommensurable par défaut, parce qu’il est excessivement difficile d’en prendre la mesure exacte ; l’écono-mie, le droit, prétendent mesurer certaines choses comparativement à certaines autres : encore se demande-t-on si ce sont bien les mêmes choses (A. Papaux, G. Bœuf, J.M. Salles).

Les imperfections de la méthode du faisceau ne doivent pas être ignorées, car elles ont une incidence sur la recevabilité des indicateurs. Même si les valeurs

axiologiques sont inestimables, il serait très gravement dommageable de les exclure en les tenant pour équipollentes à zéro. Au contraire, elles tendent vers l’infini : elles sont prééminentes, justement parce qu’elles n’ont pas de prix.

Une autre raison de ne pas se cantonner aux seules valeurs quantifiables, c’est que nul ne peut prétendre maîtriser vraiment la biodiversité. Elle impose des logiques conjecturales (A. Papaux). À l’appui de celles-ci, les valeurs intrin-sèques et non-instrumentales ont une forte charge symbolique et un fort pouvoir légitimant. Les valeurs présentées comme non-utilitaires rendent donc de grands services, bien qu’il ne s’agisse pas de services économiques. Elles sont appréciables dans un autre ordre d’utilité : ce serait une erreur que de les écarter au prétexte d’inutilité ou, pour ainsi dire, d’« a-utilité ».

Il reste qu’en jouant le jeu de la dialectique entre les valeurs instrumentales et non-instrumentales, la méthode du faisceau d’indicateurs s’arrête avant la certitude : elle ne peut prétendre qu’à une approximation, plus ou moins précise, de la valeur de la biodiversité. Certes, à des fins d’action, il paraît relativement peu important qu’on ne puisse pas répondre avec une totale certitude à des questions comme : « la biodiversité est-elle irremplaçable ? », ou : « le coût de l’effondrement de la biodiversité est-il infiniment plus élevé que celui de sa préservation ? » Il faut agir dès lors que la probabilité du « oui » est la plus forte. La méthode atteint sa limite lorsqu’un nombre significatif d’indicateurs ne permettent de répondre que : « ni oui, ni non » ou « peut-être » (V. Devictor, J.M. Salles).

IV. Une éthique de l’incertitude

L’éthique de la biodiversité ne peut être qu’une éthique de l’incertitude, un art – bien plus qu’une science – de prescrire des règles de conduite et d’aider à la décision en situation d’incertitude (A. Papaux). Éthique à la fois modeste et courageuse, elle accepte au moins trois risques majeurs.

Le premier risque est celui du syndrome de Babel. Chaque locuteur parle de la biodiversité avec ses propres chiffres et ses propres mots : combien d’indicateurs retient-il ? Sous quelles dénominations ? La confusion du discours est accrue par le phénomène de concaténation : la plupart des locuteurs établissent une chaîne entre les valeurs, les fonctions et les services de la biodiversité. Les fonctions écologiques sont les aptitudes des espèces et des écosystèmes à rendre des services auxquels on attache une certaine valeur (S. Lavallée, I. Doussan) mais le discours confond facilement fonctions et services. Par exemple : tel écosystème améliore la qualité de l’eau, il remplit donc efficacement une fonction d’épuration de l’eau et rend effectivement un service d’accès à une eau propre. Encore le risque de mauvais entendement n’est-il pas le plus grave : si l’ensemble des locuteurs a conscience des raccourcis du discours, l’imprécision du lexique reste négligeable tant que le champ lexical demeure commun.

Le deuxième risque est celui de l’ambivalence des pensées complexes. D’un côté, elles ont une forte et heureuse inclination à privilégier les approches globales, ouvertes, non exclusives, holistiques ou, à tout le moins, synthétiques. D’un autre côté elles ont l’insistante et malencontreuse tentation du relativisme « tous azimuts », de la non-hiérarchisation, de la fongibilité des valeurs, bref elles deviennent facilement syncrétiques ou, vaille que vaille, éclectiques. Ce refus de l’ordonnancement confine au déni. Il est pernicieux de mettre sur le même pied les valeurs et les services car il est dangereux de présenter uniquement la biodiver-sité comme source aussi bien de services que de « dysservices » qu’on se bornerait à évaluer sous forme du bilan coûts-avantages (J. Hay, S. Lavallée, I. Doussan). Ce bilan est beaucoup trop facile à falsifier : on peut éluder la différence entre les coûts qu’il est possible de chiffrer et les avantages inestimables ; on peut insister exagérément sur les avantages marginaux de la biodiversité en omettant le coût incommensurable de l’excessive homogénéisation du vivant.

Le troisième risque est celui de l’hypertrophie du perlocutoire. Dans la théorie des actes de langage selon Austin, le locutoire est ce que l’on dit, l’illocutoire est la fonction qu’on donne à ce que l’on dit, le perlocutoire est l’effet de ce que l’on dit sur l’interlocuteur. Le locuteur, selon ce qu’il perçoit ou suppose des attentes de l’interlocuteur, risque, par opportunisme, de présenter telle valeur comme plus relevante que telle autre. Le locuteur opportuniste explique à l’interlocuteur utilitariste que la valeur axiologique de la biodiversité est surtout confortative (« ethic pays ») mais il n’insiste pas sur la valeur économique s’il s’adresse à l’interlocuteur essentialiste. S’il se veut consensuel, le locuteur opportuniste met l’accent sur les valeurs qui rallient la majorité des suffrages, sans doute les valeurs écosystémiques et patrimoniales. Les stratégies rhétoriques sont nécessaires à des fins de communication, en particulier pour convaincre les décideurs politiques mais aussi l’opinion publique. À des fins stratégiques, le locuteur opportuniste se présentera donc de préférence comme pragmatique. Il pourra ainsi décrire comme opérationnelle la gestion de la biodiversité qui satisferait à un double test : celui, économique, de l’optimum de Pareto, la biodiversité participe au plus grand bien-être du plus grand nombre ; celui, axiologique, du ralliement éthique, la biodiversité participe des valeurs morales les plus largement admises.

V. Deux points de vue conciliables

Il convient de déjouer les ruses rhétoriques pour faire jouer le questionnement éthique (V. Devictor). Il est pourtant nécessaire d’user des ruses de l’intelligence pour agir avec habileté sur des réalités mouvantes (A. Papaux). Ces deux points de vue apparemment contradictoires se rejoignent si l’on répudie une certaine arro-gance rationaliste (G. Bœuf ). Bien penser et bien dire les valeurs de la biodiversité suppose en définitive d’avoir humblement conscience de la part d’illusion que comporte l’idée, encore répandue, de toute-puissance du sujet et de mainmise de l’homme sur la nature (A. Zabalza, I. Doussan).

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